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ŒUVRES COMPLÈTES

DE

RONSARD

TOME PREMIER

LES AMOURS

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^ COLLECTION " SHliECTA » DES CLASSIQUES GARNIER

ŒUVRES COMPLETES

DE

RONSARD

TOME PREMIER

LES AMOURS

Edition limitée à mille cinq cents exemplaires

numérotés et tirés

sur papier pur fil des Papeteries Lafuma.

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COLLECTION " S E LECTA " DES CLASSIQUES GARNIER

ŒUVRES COMPLÈTES

RONSARD

TEXTE DE 1578

PUBLIÉ AVEC COMPLÉMENTS, TABLES ET GLOSSAIRE

Par Hugues VAGANAY

AVEC UNE INTRODUCTION

Par Pierre de NOLHAC De l'Académie Française

TOME PREMIER

LES AMOURS

PARIS

LIBRAIRIE G A il X I E R FRÈRES

6, RUE DES SAINTS-PÈRES, 6 1923

74

PIERRE DE RONSARD

1524-1585

L'œuvre de Ronsard effraie le lecteur moderne par son étendue. On craint avec raison de trouver bien des parties caduques dans des livres qui ont beaucoup de leur intérêt aux circonstances contemporaines et aux formes de culture propres à leur temps. Mais le lettré peut les ouvrir avec confiance ; la moitié au moins de la poésie de Ronsard lui est accessible sans préparation et demeure pour lui fraîche et vivante. Le trésor reste assez riche pour payer l'ennui d'un léger effort, tel que l'hésitation devant certains mots sortis de l'usage.

La poésie de l'autre grand lyrique, Victor Hugo, toute proche de nous par la langue, commence déjà à s'éloigner par le sentiment et les idées, et le déchet inévitable pour ces œuvres immenses n'y sera pas moindre que chez le vieux Ronsard. A quatre siècles de distance, celui-ci nous émeut

Ronsard. Les Amours, t. I. a

II PIERRE DE RONSARD

en bien des pages, et chacun peut constater qu'il impose encore à nos poètes la plupart des formes d'expression qui lui ont servi.

Admettons donc, dès l'abord, qu'une part de ses hautes ambitions s'est justifiée. Entrons sans trop d'appréhensions dans le vaste édifice que l'écrivain a cru aménager tout entier pour l'im- mortalité. Quelques salles s'éclairaient beaucoup mieux autrefois et plusieurs sont devenues assez obscures ; mais toutes peuvent être visitées, maint détail y charme les yeux et la majesté de l'ensemble impose le respect. De robustes mains ont construit la demeure de notre lyrisme naissant ; elle a été utilisée depuis par la poésie tout entière.

La critique contemporaine met ce rôle de créa- teur dans une lumière toujours plus vive. Assu- rément, la rénovation de notre poésie par Ronsard et sa Pléiade a eu quelques précurseurs, qu'on cherche autour de la reine de Navarre et dans l'école qui fleurit à Lyon aux dernières années du règne de François Ier. Cependant la révolution ronsardienne est si brusque et si singulière que l'action personnelle de ceux qui l'ont faite y apparaît toute-puissante. Feuilletons les œuvres les plus fines de Maurice Scève et d'Antoine Heroët, après celles de Marot et de Marguerite de Valois, et ouvrons ensuite, à n'importe quelle page, les Odes, les Amours de Ronsard ou les

PIERRE DE RONSARD III

Regrets de Du Bellay. L'accent a complètement changé, l'image est plus forte, le chant plus sou- tenu ; la langue du poète s'est prodigieusement enrichie, en même temps que son horizon s'est agrandi de toutes les perspectives de l'Antiquité4 découverte. En quelques années, à des dates que l'on peut fixer, la poésie est entrée dans un monde nouveau.

Il y a au moins autant de distance entre l'École lyonnaise et la Pléiade qu'il en est entre la poésie de Fontanes et de Lemercier, déjà chargée d'ins- pirations neuves, et celle de Lamartine, d'Hugo, de Vigny. Ainsi que les romantiques, Ronsard et ses amis ont bénéficié des dispositions d'un public qu'on avait commencé à dégoûter des vieilles formes. Mais les poètes humanistes, c'est- à-dire ceux qui écrivaient en latin, nombreux alors et trop oubliés, y avaient contribué bien plus que les poètes de langue française. L'idéal des nouveaux venus s'est surtout formé à les fréquenter et à puiser comme eux aux sources antiques.

La « Brigade » de Ronsard (réduite plus tard, par un choix incertain, à une « Pléiade » de sept poètes) n'a pas triomphé sans résistance, mais elle n'a pas lutté longtemps. Sa rupture avec le passé a été à peu près totale, et les survivances qui se glissent dans ses premiers ouvrages s'en sont assez vite éliminées. Le mouvement de notre lyrisme après 1820 n'offre pas plus de prompt i-

IV PIERRE DE RONSARD

tude qu'après 1550. Par deux fois la littérature française, d'ordinaire si logique et si progressive en ses changements, a fourni l'exemple d'un rajeu- nissement éclatant et spontané.

Égal d'Hugo pour le don lyrique, Ronsard est à plus haut rang comme chef d'école. Tous ses contemporains se sont inclinés devant lui, à la suite de son grand disciple, Joachim du Bellay. Il a été pour eux le maître, l'inventeur, l'unique « capitaine de bataille » dans la « guerre contre l'ignorance » C'est par lui qu'une géné- ration a su rompre avec une tradition mal héritée du moyen âge, qui se traînait dans l'épui- sement et se relevait en efforts inutiles par de médiocres imitations de l'Italie. Prenant direc- tement à l'Antiquité, et surtout à la grecque, la nourriture de son esprit, il a implanté chez nous une autre tradition, celle de la Grèce et de Rome, qui a revivifié notre poésie. Il a donné à celle-ci sa langue et son style. L'indigence dont elle souffrait avant lui la condamnait aux petits chefs- d'œuvre d'esprit et de badinage, et Marot lui- même ne lui offrait rien de plus. Ronsard l'a rendue capable d'ennoblir les sujets les plus humbles et d'aborder les plus élevés. Il a introduit en France ou renouvelé tous les genres, excellé dans plusieurs, ouvert les routes les plus difficiles et pressenti presque toujours ce qu'il n'a pas réalisé.

Le XVIIe siècle, de Ronsard pour la poésie,

PIERRE DE RONSARD

lui a marqué, vers la fin, de l'ingratitude. L'art classique a méconnu l'excellent constructeur de la langue et l'introducteur des Anciens. De la condamnation de Boileau, il a fallu Sainte-Beuve pour le relever. Encore la réhabilitation de 1828 fut-elle fort insuffisante et entourée des réserves d'un goût timide. Si l'on peut discuter en par- tie l'œuvre de Ronsard, les poètes d'aujour- d'hui ne se trompent pas à l'acclamer. L'artiste ardent, savant et lucide, pleinement conscient de son action de rénovateur et soumis aux durs labeurs qu'elle exigea, n'a plus à être vengé de dédains injustes. La façon dont il a conçu la poésie reste encore, à peu de détails près, la nôtre. Quant à la technique de son art, les lettrés qui ont pratiqué le vers français, ceux même qui y sont simplement sensibles, savent de quelle trempe solide et souple est l'outil qu'il a forgé. Son vers a déjà toutes nos musiques, et c'est lui qui a orchestré nos rythmes pour un concert qui n'est pas près de finir.

II

Parmi tant de livres précieux de notre poésie du xvie siècle présentés dans tous les formats et tous les caractères, que les bibliophiles se dis- putent aujourd'hui, celui qu'il faut choisir entre tous comme la relique la plus émouvante, c'est le très menu volume de 182 feuillets, dont le titre, chargé de vers grecs de Jean Dorât, porte : Les quatre premiers livres des Odes de Pierre de Ronsard, Vendômois, ensemble son Bocage, publiés à Paris par Guillaume Cavellart, imprimeur juré de l'Université, « à la Poule grasse », avec la date de 1550. L'avis du poète Au Lecteur, en vive prose batailleuse, ouvre un recueil tout est neuf, chaque page a scandaliser les vieux écri- vains et ravir d'aise une jeunesse impatiente de chants inconnus. Aucun livre de vers n'est plus vénérable pour un Français, pas même cette Défense et illustration de la langue française, parue quelque s mois auparavant et qui ne semble écrite que pour le préparer.

Dans le manifeste de l'école, Joachim du Bellay ne se bornait pas à glorifier La langue nationale

PIERRE DE RONSARD VII

et à montrer qu'elle était capable, aussi bien que l'italienne, d'aborder tous les genres qu'avaient traités les Anciens. Il préparait les esprits à l'im- minent avènement d'une poésie, qui naissait dans l'Université de Paris, au secret d'un sanctuaire d'enthousiasme consacré aux Muses et desservi par une joyeuse « brigade » de rimeurs. C'était le petit collège de Coqueret, dirigé par le Limousin Jean Dorât, qui expliquait à des écoliers déjà mûrs et bons latinistes les merveilleux poètes grecs, Homère, Eschyle, Pindare. Du Bellay était venu de son Anjou prendre part à cet enchante- ment et au grand effort qui allait suivre. Il annon- çait Ronsard en traçant en vingt passages de son livre le portrait du grand poète attendu de tous, qui devait envoyer à l'oubli de bruyantes renom- mées de cour et de vaines couronnes des Jeux floraux, enrichir d'un seul coup la France des trésors « pillés » à l'Antiquité grecque et latine, « amplifier » magnifiquement la langue maternelle et lui faire produire pour la première fois « œuvre digne de l'immortalité ». Lentement formé dans le silence d'une retraite studieuse par la découverte progressive des Anciens, conseillé par les meilleurs maîtres humanistes, soutenu par l'admiration fidèle d'un cénacle, l'auteur des Odes se jeta à vingt-cinq ans à la conquête de la gloire.

Tous ceux qui ont pris part aux premiers combats sous un tel chef lui ont gardé une recon-

VIII PIERRE DE RONSARD

naissance enivrée. Quarante ans plus tard, la plume du vieux Pasquier. frémit encore en les contant, et D'Aubigné, qui professa toujours le culte du maître, se console mal de n'avoir pas été de la première « bande ». Baïf en fut, avec Jean de La Péruse, Olivier de Magny et tous les gais compagnons qui couronnèrent de fleurs le bouc de Jodelle. Mais une opposition se montra féroce. Bien des « gens de lettres » (le mot est du temps), qui sentaient la nécessité d'une réforme, et dont un Art poétique récemment publié par l'avocat Sébilet résumait les aspirations modérées, trou- vèrent qu'un Ronsard allait trop loin, quand il rejetait avec des formules de mépris tout ce qui fut rimé avant lui : « L'imitation des nôtres m'est tant odieuse, affirmait-il, (d'autant que la langue est encore dans son enfance) , que pour cette raison je me suis éloigné d'eux, prenant style à part, sens à part, œuvre à part, ne désirant avoir rien de commun avec une si monstrueuse erreur ». On disait ce jeune audacieux « vanteur et glouton de louange », et Du Bellay, de son côté, trouvait dans maint libelle d'ironiques réfutations du sien. Mais là-même ils se trompaient, ils avaient eu raison de frapper fort ; la jeunesse, qu'ils vou- laient à eux, ne se rallie qu'aux thèses tranchées et aux convictions agressives.

Tandis que celle-ci venait aux novateurs dès leur appel, la Cour, déjà régulatrice des mœurs

PIERRE DE RONSARD IX

polies et du goût public, penchait à se prononcer contre eux. Les poètes en faveur et leur chef Mellin de Saint-Gelais, s'étant sentis visés, se défendirent. L'outrecuidance de ces manifestes, l'étrangeté des formes « pindariques » et des mots forgés sur le grec, l'obscurité dont un pédantisme juvénile enveloppait les allusions mythologiques, tout prêtait à ridiculiser les nouveaux venus. Chez le Roi, comme chez sa sœur Marguerite de France, les lettrés trouvaient accueil, le Ven- dômois fut traité assez durement. Il riposta sans ménager personne, et les blessures qu'il sut faire se fussent envenimées, si des admirateurs, qui allaient être ses meilleurs amis, Jean de Morel et Michel de L'Hospital, n'avaient pris hardiment sa défense. Ils obtinrent sa réconciliation avec Saint-Gelais et l'appui de la princesse, qui devint sa plus chère protectrice. Bientôt la Cour partagea l'enthousiasme des lettrés et, lorsque parurent les recueils des Amours, des Hymnes, des Poèmes, elle adopta le jeune maître, qu'elle avait vu jadis parmi les pages de ses princes et qui avait voulu, pendant des années, disparaître de sa scène bril- lante pour apprendre chez les savants le métier de poésie.

Ces commencements de la Pléiade mériteront toujours de retenir l'attention, car ils orientent toute une période de l'histoire des esprits. A partir du moment l'école s'organise autour de son

PIERRE DE RONSARD

chef, reconnu 1' « enrichisseur de la langue fran- çaise » et le savant « architecte des rythmes nou- veaux », elle tente, avec des fortunes diverses, des voies inexplorées. Nos poètes se croient investis d'une sorte de sacerdoce d'art, dont il ne fut jamais question auparavant, et dont l'orgueil, qui exalte souvent hors de mesure leurs prétentions, les encourage aussi au labeur consciencieux et désin- téressé. Ronsard le répète sans cesse en vers et même en prose, par exemple lorsqu'il adresse à un débutant son Abrégé de l'Art poétique fran- çais : « Sur toutes choses tu auras les Muses en révérence, voire en singulière vénération, et ne les feras jamais servir à des choses déshonnêtes, à risées, ni libelles injurieux ; mais les tiendras chères et sacrées comme les filles de Jupiter, c'est-à-dire de Dieu, qui de sa sainte grâce a premièrement par elles fait connaître aux peuples ignorants les excellences de sa majesté. » Don du ciel et d'essence divine, la poésie impose à ceux qui s'y livrent, en échange de terrestres avantages et d'honneurs qu'ils sont en droit de réclamer, des devoirs particuliers et le dévouement de toute leur vie.

La carrière de Ronsard, malgré ses obligations intermittentes de courtisan, fut vouée plus géné- reusement que nulle autre au service des Muses. Elle se trouve jalonnée par des livres, qui tous ont apporté quelque enrichissement à la poésie

PIERRE DE RONSARD XI

de notre pays. Si chacune de ces publications est attendue avec curiosité, célébrée avec enthou- siasme, c'est que ce génie se renouvelle en pleine conscience de soi-même, s'inquiète de son propre perfectionnement et n'épuise pas sa fécondité.

III

Dès son début, Ronsard s'est placé très haut. Ce n'est pas par un recueil de vers d'amour, comme la plupart des poètes du temps, qu'il a voulu s'imposer. En dépit d'une inexpérience, qui n'est point si visible, et d'erreurs, qui ne sont point si nombreuses, les Odes de 1550 introduisent chez nous, et du premier coup, le grand lyrisme. L'Antiquité en offrait le modèle sous deux formes, auxquelles, pour simplifier, nous attachons le nom de Pindare et celui d'Horace. Le chantre de Lydie et de Phidylé apparaît comme le pre- mier maître de Ronsard et celui dont l'influence fut le plus durable. Des affinités profondes les rapprochaient ; ils avaient en commun leur façon d'envisager le plaisir, leur enchantement de la nature et les formes mêmes de leur mélancolie. Notre poète montrait pourtant déjà un sentiment rustique plus frais et plus coloré, pris à son cher pays de Vendômois. Mais ses odes « horatiennes », quelque parfaite qu'en fût la forme, n'appor- taient point d'essentielles nouveautés. Tout autres furent les « pindariques », qui s'étalent au seuil

PIERRE DE RONSARD XIII

du recueil et dans les éditions complétées garde- ront la place d'honneur.

Dorât, qui en a suggéré l'idée à son brillant éco- lier et lui en offre l'exemple en ses odes latines, sait quelle libération de telles compositions appor- teront à la poésie, capable désormais de mener son vol en plein ciel. Il y a excès, sans doute, à dé- calquer le strict groupement de la strophe, de l'antistrophe et de l'épode, et le désordre artifi- ciel des poèmes le Thébain honorait les vain- queurs des jeux de la Grèce, leur famille et leur cité. Mais quelle grandeur dans la conception du rôle du poète, éducateur des hommes, qui sait dire la vérité aux puissants, flétrir les méchants, distribuer aux héros les palmes de l'immortalité, et transmettre en sentences majestueuses la sagesse antique ! En célébrant la victoire du duc d'Enghien à Cérisoles ou le succès de Jarnac dans son duel avec La Chasteigneraye, en louangeant pour l'honneur de la patrie le roi Henri, la reine Catherine, Madame Marguerite, le cardinal de Lorraine et le futur chancelier de L'Hospital, comme aussi ses compagnons de poésie, Ronsard abusait d'une mythologie familière aux auditeurs de Pindare, insipide pour des Français de son temps. Il est obscur avec délice, pédant avec obstination, et le savant mécanisme de ses rythmes n'a d'autre mérite que celui de la difficulté vaincue. Cependant l'ouvrage est vraiment neuf et d'une

XIV PIERRE DE RONSARD

brillante hardiesse. Il fortifie la langue et le style sans leur faire violence trop rude ; l'élan qui vise toujours les sommets, la constante recherche de la pensée la plus noble élargissent prodigieusement le domaine de la poésie.

L'idée antique de la gloire y apparaît déjà dans toute sa force. Ramenée dans le monde moderne par le grand Pétrarque et la prédication de toute sa vie, cette idée a exercé une influence puissante sur l'Italie du quattrocento ; elle a contribué à la transformation des mœurs de la Renaissance et à un changement dans la condi- tion de l'écrivain. Nos humanistes, qui en furent nourris, l'ont transmise à Ronsard avec les textes anciens, qui font de la recherche de la renommée le principal mobile des actions humaines. C'est la souveraine récompense, et le plus haut des monarques lui-même a besoin d'une célébration écrite pour en être assuré. Dispensateur de la gloire, le poète peut donc se croire au-dessus de ceux qui la reçoivent de lui :

Si la plume d'un poète Ne favorisait leur nom, Leur vertu serait muette Et sans langue leur renom... La Muse l'enfer défie, Seule nous élève aux deux, Seule nous béatifie Linnombrés au rang des Dieux.

PIERRE DE RONSARD XV

Aux inspirations horatiennes et pindariques s'ajoutèrent bientôt celles qu'offrit à nos poètes la découverte d'Anacréon. Le recueil erotique d'un anonyme alexandrin, imprimé par Henri Estienne en 1555 sous le nom du poète de Téos, vint enrichir leur art de ces thèmes mièvres et gracieusement colorés que les siècles suivants lui empruntèrent. Qui ne connaît chez Ronsard l'Amour piqué, l'Amour logé, l'Amour mouillé, et tant d'ode- lettes fines, qui lui firent assez tôt délaisser le pindarisme ? Mais toutes ses odes, quelles qu'en soient la forme et l'importance, ont un caractère commun et que partagent même certains sonnets. Ces poèmes ont été conçus par l'auteur pour être chantés, le plus souvent avec un accompagnement d'instruments à cordes, et l'on a les airs de ses musiciens, Certon, Janequin, Goudimel, plus tard Roland de Lassus. On ne doit pas oublier l'usage auquel il les destinait : « La poésie sans les instru- ments, disait-il, ou sans la grâce d'une seule ou plusieurs voix, n'est nullement agréable, non plus que les instruments sans être animés de la mélodie d'une plaisante voix. » Quand les poètes du temps parlent de leur luth et de la lyre qui résonne sous leurs doigts, ce sont des réalités qu'ils invoquent et non la banale image dont leurs successeurs abu- seront. Déjà, pour Malherbe, ces mots n'offriront plus qu'une métaphore. Les odes de la Pléiade, au contraire, sont inséparables de la musique,

XVI PIERRE DE RONSARD

comme le furent celles des Anciens et comme l'étaient déjà, d'ailleurs, les psaumes de Marot et les « chansons » de son école. Ronsard ne con- çoit pas les vers lyriques autrement que chantés à une ou plusieurs voix, et c'est en vue de la colla- boration des musiciens qu'il s'attache à certaines particularités métriques, telles que l'alternance des rimes masculines et féminines, qui s'impose alors à l'usage, et leur répétition rigoureuse à la même place de la strophe. Ainsi se fixent, pour l'époque la musique ne les soutiendra plus, tant de rythmes dont la plupart viendront jusqu'à nous.

Ce « sentier inconnu », que Ronsard traçait hardiment sur le Parnasse français, il ne pouvait se vanter de l'ouvrir par la publication de ses Amours. Le sonnet commençait à envahir la France, après avoir pullulé en Italie, et, si l'im- portance du livre le montrait digne du jeune « prince des poètes », avant lui déjà Du Bellay avait réuni le recueil de l'Olive, et Pontus de Tyard celui des Erreurs amoureuses. Les cent quatre-vingt-trois sonnets des Amours, la plupart imités de Pétrarque et de Bembo, quelques-uns de l'Arioste et de « pétrarquistes » moindres, laissent cependant déborder la personnalité de l'écrivain. D'après la théorie de la Pléiade, l'ori- ginalité réside dans la forme française, nullement dans le sujet ou les développements, qu'on em-

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prunte à l'Antiquité ou à l'Italie, comme à un fonds commun tout le monde a déjà puisé et chacun sans scrupule puisera encore. C'est le style, le mouvement, l'adaptation nouvelle qui comptent, et toute idée de plagiat est écartée. Ronsard et les siens se font gloire d'un bel emprunt à d'autres langues, comme d'une conquête, et le Commentaire de Marc- Antoine de Muret sur les Amours de son ami, notant avec complaisance en chaque passage l'application de la doctrine, en fait un titre de plus à la reconnaissance des Français. Ce commentaire, tout à fait analogue à ceux dont les humanistes enrichissaient alors les éditions des illustres Anciens, était utile à beaucoup de lec- teurs, qui voulaient bien admirer l'auteur à la mode, mais que déroutaient à chaque instant l'abus de ses fables grecques et de ses vocables inusités. Muret rendait un véritable service à Ronsard, en l'éclaircissant comme un auteur diffi- cile ; mais le livre avait assez de parties vivantes pour obtenir un succès durable, et c'était précisé- ment ce que le poète y mettait de personnel dans l'expression de l'amour.

Parmi les poètes de l'amour, Ronsard tient rang d'inventeur. Il use de modèles littéraires, de pa- rures mythologiques, des thèmes platoniciens de Pétrarque et de Bembo ; mais c'est la vérité d'une passion jeune, ardente, sincère, qui se livre en ses premiers recueils, comme se révélera dans les

Ronsard. Les Amours, t. T. b

XVIII PIERRE DE RONSARD

Sonnets pour Hélène la mélancolie des dernières tendresses. A travers les lieux communs de la rhé- torique amoureuse et sous la convention des symboles, s'évoque la beauté des femmes qui ont régné sur un cœur fervent ; ils retracent des aven- tures réelles, les drames véridiques de l'espoir, de l'indifférence, de l'infidélité ou de la séparation. On voudrait reconstituer autour de quelques figures nettes l'histoire sentimentale du poète ; et voici d'abord cette Cassandre, qui remplit de sa fierté d'héroïne de l'Arioste les premiers livres des Amours. Elle a vécu sous le ciel de Touraine, elle s'est appelée Cassandre Salviati, et son père fut un Florentin devenu banquier du Roi et marié à une Française. Son doux visage de quinze ans, la grâce de son maintien et de sa danse ont en- chanté le jeune Ronsard pendant un bal au châ- teau de Blois, et son prompt mariage a enflammé sa passion naissante, au lieu de l'éteindre. La châ- telaine de Pray s'est trouvée dans les conditions requises par la tradition des poètes pour inspirer l'amour « courtois » ; mais elle ne semble pas avoir accordé de reconnaissance à qui lui donnait l'im- mortalité.

Après avoir douté à tort de l'existence réelle de Cassandre, on est porté aujourd'hui à tirer des vers qui la chantent une histoire trop précise. Plus d'un épisode n'est probablement que le décalque d'un grand modèle. Comment ne pas

PIERRE DE RONSARD XIX

penser que le séjour de Cassandre à La Posson- nière, château de famille de Ronsard, correspond au voyage de Laure à Vaucluse, et ne pas voir dans le portrait de l'aimée, que dessina l'ami Denisot, le pendant de celui dont Pétrarque remerciait le peintre Simone Martini ? Au reste, elle a rempli à elle seule toute la rêverie du jeune homme ; la douceur de la nature vendômoise, au milieu de laquelle il l'a évoquée, comme les thèmes de poésie antique qui lui fournissaient des comparaisons de beauté, ont ensemble servi à glo- rifier la jeune déesse ; il la chanta sans cesse parmi d'autres amours, et sa vie tout entière resta en- chantée de cette première rencontre. Il la rappe- lait encore, sous ses cheveux gris, en des vers délicieux :

L'absence, ni l'oubli, ni la course du jour N'ont effacé le nom, les grâces et l'amour Qu'au cœur je m'imprimai dès ma jeunesse tendre, Fait nouveau serviteur de toi, belle Cassandre...

Et si l'âge

En coulant a perdu un peu de nos jeunesses, Cassandre, c'est tout un, car je n'ai pas égard A ce qui est présent, mais au premier regard, Au trait qui me navra de ta grâce enfantine...

Il est heureux pour la poésie de Ronsard qu'il n'ait reçu de cette jeune femme que plaisant

XX PIERRE DE RONSARD

accueil et gracieux remerciements pour tant de vers à sa gloire. Grâce à cette pudique réserve, la source des premiers émois ne s'est point tarie. On reconnaît dans le flot si mélangé de ces recueils, Genèvre, Astrée et d'autres encore confondent leurs sensuelles images, l'onde chaste qui reflète celle de Cassandre. Elle reste l'idéal d'une vie qui ne se refuse pas à des réalités souvent fort vulgaires. Elle l'illumine jusqu'à la fin, et il n'est pas de vers plus purs, ni d'un accent plus péné- trant, que ceux qui furent écrits pour elle ou sous le rayon de son étoile.

0 beaux yeux, qui m'étiez si cruels et si doux...

On retrouve moins aisément ceux que Marie a inspirés. Cette amoureuse a existé, mais non telle assurément que la dépeignent des * biographes dociles, dupés par les arrangements de Ronsard dans ses éditions tardives. Il y a des confusions volontaires dans son « Canzoniere » et plus d'une pièce mise sous le nom de Marie a pu être composée pour une autre ; on sent parfois aussi une trans- formation analogue à celle qui met en scène, dans ses églogues, des princes ou des gens de son propre rang sous des noms de bergers et parmi les détails de la vie champêtre. Il a pourtant im- posé à l'imagination de la postérité, après l'avoir transfigurée dans la sienne, cette fille de Bour-

PIERRE DE RONSARD XXI

gueil, qui anime encore pour nous des horizons familiers. Ce nom de Marie n'a-t-il été à l'origine qu'un écho de celui de Maria, que célébrait Ma- nille ? une paysanne agréa-t-elle ou fit-elle lan- guir les vives entreprises du gentilhomme ? Arrangés ou vrais, ces amours de peu de saisons, auxquelles ne manque même pas l'épisode de l'inconstance féminine, sont contées en des vers d'un tour vif et naturel, se glissent de char- mantes descriptions des occupations de la bien- aimée et du pays qu'embellit sa grâce rustique. Elle avait quinze ans, et la fraîcheur d'une rose du matin, lorsqu'il la rencontra

Aux jardins de Bour gueil, près d'une eau solitaire.

Idéalisée par la mémoire du poète, la jeune Ange- vine mourut à la fleur de l'âge. C'est par ce triste destin qu'elle rejoignit, sur un point qui la distinguait de Cassandre, la glorieuse maîtresse de Pétrarque. Ronsard paraît imiter dans l'émo- tion sincère d'un souvenir les admirables sonnets In morte di M adonna Laura. Ceux qui pleurent la mort de Marie sont à peine moins parfaits que les italiens, et notre poésie en garde plusieurs parmi ses joyaux :

Comme on voit sur la branche au mois de mai la rose En sa belle jeunesse, en sa première fleur,

XXII PIERRE DE RONSARD

Rendre le ciel jaloux de sa vive couleur, Quand l'aube de ses pleurs au point du jour l'arrose ; La grâce dans sa feuille et l'amour se repose, Embaumant les jardins et les arbres d'odeur ; Mais battue ou de pluie ou d'excessive ardeur, Languissante elle meurt, feuille à feuille déclose...

Les questions de technique pure eurent à cette époque créatrice une importance qu'elles n'ont jamais retrouvée au même degré. Lorsque Ron- sard posséda la pleine maîtrise du vers alexan- drin, avec ses parfaits essais des Amours, il s'empressa de l'employer à d'autres usages. Ce vers semblait alors destiné surtout à des sujets familiers, étant regardé comme le plus voisin de la prose ; le poète voulut en utiliser toutes les ressources. Il est surprenant, à vrai dire, qu'il lui ait préféré, pour le poème épique qu'il prépa- rait et qui allait être la Franciade, l'ancien vers de dix syllabes, le « vers commun » qu'a utilisé l'ancienne épopée française. Un épisode essayé en alexandrins montre qu'il a délibérément rejeté cette forme, à laquelle Charles IX trouva, paraît-il, une majesté insuffisante pour narrer la légende de son aïeul Francus, fils d'Hector. On sait que le choix du monarque n'a pas porté bonheur à un ouvrage d'ailleurs mal conçu, et qui n'a jamais dépassé le quatrième livre, l'auteur s'étant dégoûté de l'achever. Au contraire, les beaux

PIERRE DE RONSARD XXIII

alexandrins de Ronsard, « lesquels, disait-il, j'ai mis, comme tu sais, en vogue et en honneur », lui devinrent de plus en plus habituels. Il sut en dégager les harmonies et les coupes, même les plus libres ; il les assouplit au récit, à l'épître, à l'églogue, au discours en vers, et tous ces genres apparurent successivement dans son œuvre, grâce à l'instrument vigoureux et varié qu'il se trouvait former pour des siècles.

IV

Soucieux de remplir envers la patrie les devoirs que lui imposaient les desseins de sa jeunesse et le programme de la Défense, Ronsard ne se contentait pas de rêver, en combinant l'Odyssée avec l'Enéide, l'épopée qui manquait à la France nouvelle ; il cherchait de quelles autres formes de grande poésie il pourrait la doter encore. Ces préoccupations généreuses donnèrent lieu à deux recueils de prix, les Hymnes et les Poèmes. Les Hymnes surtout sont mémorables dans l'histoire du vers alexandrin, parce que pour la première fois ce vers s'y trouve adapté aux plus hauts sujets, s'y prête à de larges développements de morale et de philosophie, aux allégories longtemps soutenues, aux narrations d'allure épique. L'hu- maniste a trouvé des modèles antiques, moins dans les hymnes homériques que dans Callimaquc et dans Théocrite. Se rappelant comment ces poètes servaient les rois Ptolémées et les « sei- gneurs » de la cour d'Alexandrie, il s'avise de louer le roi de France, le cardinal de Lorraine et d'autres personnages de son choix, en associant

PIERRE DE RONSARD XXV

leur nom aux fables merveilleuses ou aux questions élevées qu'il entreprend de traiter en leur hon- neur. Il les intéresse à l'Eternité, au Ciel, à la Justice, à la Philosophie, à la Mort ; il leur conte les légendes de l'or et celle des « Daimons », en de longues pages, d'où l'ennui n'est point absent, mais que relèvent souvent soit un récit aux bril- lantes images, soit une exposition d'idées abstraites nouvelle en notre poésie, soit quelque allégorie éloquente :

Ecoute donc ma voix, ô Déesse Victoire,

Qui guéris des soudars les plaies, et qui tiens

En ta garde les rois, les villes et leurs biens,

Qui portes une robe empreinte de trophées,

Qui as de ton beau chef les tresses étoffées

De palme et de laurier, et qui montres sans peur

Aux hommes comme il faut endurer le labeur ;

... Viens, Déesse, ici-bas Favoriser Henri, et d'un bon œil regarde La France pour jamais et la prends sous ta garde.

Les Poèmes ont rassemblé des pièces souvent plus courtes, plus vives, l'actualité tient sa place ainsi que la vie du poète, avec ses amitiés, les souvenirs de sa jeunesse et le rappel de ses travaux. Cette variété de tons s'accentue encore, quand il se prend à rajeunir l'églogue, à rimer pour la cour des Valois des « mascarades » et des

XXVI PIERRE DE RONSARD

« cartels », à mettre sa verve inventive au service de ses princes, comme cet autre humaniste, Ange Politien, le savait faire à Florence au siècle pré- cédent pour ennoblir les plaisirs des ancêtres de Catherine de Médicis. Ce rôle de poète mêlé à la Cour et favori de Charles IX ajoute peu à peu à son prestige et fait apparaître en tout son éclat, aux yeux des autres pays de l'Europe, la royauté littéraire qu'il exerce dans le nôtre.

Son existence se trouvait assurée par une suffi- sante pension royale et les bénéfices d'église, qui étaient d'usage pour les gens de lettres de ce temps. Sans être prêtre, Ronsard en reçut sa part. Ses poèmes gardent le témoignage de requêtes insistantes et aussi de remerciements. Il jugeait que la fonction que remplit le poète mérite des avantages matériels et les réclamait pour ses amis tout autant que pour lui-même. C'est ici surtout qu'il est nécessaire de se placer dans le courant littéraire de la Renaissance pour comprendre sa pensée et lui éviter d'injustes reproches. En beau- coup de ses vers, par exemple, l'adulation pure- ment verbale qu'il offre aux grands fait partie de la tradition classique. Elle lui semble de nulle conséquence et ne coûte rien à sa dignité. Si des mortels entrent dans l'Olympe et sont appelés parmi les dieux, c'est par son seul vouloir de poète, et les bienfaits qu'il sollicite d'eux en échange ne valent point à ses yeux l'honneur qu'il leur

PIERRE DE RONSARD XXVII

fait par sa louange. Ses prétendues bassesses sont plutôt une preuve de l'orgueil, souvent puéril, qu'il porte dans sa profession.

De plus en plus attiré par ses agréables résidences de Vendômois et de Touraine, Ronsard ne s'en- gourdit point dans les facilités d'une vie épicu- rienne, qu'il mène beaucoup plus en ses vers que dans la réalité de ses grands labeurs. Sa noble conscience d'écrivain l'a déjà guidé vers d'autres devoirs. Il s'intéresse au bien public aussi passionnément qu'il a servi jusqu'alors la cause du beau. Il commence par écrire, à l'usage des jeunes rois François II et Charles IX, des dis- cours « pour bien régner » et l'Institution pour l'adolescence du Roi très chrétien, il traite, avec une honnête liberté et parfois de singulières hardiesses, des obligations réciproques des rois et des sujets. La reine Catherine lui sait gré de concourir ainsi à l'éducation de ses fils trop tôt appelés à la couronne. Mais il est déjà prêt à s'adresser directement à la France malheureuse et à trouver sur sa lyre, pour la plaindre, les accords émouvants qu'elle n'a encore jamais entendus.

Les Discours des misères de ce temps et la Re- montrance au peuple de France ouvrent à notre poésie d'autres voies nouvelles, sans que l'auteur, cette fois, se soit proposé d'inventer ni d'étonner. A ces grands ouvrages spontanés, leur intérêt historique n'est pas sans ajouter du prix. Ils

XXVIII PIERRE DE RONSARD

paraissent à une heure des plus cruelles, quand la discorde civile, depuis longtemps contenue par une forte puissance royale sous François Ier et Henri II, se déchaîne sous des prétextes religieux et va mettre en péril l'unité même de la France. Ronsard a le sens national trop juste pour ne pas voir la nécessité de se rallier, dans une crise aussi grave, autour de l'institution monarchique. Un instinct de tradition non moins pressant le porte à défendre en même temps le catholicisme, qui est un lien entre les Français, et à combattre le parti des princes huguenots portés, dès l'origine des troubles, à s'appuyer sur l'étranger. Quoi qu'on puisse penser de la place qu'il s'assigne dans la bataille des esprits, il sait la tenir avec honneur. Rien ne l'obligeait à en prendre une, et personne n'attendait que le poète des Amours se mît à porter des coups et s'exposât à en recevoir. N'ayant aucun profit à en retirer, il y risquait sa réputation, plus tard même sa sécurité. L'ardeur d'une foi patriotique et quelque goût naturel pour la lutte l'ont jeté dans celle-ci ; mais d'abord la souffrance des humbles l'a ému, et il n'a pu supporter sans s'indigner le spectacle des provinces ravagées par les hommes d'armes :

Voyant le laboureur tout pensif et tout morne, L'un traîner en pleurant sa vache par la corne, L'autre porter au col ses enfants et son lit,

PIERRE DE RONSARD XXIX

Je m' enfermai trois jours, ref rogné de dépit, Et prenant le papier et l'encre, de colère, De ce temps malheureux j'écrivis la misère.

Dans ces pages vigoureuses, le lettré s'efface derrière le citoyen, et la mythologie même, dont sa pensée ne se sépare guère, y paraît à peine. Le partisan, à y regarder de près, montre plus de mesure qu'on ne pourrait le croire. Sa véhémence acerbe comporte une sorte d'équité. Son blâme ni sa louange ne vont pas toujours d'un seul côté, puisque, après avoir flétri les prédicants fana- tiques, les brûleurs d'images saintes et les pilleurs de couvents, il proclame sans ménagement les abus ecclésiastiques, « le Pape trop enflé de biens », le scandale des prélats mondains et des prêtres corrompus. Il supplie les Pères du Concile de Trente d'aviser sans retard aux grands remèdes et regrette que la réforme nécessaire n'ait pas été faite à temps. L'ironie dont il cingle ceux qui l'apportent avec le fer et le feu est d'autant plus persuasive qu'elle n'épargne pas leurs adver- saires. Il écarte d'ordinaire, sauf quand il riposte à ses plus grossiers diffamateurs, les attaques trop personnelles ; il garde même son estime et sa reconnaissance à ceux des rebelles qui furent ses amis ou ses bienfaiteurs, qu'ils soient Bourbon ou Châtillon. Dans un temps les violences de la parole arment tant de brutalité et de fureur,

XXX PIERRE DE RONSARD

il n'a rien à se reprocher de cette sorte. Chrétien de bonne foi, quoique paganisé d'imagination, il ignore trop évidemment certains besoins mys- tiques et moraux des grandes âmes de son époque et, d'où qu'ils viennent, s'étonne de les rencontrer. Mais il a sincèrement horreur de voir « la secte calvine » faire de « cette pauvre terre » de France « la proie de l'Angleterre » et amener « l'étranger qui boit les eaux du Rhin ». Pour ce crime, il invoque la punition du ciel et le châtiment des lois ; il compte aussi sur le repentir généreux des coupables. Comme autrefois Pétrarque criant : Pace ! Pace ! à travers une Italie déchirée, en des vers qu'il connaît fort bien, il apprend aux Français ivres de sang qu'ils sont les fils d'une même mère digne d'amour, et dresse devant leurs yeux, au milieu du combat fratricide, cette image désolée. Une tendresse par moments se mêle à ces objurgations frémissantes :

De Bèze, je te prie, écoute ma parole... La terre qu'aujourd'hui tu remplis toute d'armes Et de nouveaux chrétiens déguisés en gens d'armes... Ce n'est pas une terre allemande ou gothique, Ni une région tartare ni scythique ; C'est celle tu naquis, qui douce te reçut, Alors qu'à Vézelay ta mère te conçut ; Celle qui t'a nourri et qui t'a fait apprendre La science et les arts dès ta jeunesse tendre, Pour lui faire service et pour en bien user...

PIERRE DE RONSARD XXXI

Écrits d'enthousiasme ou d'indignation, roulant d'un même flot le meilleur et le pire, mêlant dans leur verve rapide d'assez nombreuses platitudes à des envolées presque sublimes, les discours poli- tiques de Ronsard ont des parties d'admirables poèmes. Le don qu'il y fait aux lettres françaises égale celui qu'elles ont reçu des Odes et des Amours. Les contemporains ne s'y sont pas trompés ; ils ont admiré, applaudi, imité. Posséderions-nous, sans ce puissant modèle, les incomparables Tra- giques d'Agrippa d'Aubigné ? L'éloquence est entrée avec Ronsard chez les Muses françaises. Corneille l'y fixera pour jamais, et l'on serait injuste d'oublier à quel prédécesseur il doit le mouvement et l'ampleur de sa grande rhétorique de poète.

Jusqu'à la fin de sa vie, Ronsard perfectionne son œuvre et enrichit ses recueils. Il n'y a pas d'ouvrages de son déclin, car l'astre a vieilli sans décliner. Plusieurs de ses plus beaux poèmes, par exemple l'élégie Contre les hacherons de la forêt de Gastine ou le discours Sur l'Equité des vieux Gaulois, datent du temps où, ayant tout à fait quitté la Cour, il vivait presque constamment dans ses prieurés de Vendômois et de Touraine ; tel autre, plus tardif encore, a été retrouvé parmi ses papiers et publié dans la première édition posthume par ses exécuteurs testamentaires. En tout cas, c'est au dernier tiers de sa vie littéraire qu'appartient un de ses ensembles les plus heu- reux, et celui l'on aime voir le couronnement de sa carrière. Il clôt, du moins, glorieusement son œuvre amoureuse.

Les Sonnets pour Hélène ne sont pas un simple jeu d'écrivain. Sans doute, ils datent d'une époque Ronsard a senti la nécessité d'opposer un recueil nouveau à ces Amours d'Hippolyte, qui venaient

PIERRE DE RONSARD XXXIII

de procurer à Desportes un succès éclatant. Favori du roi Henri III, adopté par la Cour, soutenu par le goût italien qui gagnait de plus en plus et qu'il représentait avec éclat, ce rival disputait à son tour la place de son maître vieil- lissant. Celui-ci savait bien qu'en certaines luttes littéraires nul ne pouvait se mesurer à lui ; mais gardait -il encore le cœur des femmes ? Cassandre et Marie ne semblaient-elles pas démodées à la génération nouvelle ? Ronsard chercha une der- nière dame. Au Louvre même, parmi les filles d'honneur de la Reine-mère, il choisit la plus fine, la plus lettrée, la plus vertueuse, cette « Minerve de la Cour », qui se nommait Hélène de Surgères et que d'autres poètes, Desportes lui-même, chantaient à l'envi.

Dans ce concert leurs voix ne serviront plus désormais que d'accompagnement à la sienne. Les deux livres ajoutés à ses Amours en 1578 lui rendirent sans conteste, pour les connaisseurs, la place disputée. La très noble histoire de cœur qu'il y racontait, plus précise, plus circonstan. ciée que les précédentes, était celle d'un homme d'âge ayant cherché d'abord un thème d'exer- cices littéraires, puis enchanté peu à peu par les charmes d'une liaison intellectuelle digne de lui. A-t-il fini par nourrir sous son « chef grison » les pensées d'un véritable amour ? Sans doute aimait-il Hélène d'être grave, sérieuse, accueil-

Ronsard. Les Amours, t. I. c

XXXIV PIERRE DE RONSARD

lantc ; il était attendri par la mélancolie et la santé frêle de cette jeune femme, pure et délicate fleur d'une cour pervertie. Elle-même, fière de la gloire de son poète, se montrait reconnaissante de celle qu'il offrait en échange de ses sourires et de sa bonté. Grâce à Hélène, il se sentait capable encore de tresser les couronnes les plus durables et de donner de ses mains, comme Pétrarque, l'immortalité :

Longtemps après la mort je vous ferai revivre, Tant peut le docte soin d'un gentil serviteur, Qui veut en vous servant toutes vertus ensuivre ; Vous vivrez, croyez-moi, comme Laure en grandeur Au moins tant que vivront les plumes et le livre !

Des sonnets, des stances pour Hélène brillent au rang des parfaits poèmes de Ronsard. On les récitera tant que des hommes se plairont à pro- noncer des vers dans notre langue. Ils comptent parmi ceux qui ont le mieux aidé à rajeunir la renommée du poète et qui assurent son nom de ne point périr.

Même dans une civilisation intellectuelle amoin- drie, les Muses, qu'il savait immortelles, veilleront sur sa mémoire. Nous ne sommes pas, d'ailleurs, le^ seuls à l'honorer. On s'aperçoit que notre

PIERRE DE RONSARD XXXV

Ronsard est à certains égards le père de tout le lyrisme moderne. Son influence s'est prompte- ment étendue hors des frontières de notre langue. Ce que lui doivent l'Angleterre, l'Allemagne, la Pologne, d'autres pays encore, est attesté aujour- d'hui par l'histoire des lettres européennes ; il a rendu à l'Italie elle-même, avec Chiabrera, une part des secours qu'il a reçus d'elle.

Pour la France, son bienfait fut incomparable. Il a paru à l'heure notre prose grandissait et devenait adulte, s'apprêtant aux nobles tâches de l'âge classique. Sans le Vendômois et le mou- vement dont il fut l'âme, la poésie n'eût pas marché du même pas. On conçoit fort bien que la prose eût pris ses directions après Rabelais, avec Amyot et Montaigne, tandis que nos rimeurs arriérés auraient continué à construire le « chant royal » et le rondeau du vieux temps, ou se se- raient attardés à des imitations sans avenir. Il fallait une main vigoureuse pour arracher la poésie à ces jeux stériles et la mener à de nou- veaux destins. Ronsard en eut la force et la volonté, et son autorité sur les intelligences fut telle qu'ayant trouvé autour de lui les jeunes talents prêts à l'applaudir, il ne cessa jamais de les entraîner. Le renouvellement continu qu'il imposa à son génie est la plus belle leçon qui ressort de cette grande vie. Un tel écrivain a des droits certains à la reconnaissance de sa nation. Cette récompense

XXXVI PIERRE DE RONSARD

doit s'ajouter à celle qui, dès ses premiers vers, sembla suffisante à sa fierté :

L'honneur sans plus du vert laurier m'agrée... Pierre de Nolhac.

NOTE

Nous avons déjà, dans la savante édition de M. Paul Laumonier, le dernier texte de Ronsard publié du vivant du poète. Il sera précieux, à tous égards, pour le public d'en pouvoir lire un autre. Le choix fait par M. Vaganay du texte de 1578, qui est celui de la maturité de Ronsard, aurait eu l'approbation certaine des contemporains les plus lettrés. Deux témoignages considérables permettent de l'affirmer.

L'un vient d'Etienne Pasquier, dans ses Recherches de la France (édition Feugère, tome II, page 35), ce compagnon intime de la Brigade parle avec tant d'auto- rité de Ronsard et de son génie. Il s'indigne de la défi-

PIERRE DE RONSARD XXXVII

guration que ce « grand poète entre les poètes » a fait subir à son œuvre, lorsqu'il l'a remaniée pour l'in-folio de 1584 :

« Deux ou trois ans avant son décès, étant affaibli d'un long âge, affligé des gouttes et agité d'un chagrin et maladie continuelle, cette verve poétique, qui lui avait auparavant fait bonne compagnie, l'ayant presque abandonné, il fit réimprimer toutes ses poésies en un grand et gros volume, dont il réforma l'économie géné- rale, châtra son livre de plusieurs belles et gaillardes inventions, qu'il condamna à une perpétuelle prison, changea des vers tout entiers, dans quelques-uns y mit d'autres paroles qui n'étaient de telle pointe que les premières, ayant par ce moyen ôté le garbe qui s'y trouvait en plusieurs endroits, ne considérant que, com- bien qu'il fût le père et par conséquent avait toute auto- rité sur ses compositions, si est-ce qu'il devait penser qu'il n'appartient à une fâcheuse vieillesse de juger des coups d'une gaillarde jeunesse. »

Pasquier a été plus sévère encore, et par avance, sur l'édition posthume de 1587 que Jean Galland prétendait donner d'après les dernières corrections de l'auteur :

« Un autre peut-être reviendra après lui, qui censurera sa censure, et redonnera la vie à tout ce qu'il a voulu supprimer. J'entends qu'il y a quelqu'un (que je ne veux nommer) qui veut regratter sur ses œuvres, quand on les réimprimera ; s'il est ainsi, ô misérable condition de notre poète, d'être maintenant exposé sous la juridiction de celui qui s'estimait bien honoré de se frotter à sa robe quand il vivait ! »

L'autre jugement n'est pas moins intéressant, c'est celui du célèbre érudit Claude Dupuy, au cours d'une lettre inédite à G. V. Pinelli, bibliophile de Padoue, que j'ai citée dans Ronsard et l'Humanisme, p. 233. Il met en garde son correspondant sur les textes de 1584 et

1587 :

« J'aimerais beaucoup mieux les premières éditions que ces dernières, èsquelles il a tout gâté selon mon juge-

XXXVIII PIERRE DE RONSARD

nient, ayant ôté plusieurs belles pièces et changé les plus beaux et hardis traits des autres, de manière qu'on n'y reconnaît quasi plus ce grand Ronsard qui a mis notre poésie française au parangon de la grecque et romaine. »

Sans méconnaître ce qu'il y a d'excessif dans ces appréciations passionnées, M. A. -P. Garnier peut mettre avec confiance sous le patronage de Pasquier et de Dupuy l'édition publiée à la veille du quatrième cente- naire de la naissance de Ronsard.

P. N.

AVERTISSEMENT

SUR LA PRÉSENTE ÉDITION

Quand, en 1828, Sainte-Beuve réveilla la gloire de Ronsard, endormie depuis 1630, date de la dernière édition de ses œuvres, il n'eut cure de pâlir sur les diffé- rentes éditions que la Bibliothèque royale pouvait lui offrir ; il se contenta de feuilleter d'une main experte et diligente le bel in-folio de 1623, qu'il offrit ensuite à Victor Hugo. Un quart de siècle plus tard, Gand?r, dans une thèse demeurée intéressante, déclarait que les va- riantes du texte de Ronsard étaient si nombreuses que nul ne s'aviserait jamais de les relever.

Gandar écrivait en 1854 ; trois ans après, un éditeur audacieux, Prosper Blanchemain, poète lui-même, pu- bliait le premier volume des « Œuvres complètes de P. de Ronsard. . . sur les textes les plus anciens », il annonçait un relevé de variantes qui fut tout à fait insuffisant et arbitraire. Au reste, ci l'entreprise était louable, son exécution était prématurée : il eût fallu débuter par réunir les textes, noter les diverses leçons, les comparer ensemble et se demander quelle des éditions publiées du vivant de Ronsard représentait le mieux sa pensée. Faite con amore, l'édition de Blanchemain devint la vulgate, que tous suivent depuis soixante ans en raison de sa commodité et qui a souvent égaré les travailleurs. La reproduction du texte de 1584 par Marty-Laveaux,

XL AVERTISSEMENT

dans la collection de la Pléiade française, destinée aux bibliophiles, fut tirée à trop petit nombre pour faciliter l'étude de Ronsard. Celle de M. Paul Laumonier, qui suit le même texte, ne peut devenir pour tous d'un usage courant. Le moment a semblé venu de réimprimer enfin, dans une édition accessible à tous les lecteurs, le texte que nous estimons, aujourd'hui comme il y a vingt ans, présenter au mieux l'œuvre du grand Vendô- mois.

La première poésie imprimée de Ronsard fut l'Ode très gaillarde adressée à Peletier et publiée en 1547 dans les Œuvres poétiques de celui-ci ; ses derniers vers ne parurent, en 1586, qu'après sa mort. Pendant ces qua- rante années, que d'événements politiques, que de chan- gements dans les mœurs et dans la langue ! Tout au début, Ronsard, partisan des réformes de Meigret, essaya de les faire triompher : il se résigna assez tôt à subir l'orthographe de ses imprimeurs, mais il modifia sans cesse son texte suivant les événements, son vocabulaire selon ses lectures ; et ce n'est pas un médiocre embarras que d'avoir à choisir le texte qui nous représente le mieux la pensée du poète. Les solutions données avant nous ont été différentes, suivant le tempérament des éditeurs ou les exigences des collections qui accueillaient leurs travaux.

Nous soutenons, pour notre compte, que pour com- prendre Ronsard dans la complexité de son existence et de sa pensée, il faut nous reporter à l'an 1577, alors qu'âgé de cinquante-deux ans, ayant encore huit ans à vivre, il préparait cette sixième édition collective qui devait maintenir son prestige menacé par le succès foudroyant de son disciple Des Portes et ajoutait près de deux cents pièces nouvelles à celles qui l'avaient rendu sans rival jusqu'en 1573.

Une édition destinée au grand public ne saurait repro- duire les éditions originales. Qu'on se rappelle que les Odes parurent en 1550, le Livre 1 des Amours en 1552,

AVERTISSEMENT XLI

le Livre II (combinant la Continuation de 1555 et la Nouvelle Continuation de 1556) en 1560, les Hymnes en I555 et ^oô^. les Poèmes (pour une grande partie) en 1560, les Discours en 1562 et 1563, les Elégies et les Eglo- gues en 1565, la Franciade en 1572, les Fonnets pour Hélène en 1578 ; on s'imagine aisément les déplaisants contrastes qu'offrirait la présentation, dans une édition collective, de textes écrits à des époques si diverses et quelquefois remaniés plus tard pour entrer dans une de ces éditions que Ronsard semble s'être plu à multiplier.

Ronsard a voulu faciliter la tâche de la postérité en réunissant, de son vivant, ses divers recueils sous le nom d'Œuvres. L'édition de Rouen 1557, qui nous donne, sous trois foliotations différentes, mais dans une même typographie et un même format, les Amours de 1552, la Continuation et la Nouvelle Continuation de 1555 et 1556, le Bocage et les Mélanges de 1554 et 1555, n'est sans doute qu'un essai auquel le poète demeura peut- être étranger ; mais les éditions collectives de 1560, 1567, 1571, 1572-3, 1578, 1584, ont bien paru avec l'entier assentiment et l'active participation de Ronsard, si nous ne pouvons en dire de même de la première édi- tion posthume, celle de 1587.

Ayant en toutes ces éditions sous les yeux, nous avons pu les comparer et en faire un minutieux examen dont voici les résultats principaux.

Quatre des cinq volumes de 1560 reproduisent avec trop de servilité les recueils antérieurs, et trop de pièces importantes sont de composition postérieure pour que cette édition puisse servir de modèle.

Celle de 1567 fut sans doute une spéculation de l'éditeur ami des beaux formats et de la claire typo- graphie. Ronsard s'en désintéressa : une note placée à la fin des Amours et au début des Odes porte en effet « Fautes survenues à l'impression pour l'absence de l'au- teur » 1 Ainsi qu'en 1560, la numérotation des Odes était très fautive.

XLII AVERTISSEMENT

L'édition de 1571 suit trop fidèlement les éditions antérieures et ne s'en distingue pas assez pour servir de type ; elle est au reste trop incomplète. Quant à celle de 1572-3, c'est en gros celle de 1571, avec, en plus, la Franciade.

Nous avons soumis à une minutieuse critique l'édition tant vantée de 1584, dans la Revue des Bibliothèques (janvier 191 2) : les suppressions, trop souvent injusti- fiées, qui s'y rencontrent, ne nous permettent d'en admi- rer que la typographie. Elle demeure vénérable, car ce fut sur son texte que s'endormit Ronsard de son dernier sommeil, mais ce texte n'est guère qu'une copie, infidèle souvent, de celui de 1578.

La profusion des variantes que nous offre l'édition de 1587 indique que celle de 1584 fut l'objet d'une révision soigneuse ; nous ignorerons toujours dans quelle pro- portion Galland respecta la pensée dernière du poète et s'il se contenta de transcrire les corrections que Ron- sard aurait inscrites sur un exemplaire du bel in-folio de 1584. On ne s'explique guère non plus le retour de 1587 à des textes condamnés depuis vingt ans au moins par Ronsard.

En donnant la préférence à cette édition de 1578, nous pouvons présenter aux admirateurs de Ronsard un texte très homogène, en une graphie uniforme pour la plus grande partie de l'Œuvre du poète : « les Pièces retranchées » sont en effet bien moins nombreuses ici qu'en 1584 et surtout 1587, et l'apport particulier de ces deux dernières éditions ne compense que très peu ce qui leur manque des éditions précédentes. Les viru- lentes attaques des protestants n'étaient pas sans avoir ému le poète, et 1578 est moins abondante en « folas- tries » que 1571, mais moins émondée pourtant que

I584-

De toutes les éditions, celle de 1578 eut les soins les plus personnels de Ronsard. Belleau n'était plus pour revoir le Commentaire de Muret ou le sien propre, et

AVERTISSEMENT XLIII

le poète mit conscience à remanier une œuvre à laquelle il apportait l'appoint le plus considérable qu'elle dût encore recevoir : les Sonnets pour Hélène et les Amours diverses. Il supprimait en somme assez peu, mais intro- duisait une disposition que nous pouvons estimer défi- nitive, bien qu'elle ait été modifiée parfois en 1584. Ainsi les Hymnes, qui en 1571 étaient réparties en IV Livres, ne l'étaient plus qu'en II Livres en 1578, mais toutes les Hymnes de 1571 se retrouvaient en 1578, avec sans doute d'assez nombreuses variantes de texte.

Le bizarre Bocage royal de 1584 n'existait pas en 1578, et ce n'est pas un des moindres mérites de notre édition que de l'avoir fait disparaître en rétablissant l'ordre ancien des Poèmes.

L'adoption raisonnée du texte de 1578 nous a permis de diminuer singulièrement le nombre des « Pièces retranchées » ; c'est ainsi que nous avons pu conserver à leur rang vingt-deux odes au lieu de les reléguer dans les Appendices que nul ne feuillette.

On peut varier de sentiments sur les raisons qui pous- sèrent Ronsard à donner ses Œuvres « Reueues, corrigées & augmentées d'une grande partie outre les précédentes impressions, par le mesme Autheur, rédigées en sept Tomes, assauoir, Les Amours, Les Odes, Les Poèmes, Les Elégies, Les Hymnes, Les Discours, & la Franciade, >< ainsi que le porte le privilège donné à Paris, le 10 no- vembre 1577. Elles furent achevées d'imprimer le 6 fé- vrier 1578. La disposition du Second Livre des Amours, et surtout les Sonnets pour Hélène de Surgères, la même que 1' & Hippolyte » de Des Portes, nous donnent à croire que, par cette édition bien revue et mise au point, Ron- sard voulut essayer de maintenir sa renommée et recon- quérir la faveur qui s'attachait à l'œuvre de Philippe Desportes, dont les éditions se succédaient d'année en année depuis quatre ans.

Et surtout, la valeur vraie de notre édition vient de

XLIV AVERTISSEMENT

ce qu'elle fut exécutée par le potte, en pleine possession de son instrument et à un âge la maladie n'avait pas encore pris son empire définitif sur un corps débile depuis de longues années. Pour parler son langage, son ombre, aux Champs-Elysées, s'éjouira de voir renaître un texte qu'il prit grand'peine à polir et à organiser ; mieux, le chrétien qu'il fut toujours nous rappellera ces vers du dernier de ses Sonnets :

J'ay vescu, j'ay tendu mon nom asse? insigne ; Ma plume vole au Ciel pour estrc quelque signe Loin des appas mondains qui trompent les plus fins.

H. V.

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OEVVRES DE

P. DE RONSARD

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SOMMAIRE

DE

CE QUI EST CONTEN1 EN CES DEUX TOMES DES A M OURS

Première partie des Amours de Cassandre, dédiée à Cassandre, commentée par M. Antoine de Muret.

Seconde partie, des Amours de Marie, divisée en deux

livres, dédiez à Marie, dont le premier est commenté

par R. Belleau. Les Amours d'Eurymedon et de Callirée, dédiées à

Callirée. La Charité, à la Marguerite et unique perle de France,

la Royne de Navarre. Sonets et Madrigals pour Astrée, dédiez à elle mesme. Le Printemps, à la Sœur d'Astrée.

Sonets pour Hélène, en deux livres, dédiez à elle mesme. Les Amours diverses, et Sonets à personnes diverses, dédiées à N. de Neufville,

Seigneur de Villeroy. Amour logé, à M. de Pougn}'. [Sonets retranchés, de 1552 à 1578. Sonets ajoutés

de 1578 à 1585]. [Tables des noms et des premiers vers].

DE P. RONSARDO

Adrianus Tumebus

Ronsardus carmen Musis et Apolline dignum Oui pangit, qui Graiugenae Latiaeque Camœnae Ornamenta suis aspergit plurima chartis, Atque indicta prius dias in luminis or as Multa viris priscis auctor doctissimus effert : Vermiculata notis variant emblemata pictis Cui versum, gemmaeque nitent, et carmina signant, Purpureis veluti se floribus induit arbos, Pingitur in varios aut pratum vere colores, A ut picturato praetexens aéra limbo Ducit ab adverso speciem Thaumantias astro : Aonio Musas deducet vertice primus.

Primus Idumaeas feret et tibi Gallia p aimas : Sequana quaque piger sinuosis flexibus errât, Amneque dividuam conjungit pontibus urbem, Piérides vobis solido de marmore templum Hospita tecta parans angusta sede locabit : Vester et autistes vittis sacrata revinctus Tempora, Panchaeos aris adolebit honores.

Anle hune incomptis Faani Satyrique canebant Carminibus, numerusque rudi Saturnins ore Stridebat, nec erat vobis, Phoeboque poëta Ullus digna loquens, sed ineptus quale per agros Perstrepit upilio sylvestri carmen avena. Primus at hic plenos deprompsit pectore cantus, Et sensus vivis aniniavit vocibus, ipso huplevitque Deo, quem cordibus intus anhelis Enthea verorum spirant praecordia val ion.

BELLAIUS RONSAlRDO

Undique in Oceanum volvant cum flumina lymphas,

Cumque Iris nubes hauriat Oceano, Fluminibus, Ronsarde, tamen nil crescit ab Mis,

Ut neque decrescit nubibus Oceanus : Sic tua laus, totum quae latè amplectitur orbem,

Fluctibus immensi non minor Oceani, Crescere nec potis est, nec jam decrescere, laude

Omni hominum major, major et invidia. Majorent hic igitur magno te dicet Homero,

Ille tibi magnum cedere Virgilium. satis est, veteri ut titulo se marmora jactant,

Dicere, Ronsardi est hoc quoque, Lector, opus.

Ronsard. Les Amours, t. J.

AD PETRUM RONSARDUM

virum nobilem

IO. AURATI POETAE REGII

ODE

AD NUMEROS PINDARICOS.

STROPHE I.

Lyrae potentes Camoenae, Agite, quis deûm herosve, Homo quis fidibus inseri Poscit ? Satis Pisa jam, Jovisque memoratus Olympus, sacrum et Herculis patris opus. At nunc patriae principem Chelys, apud Celticos Decus grande populos, Decet vos suo

Sibi Pindari cantu personare, nume- rosque Gallicos Latiis

ANTISTRO.

Remunerari haud inultos. Itaque par pari reddens, Nova plectra resequar novis, Clavumque clavo velut, Retundam : ego reperta Meis Italis

I. LIVRE DES AMOURS LI

Patria, indigenaque Ronsarde tua : 6 flos virûm,, et Decus olivi, aut illius Virilis, quo oblinitur, Et artus terit Amyclaea pubes : Aut illius, quod hilares Ferè Camoenae aboient.

EPOD.

Nam seu quis artem, sinuosaque

Corporis volumina velit,

Quibus corpus apte

Vel in equum, vel de equo

Volans micat in audacibus

Pugnis, stupebit dicatum gravibus umbris

Musarum, agilibus quoque

Saltibus Martis expedisse membra.

STROPH. II.

Inertis oci laborem

Probet ametque sin alter,

Iterum slupeat, ut cavae

Nervis maritans lyrae

Virûm décora praesignium, claraque

Facta, sydera vehat

Supra memoranda omnibus,

Sine modo fineque,

Puellaribus et in

Choris, et dapes

Super principumque

Mensas : sacras ut epulas,

Divumque nectar eos.

LU I. LIVRE DES AMOURS

Soient sonare inter hauslus Patris Apollinis grata Modulamina : superûm Intus remugit donius Beata, geminatque Sonos : seu libct Bella dicere deûm, Stragesque Gigantum et neces Sua cum in ipsos gravi Refluxere juga cum Ruina, Jovis Manu, fulminumquc Vi fracta, ut aetheris apex Suas opes tremeret.

Sive mavult faciles sui

Patris impetus, et aquilae

Rapaces volatus

Strepere dulci lyra :

Ouod excutiat è frontibus

Rugas deorum : serenetque Jovis ora,

Siquando nimis impiae

Asperarunt in arma saeva gentes.

stropii. m.

Ad hos canenlis lepores Quasi sopore devinctus Sua tela digitis pater J'onit remissis : jacet ! Hrunque latus

I. LIVRE DES AMOURS LUI

4

Reclinans super Sceptra fulva Jovis : et Ceu sponte fluitantia Gemina dans brachia Tuis victa ftdibus, Et alas pares, Fovet frigidum igné Languente fulmen : ea vis Tuis modis fidicen

ANTIST.

Inest A polio : sed in diis Tua Chelys celebretur, Modo non alia vegnet in Terris honoratior Ea, vada Ledi quae, Et ornât solurn Vtndocinum : ubi super Somnos puero ab ardua Apice quercus volans Apum examen agite Suum melleum In os nectar infans Ingessit, hocque tenerum Tibi imbait latice

EPOD.

Ronsarde guttur. Tyrio velut

Aliti ferunt, prope suae

Caput juge Dirces :

Nota foret quae, lirae

Utrunque fore mox principe))/

Gentilis : altos sonans quae raperet Orco

LIV I. LIVRE DES AMOURS

Reges, Jovis Olympici

Sanguinem, melle tinctulos per hymnos.

STROPH. IIII.

Amanda virtus, magistri Negat et abnuit cura m : Sine fraude, sine et artibus Excurrit in campum equus : Canis nemora rimansque venaticus Prensat, haustibus hians Notis sine dolo, feras Eatibulis jam quoque Cubantes : nec opéra Docentis canunt Per agros amictae Pennis aves : neque sonum Amabilem citharae

ANTISTRO.

Eburneae temperas tu

hisi duce et magistro te

Tibi, Petre : amor at in tuos

Candorque amicos, suum

Decus sibi adimens arrogat caeteris,

Invide ns sibi malè :

Quos inter erat et locus

Mihi aliquis : nec nego

Tibi saepe Latium

Per, et Doricum

Nemus colligentem

Thymbram, thymximquc, casiamque,

l'ahulo solitum

I. LIVRE DES AMOURS LV

EPOD.

Praebere me : dulcis apiculae

More, tu labella tenera

Ad haec porrigebas

Rudia fundamina

Favi, tibi tua quae dein

Polita cura, diu saepeque operose

Nectar coaluere in hoc,

Quale non stillat Hybla, non Hymettus.

ODE.

AD ËUNDEM

ejusdem.

Quis te deorum caecus agit furor

Ronsarde, Graium fana recludere

Arcana ? lucos quis movere,

Quos situs et sua jam vetustas

Formidolosos fecerat ? ô novuni

Non expavescens primus iter lyrae

Tentare : Romanis quod olim

Turpiter incutiat pudorem,

Nil taie qucmdam tangere pectine

Ausis Latino, quale ferox sonat

Cadmi colonus septichordi

Liberius jaculans ab arcu.

Tu primus, ut jam trita relinquercs

Testudinis vestigia Gallicae,

Aggressus excluso timoré

Ogygio tua labra fonte

Mersare : voces indéque masculas

Haurire, dignas principibus viris :

Quorum tua sacrata buxo

Facla sui stupeant nepotes.

Foelix ter ô qui jam modo fortitcr

Te vate sese pro patria geret :

Non ejus ultra oblivioso

Dente teret senium labores,

Seu quis rebclli frena Britanniae

Portans, ferons fregerit impeius

I. LIVRE DES AMOURS LVII

Gentis : suos in limitesque Reppulerit nimium vagantem, Avulsa seu quis membra rejunxerit Regno resectae brachia Galliae, Atque Italas assertor urbes Reddiderit solitis habenis.

Sonets de Joachim DU BELLAY, Angevin à P. de Ronsard.

1552.

Le siècle d'or qui pour se redorer Dore tes vers du plus fin or du monde, Me faict ici par l'or de ta faconde En mon esprit, ton esprit adorer.

Le dieu du Loyr, qui par ton souspirer Enfle le cours de son eau vagabonde, En bouillonnant du plus creux de son onde Semble ses pleurs de tes pleurs attirer.

Le plus beau ciel ses beaultez faict descendre, Pour embellir le beau de ta Cassandre Comme ung miracle, et grande nouveaulté.

Heureux sonneur, heureux sonnetz encore, Heureux l'honneur, qui ton honneur décore, Heureux l'amour, heureuse la beaulté.

COELO MUSA BEAT. [I553-] 1578

Comme un torrent, qui s'enfle et renouvelle l'.u le degout des hauts sommets chenus, Froissant et ponts et rivages cognus, Se fait (hautain) une trace nouvelle :

I. LIVRE DES AMOURS LIX

Tes vers, Ronsard, qui par source immortelle Du double mont sont en France venus, Courent (hardis) par sentiers incognus De mesme audace, et de carrière telle.

Heureuses sont tes Nymphes vagabondes, Gastine saincte, et heureuses tes ondes O petit Loir, honneur du Vandomois !

Icy le Luth, qui n'aguere sur Loire Souloit respondre au mouvoir de mes doigts, Sacre le pris de sa plus grande gloire

IAN ANTOINE DE BAIE

1552.

Heureux soys tu, Ronsard divin poëte, Heureuse soit ta Muse, soit heureuse Ta docte main doctement langoureuse, Heureux le jour ton ame est subjette.

Heureux soit l'acte, Heureuse la sagette, Oui darde en toy sa pointe doulcereuse, Heureuse soit la cordelle amoureuse, Qui dans ton cuceur heureusement la jette,

Puis que premier tu prens la hardiesse D'aller suivant une nouvelle adresse, Hors du chemin frayé de l'ignorance.

Or reçoy donc la couronne de gloyre : Et cein le Myrte en signe de victoire Sur les amantz qui chantent par la France.

I.X I. LIVRE DES AMOURS

1553

Quand deus unis suivent une entreprise, Moindre est l'ennui, le courage plus grand : Et toujours mieus le proffit aparant D'un fait empris, l'un devant l'autre avise.

Mais quand un seul (sans qu'un autre autorise De son conseil l'œuvre qu'il entreprend) Prend un avis, l'œuvre et la fin qu'il prend, A chef par lui bien plus tard se voit mise.

Ceci disoit, celle nuit qu'épiant Le camp vainqueur du Troien endormi Tydide Grec s'acompagna d'Ulysse.

Ainsi, Ronsard, de Muret t'alliant, Fausse le Camp du Vulgaire ennemi, Quoy qu'une nuit ton chemin obscurcisse.

LE CONTE D'ALSINOIS Sur la couronne de Myrthe de P. de Ronsard.

1552.

Mignardement au champ Idalien De ses beaulx doigtz Venus entortillonne Ce mol chappeau, qu'oysive elle façonne, Puis de son Cestc elle en fait le lien :

De just rosat, voire A< idalien Vient arrouser ceste saincte couronne,

I. LIVRE DES AMOURS LXI

Puis de Ronsard le chef elle environne, Ne l'enviant le prince Delien.

Vêla le prix (dit elle en le baisant) Qu'as mérité comme le mieux disant Et comme seul ou premier de nostre âge.

Courage donq : à la postérité Chante l'honneur de ma divinité : Venus encor' te garde davantage.

Sonet

de M[ellin] de S[ainct] G[elays]

En faveur de P. de Ronsard.

[1553]

D'un seul malheur se peut lamenter celle, En qui tout l'heur des astres est compris, C'est, ô Ronsard, que tu ne fus espris. Premier que moi de sa vive estincelle.

Son nom connu par ta vene immortelle, Qui les vieux passe, et les nouveaus espris, Apres mille ans seroit en plus grand pris, Et la rendroit le tans toujours plus belle.

Peusse-je aumoins mettre en toi de ma fiame, Ou toi en moi de ton entendement, Tant qu'il souffist à louer telle dame.

Car estants tels, nous taillons grandement : Toi, de pouvoir un autre suject prendre, Moi, d'oser tant sans forces entreprendre.

LXII I. LIVRE DES AMOURS

ESTIENNE JODELLE 1553

Sur le patron de tous les dieus ensemble Nature avoit ton esprit façoné, Et d'un tel cors l'avoit environé Que rien en toi de mortel ne nous semble.

De chacun d'eus les puissances elle emble Qu'à toi, son seul miracle, elle a doné, Tant que le ciel restant tout etoné Contre ces dons jalousement s'assemble.

Qui contre toi va l'envie enflamant, Qui contre toi va l'Ignorance armant, Mais de ces deus ont peu valu les forces :

L'Amour en fin s'oposant à ton cueur Pour tous les dieus s'étoit rendu vainqueur, Quand l'Amour mesme en tes amours tu forces.

CL[AUDE] GARNIER G. P.

1609.

Voicy les deux Amans qui renomment la France, De même qu'ils étaient en leurs plus jeunes ans : Voicy l'objet divin d'un si riche Printans Les Dieux avoient mis leur plus chère influance.

I. LIVRE DES AMOURS LXIII

)) Mais quoy, rien n'ét durable, il faut que toute essance » Eprouve l'infortune et l'injure du Tans : Ils ont fini leur course, et leurs rays éclatans Ont vu tomber leur gloire au fons de l'oubliance.

Leur gloire, ha! qu'ay-je dit, tant que les jours seront Et tant que par la nuit les Astres flamberont Elle aura par la Muze une éternelle vie.

» Le Tans met comme il veut les Empires à bas, » Ilion n'ét plus rien, sa grandeur est finie, » Mais le sçavoir d'Homère a veinqù le trépas.

PREFACE

DE

MARC-ANTOINE DE MURET sur ses Commentaires.

A

MONSIEUR ADAM FUMÉE

Conseiller du Roy en son Parlement à Paris.

La perversité de nostre siècle est si grande, Mon- seigneur, que ceux, qui pour le jourd'huy employeni leurs esprits à porter au public quelque plaisir, ou quelque utilité, ne reçoivent communément pour toute recompense de leurs labeurs, que le mespris des uns, et l'envie des autres. Ce qui me venant en pensée, lors que premièrement je me mis à escrire ces Commentaires, à peu près me détourna de poursuivre mon entreprise. Car outre les autres exemples, qui me venoient au devant, singulièrement m'esmouvoit celuy de l'Autheur mesme, que j'entre- P'/enois à commenter : lequel pour avoir premier enrichy nostre langue des Grecques et Latines des- pouilles, quel autre grand loyer en a-t-il encores r' apporté ? N'avons nous veu l'indocte arrogance de quelques acrestez mignons s' esmouvoir tellement

Ronsard. Les Amours, t. I. i

LXVI I. LIVRE DES AMOURS

au premier son de ses escrits, qu'il sembloit, que sa gloire encores naissante, deust estre esteinte par leurs efforts ? L'un le reprenoit de se trop louer, l'autre d'escrire trop obscurément, l'autre d'estre trop audacieux à faire nouveaux mots : ne sachans pas, que ceste coustume de se louer luy est commune avecques tous les plus excellens Poètes qui jamais furent : que l'obscurité qu'ils prétendent, n'est que une confession de leur ignorance : et que sans l'invention des nouveaux mots, les autres langues sentissent encores une toute telle pauvreté, que nous la sentons en la nostre. Mais le temps est venu, que presque tous les bons esprits cognoissent la source de ces complaintes : et d'un commun accord se rangent à soustenir le party de ceux qui taschent à dessiller les yeux du peuple François, ja par trop long temps bandez du voile d'ignorance. Parquoy il ne m'eust pas esté mal-aisé de mespriser les abbois de l'ignorance populaire, si autres empeschemens ne se fussent d'abondant présentez. Mais estant journellement sollicité de me retirer de ceste ville, par le commandement de ceux ausquels, après Dieu, je doy le plus d'obeyssance, et tellement pressé, qu'il me falloit presque à toute heure penser de mon départ, je ne pouvoy rien entreprendre, que d'un esprit troublé, et mal-apte à produire fruits qui fussent dignes de venir en lumière : Si est-ce qu'à la fin je me suis hazardé, espérant que mon labeur trouvera quelque excuse envers ceux, qui

I. LIVRE DES AMOURS LXVII

sçauront que j'en ay esté réduit à tel poinct, qu'il me falloit autant composer par chacun jour, comme les Imprimeurs en pouvoient mettre en œuvre. Je pense qu'il ne m'est ja besoin de respondre à ceux, qui pourroient trouver estrange que je me suis mis à commenter un livre François, et composé par un homme qui est encore en vie. Car s'il n'y avoit dans ce livre aucune érudition, qui ne se peust prendre dans les livres escrits en nostre langue, j'estimeroy bien ma peine assez maigrement employée. Mais veu qu'il y a beaucoup de choses non jamais trai- tées, mesmes des Latins, qui me pourra reprendre de les avoir communiquées aux François ? Lise hardiment mes Commentaires qui voudra : j'ose bien sans arrogance asseurer, que peu de gens les liront sans y apprendre. Et tel de ces Messieurs, avec un branlement de teste, fera semblant de n'en tenir pas grand compte, lequel toutefois en soy- mesmes sentira bien, que sans l'aide d'iceux, qui luy eust demandé le sens de quelque Sonet, il n'en fust pas sorty fort à son aise. Et pleust à Dieu, que du temps de Homère, de Virgile, et autres anciens, quelqu'un de leurs plus familiers eust employé quelques heures à nous esclaircir leurs conceptions, nous ne serions pas aux troubles ausquels nous sommes, pour les entendre. Car il n'y a point de doute, qu'un chacun autheur ne mette quelques choses en ses escrits, lesquelles luy seul entend par- faitement : Comme je puis bien dire, qu'il y avoit

JLXVIII I. LIVRE DES AMOURS

quelques Sonets dans ce livre, qui d'homme n'eussent jamais esté bien entendus, si l'autheur ne les eust, ou à moy, ou à quelque autre familièrement déclarez. Et comme en ceux-là je confesse avoir usé de son aide, aussi veux-je bien qu'on sçache, qu'aux choses qui pouvoient se tirer des autheurs Grecs, ou Latins, j'y ay usé de ma seide diligence. Ce que j'ay bien voulu dire, par-ce que je ne sçay quels flagorneurs en ont desja autrement devisé : me cognoissans très- mal, et mesurans les autres à V imbécillité de leurs forces. J'ay monstre par cy devant, et monstreray plus amplement quelque jour, si Dieu favorise à mes desseins, que j'ay dequoy tenir quelque rang entre les lettrez. Or quoy que j'aye fait en cest endroit, Monseigneur, je l'ay bien voulu dédier à l'amitié qu'il vous a pieu me porter, depuis que je suis en ceste ville : afin que la France entende par mon moyen, que vous estes un des principaux, qui dans Paris favorisent aux esprits ayans quelque marque de gentillesse.

VOEU

Divines Soeurs, qui sur les rives molles Du fleuve Eurote, et sur le mont Natal, Et sur le bord du chevalin crystal M'avez d'enfance instruit en voz escolles :

Si tout ravy des saults de voz carolles, D'un pied nombreux j'ay guidé vostre bal : Plus dur qu'en fer, qu'en cuivre et qu'en métal. Dans vostre Temple engravez ces parolles :

RONSARD, AFIN QUE LE SIECLE AVENIR MAUGRE LE TEMPS SE PUISSE SOUVENIR QUE SA JEUNESSE A L* AMOUR FIST HOMAGE I DE LA MAIN DEXTRE APAND A VOSTRE AUTEL L'HUMBLE PRESENT DE SON LIVRE IMMORTEL, SON CŒUR DE L'AUTRE AUX PIEDS DE CESTE IMAGE

MURET

Divines Sœurs.) Par ce premier Sonet, le Poète dédie son livre aux Muses, les priant de le rendre immortel, et dédie aussi son cœur à sa Dame. Divines Soeurs.) Muses. Molles.) Délicates, douces. Eurote.) Fleuve de Laconie sacré aux Muses et Apollon. Sur le mont Natal.) Olympe Hésiode dit les Muses avoir esté nées. Voy l'Ode à Michel de l'Hospital. Pline dit qu'elles nas- quirent en Helicon. Du chevalin crystal.) De l'eau de la fontaine nommée Hippocréne, qui sourdit d'une pierre frappée du pied par le cheval volant, Pégase- Crystal à la manière des Poètes se prend pour eau. Le mot. Chevalin, est fait pour exprimer le Latin, Cabal- linus. Carolles.) Danses. Mot François ancien prins du Grec %ôpoç. Pied nombreux.) qui suit les nombres et cadences, et marques de la danse. Image.) Portrait ds sa Dame.

LE PREMIER LIVRE DES AMOURS

DE P. DE RONSARD, Commentées par Marc Antoine de Muret.

Qui voudra voir comme un Dieu me surmonte, Comme il m'assaut, comme il se fait veinqueur, Comme il r'enflame et r'englace mon cœur, Comme il reçoit un honneur de ma honte :

Qui voudra voir une jeunesse pronte, Qui voudra voir un sujet de malheur, Me vienne lire : il lira ma douleur, Dont ma Maistresse et Amour ne font conte.

Il cognoistra que foible est la raison Contre son trait, quand sa douce poison Corrompt le sang, tant le mal nous enchante :

Et cognoistra que je suis trop heureux D'estre en mourant nouveau Cygne amoureux, Qui son obseque à soy-mesme se chante.

MURET

Qui voudra voir.) Le Poète tasche à rendre les lecteurs attentifs, disant, que qui voudra bien entendre la nature d'Amour, vienne voir les effets qu'Amour produit en luy. Un Dieu.) Amour. Il cognoistra.) C'est à dire '.

Ronsard. Les Amours, t. I. i

I. LIVRE DES AMOURS

Il cognoistra, que quand Amour se veut emparer de l'esprit d'un homme, la raison est tellement captivée par les affections, qu'elle n'y peut aucunement résister. Nouveau Cygne.) Le Poète suit la commune opinion laquelle est faulse : car les Cygnes ne chantent point en mourant : au contraire ils se plaignent. Voy Pline.

II

Nature ornant Cassandre, qui devoit De sa douceur forcer les plus rebelles, Luy fist présent des beautez les plus belles Que dt's mille ans en espargne elle avoit.

De tous les biens qu'Amour-oiseau couvoit Au plus beau Ciel chèrement sous ses ailes, Il enrichit les grâces immortelles De l'œil^son Nyc, qui les Dieux esmouvoit.

Du Ciel à peine elle estoit descendue Quand je la vy, quand mon ame esperdue Perdit raison, et d'un si poignant trait

Le fier destin la poussa dans mes veines, Qu'autres plaisirs je ne sens que mes peines, Ny autre bien qu'adorer son pourtrait.

MURET

Nature ornant.) Il feint, pour amplifier la beauté de sa Dame, que Nature espargna par l'espace de mille ans un nombre infiny de singulières beautez, desquelles après tout à un coup elle l'orna. Dit d'avantage, qu'A- mour luy mit dans l'œil, tout ce qu'il avoit de beau : tellement qu'elle estant encores au Ciel, esmouvoit à son amour les Dieux. Nyc.) Demeure, logis. Il persiste eu sa Métaphore, couvoit, oiseau, ailes, nyc. Quand je la vy.) ("est une allusion à la devise du Poëte, prinse de

LIVRE DES AMOURS

Theocrite, qui est, w; "8ov, w; èfxâvTjv. C'est à dire, que dés la première fois qu'il vit Cassandre, il devint insensé de son amour. Ce Sonet appartient comme le premier, au pourtrait de sa Dame.

III

Dans les regards de sa jumelle flame Je vis Amour, qui son arc desbandoit, Et sus mon cœur le brandon espandoit, Qui des plus froids les mouelles enflame :

Puis çà puis près les yeux de ma Dame Entre cent fleurs un ret d'or me tendoit, Qui tout doré blondement descendoit A flots crespuz pour enlasser mon ame.

Qu'eussay-je fait ? L'Archer estoit si doux, Si doux son feu, si doux l'or de ses nouds, Qu'en leurs filets encore je m'oublie :

Mais cest oubly ne me travaille point, Tant doucement le doux Archer me poingt, Le feu me brusle, et l'or crespe me lie.

MURET

Dans les regards.) Il poursuit à raconter comment il fut surpris, disant qu'il vit Amour dans les yeux de Cas- sandre, desbandant son arc contre luy, espandant ses brandons sur son cœur, et luy tendant un ret d'or pour enlasser son ame, sans qu'il y peust onc résister. Un ret d'or.) Il entend les cheveux de sa Dame dorez, crespelus, et mollement descendans sur les joues. [Tant doucement.) Ainsi Pétrarque, Amor con tal dolcezza m'unge, e punge. 1604].

I. LIVRE DES AMOURS

IIII

Je ne suis point, ma guerrière Cassandre, Ne Myrmidon, ne Dolope soudart, Ne cest Archer, dont l'homicide dard Occist ton frère, et mist ta ville en cendre.

En ma faveur pour esclave te rendre Un camp armé d'Aulide ne départ, Et tu ne vois au pied de ton rempart Pour t'enlever, mille barques descendre.

Helas je suis ce Corébe insensé, Qui pour t'aimer ay le cœur offensé, Non de la main du Grégeois Penelée :

Mais de cent traits qu'un Archerot veinqueur, Par une voye en mes yeux recelée, Sans y penser me tira dans le cœur.

MURET

Je ne suis point.) Cassandre, autrement nommée Alexandre, fut fille à Priam Roy des Troyens. Or par ce que la Dame de l'autheur s'appelle ainsi en son propre nom, il parle à elle, tout ainsi que s'il parloit à ceste autre, qui, comme j'ay dit, fut fille à Priam. Ainsi souvent Pé- trarque parle à Madame Laure, comme si elle estoit celle, qui poursuivie par Apollon, fut changée en Laurier. Ma guerrière.) Qui meines ordinairement guerre contre mon cœur. Ainsi Pétrarque,

Mille fiate, ô mia dolce guerriera.

Ne Myrmidon.) Myrmidons et Dolopes, sont peuples de Thessalie, qui sous la conduite d'Achille et de Phœnix furent à la guerre contre les Troyens. Ne cest Archer.) 11 entend Philoctele, qui à coups de traits tua Paris,

LIVRE DES AMOURS

comme amplement raconte Quinte Calabrois au dixième livre [vers 235 et suivants]. Et mist ta ville en cendre.) Par ce qu'il y apporta les sagettes d'Hercule, sans les- quelles estoit arresté par destin que Troye ne pouvoit estre prise. Voy Sophocle en la Tragédie nommée Phi- loctete. En ma javeur.) C'est une imitation de ce que dit Didon à Enée au quatrième de l'Enéide [IV, 425].

Non ego cum Danais Troianam excindere gentem Aulide juravi, classemve ad Pergama misi.

D'Aulide.) Aulide est un port, auquel les Grecs jurèrent ensemble de ne revenir jamais en leur pays, que premiè- rement n'eussent saccagé Troye. Mille barques.) Avec autant de barques, disent Homère et Virgile, que les Grecs vindrent se camper devant Troye. Ce Core'be.) Corébe fut un jeune homme, fils d'un Phrygien nommé Mygdon, lequel Corébe féru de l'amour de Cassandre, estoit venu au secours des Troyens. Mais la nuict du sac de Troye, voulant secourir Cassandre, que quelques Grecs trainoient par le poil hors du temple de Minerve, il fut tué par un Grec nommé Penelée. Voy le second de l'Enéide [341]. Un Archerot.) Un petit archer, Cupidon. En mes yeux.) L'amour coule par les yeux dans le cœur : d'où est que les Grecs l'appellent È'pajç, du verbe Iffpeïv, o-ct Siàttov o{Z|xâxb)v iapeï . Properce [II, xv, 12].

Si nescis, oculi sunt in amore duces.

Musase [94].

'O^0aX(Jiôç S'ôSôç èirciv à-' ôtpÔaXfxoïo (JoXâujv "EXxoç ôXi(r6aîvei, y.'i: k~\ cppévaç àv8pôç ôSsùei

V

Je parangonne au soleil que j'adore L'autre soleil. Cestuy-là de ses yeux Enlustre, enflamme, enlumine les cieux, Et cestui-cy nostre France décore.

LIVRE DES AMOURS

Tous les presens de la boete à Pandore, Les Elemens, les Démons, et les Dieux, Et tout cela que Nature a de mieux, Ont embelly le sujet que j'honore.

Ha, trop heureux, si le cruel destin N'eust emmuré d'un rempart aimantin Si chaste cœur dessous si belle face :

Et si mon cœur de mon sein arraché Ne m'eust trahy, pour se voir attaché De clous de feu sur le froid de sa glace.

MURET

Je parangonne.) Mot Italien, desja commun en nostre langue [Godefroy ne signale que deux exemples anté- rieurs à 1552 : l'un de Maigret, 1542 et l'autre de Marot], qui signifie, j'égale, j'accompare. Il fait comparaison de sa Dame au Soleil, et dit qu'il seroit heureux, ou si sa Dame n'estoit point du tout si chaste, ou si jamais il n'eust esté si espris de l'amour d'elle. Aimantin.) Aussi fort qu'aimant, pierre très-dure.

VI

Ces liens d'or, ceste bouche vermeille, Pleine de liz, de roses et d'ceillets, Et ces couraux doublement vermcillets, Et ceste jotic à l'Aurore pareille :

Ces mains, ce col, ce front, et ceste oreille, Et de ce sein les boutons verdelets, Et de ces yeux les astres jumelets, Qui font trembler les âmes de merveille,

I. LIVRE DES AMOURS

Firent nicher Amour dedans mon sein, Qui gros de germe avoit le ventre plein D'œufs non formez qu'en nostre sang il couve.

Comment vivroy-je autrement qu'en langueur, Quand une engence immortelle je trouve D'Amours esclos et couvez en mon cœur ?

MURET

Ces liens d'or.) La fiction de ce Sonet, comme l'au- theur mesme m'a dit, est prinse d'une Ode d'Anacreon encores non imprimée, [elle l'était depuis 1554], qu'il a depuis traduite. Voy la xxii. Ode de son cinquième livre des Odes. Ce Sonnet est assez aisé de soy, et ne signifie autre chose, sinon qu'il est tout plein d'affections amou- reuses. [Il est vray que le commencement est de Pétrarque 168. 1. 1604.]

VII

Bien qu'il te plaise, ingrate, d'allumer Dedans mon cœur, siège à ta tyrannie, Non d'une amour, ainçois d'une Furie Le feu cruel pour mez oz consumer :

Le mal qui semble aux autres bien amer, Me semble doux, comme n'ayant envie De me douloir : car je n'aime ma vie, Sinon d'autant qu'il te plaist de l'aimer.

Mais si les Cieux m'ont fait naistre, Madame, Ton dédié, ne genne plus mon ame, Pour ta victime offrant ma loyauté.

Tu dois, Maistresse, en tirer du service, Non par l'horreur d'un cruel sacrifice L'ensanglanter aux pieds de ta beauté.

LIVRE DES AMOURS

MURET

Bien qu'il te plaise.) Il dit premièrement, que tous les tourmens qu'il reçoit par la cruauté de sa Dame, ne luy sçauroient estre qu'agréables. Apres il luy remonstre, qu'il est à elle trop meilleur et trop mieux séant, le prendre à mercy, que par dureté l'occire. Siège à ta tyrannie.) En mon cœur, tu commandes et règnes comme tyran et Seigneur. D'une amour.) Quand Amour est de genre féminin, il se prend pour la passion et affec- tion amoureuse : quand il est masculin, pour le Dieu d'Amour Cupidon. Toutesfois les Poètes les confondent pour la nécessité du vers. Dédie.) Il persiste en sa Méta- phore, dédié, victime, offrir sacrifice, sang.

VIII

Lors que mon œil pour t'œillader s'amuse, Le tien habile à ses traits descocher, Par sa vertu m'em-pierre en un rocher, Comme au regard d'une horrible Méduse :

D'homme un rocher, si dextrement je n'use L'outil des Sœurs pour ta gloire esbaucher, Qu'un seul Tuscan est digne de toucher, Ta cruauté soymesme s'en accuse.

Las, qu'ay-je dit ? Dans un roc emmuré, En te blasmant je ne suis assuré, Tant j'ay grand peur des flames de ton ire,

Et que mon chef par le feu de tes yeux Soit diffamé, comme les monts d'Epire Sont diffamez par la foudre des deux.

MURET

Lors que mon œil.) Il dit que quand il s'amuse à œil-

LIVRE DES AMOURS

lader) c'est à dire, à regarder sa dame, l'œil d'icelle l'empierre) c'est à dire l'endurcit, et le tourne en un rocher. Et par ainsi que si luy estant mué en un rocher, ne loue dignement sa dame, elle s'en doit prendre à soymesme, qui le transforme ainsi. Puis tout à coup se reprend d'avoir si audacieusement parlé, et dit que com- bien qu'il soit ainsi endurcy, toutesfois il ne se tient pas asseuré : parce que le foudre des yeux de Cassandre est assez fort pour pénétrer mesme les rochers, par sa vertu, par sa force et puissance estrange. Méduse.) Phorque, fils de Neptune, entre autres enfans eut six filles, des- quelles trois furent nommées les Vieilles, par ce qu'elles nasquirent avec le poil tout blanc : les autres trois furent nommées Gorgones, pour la hideuse forme qu'elles eurent, car Gorgon en Grec est à dire terrible et hideux à voir. Les trois Vieilles se nommoient Memphede, Ennion, et Dinon : et dit on, que toutes trois n'avoient qu'un œil, et qu'une dent, qui se pouvoient oster et remettre, quand bon sembloit : tellement que toutes en usoient par rang. Les Gorgones se nommoient Euryale, Sthenon, et Méduse, desquelles Méduse seule estoit mortelle : les autres deux immortelles. Celles cy eurent le chef couvert d'escailles de Dragon : les dents longues comme celles d'un Sanglier, et des ailes, à tout lesquelles elles voloient par l'air. Avoient d'avantage ceste pro- priété, que tous ceux qui les regardoient, soudain estoient changez en pierres. C'est ainsi qu'en devisent plusieurs Poètes et Grammariens, tant Grecs que Latins, qui toutesfois ne s'accordent pas entièrement : mais ceux qui en parlent plus selon la vérité, comme un nommé Serein et autres, disent que les Gorgones furent au vray douées d'excellente beauté : tant que ceux qui les voyoient en devenoient tous estoyrdis, et hors de sentiment : d'où l'on a pris occasion de feindre, qu'ils se convertissoient en pierres. L'outil des Sœurs.) L'outil des Muses, le carme. Esbaucher.) Tellement quellement descrire. Un seul Tuscan.) Un Pétrarque, ou un semblable à luy. Les monts d'Epire.) Qui se nomment Ceraunes, ou Acro- ceraunes, parce qu'ils sont souvent frappez de tempeste.

10 I. LIVRE DES AMOURS

Ceraunos en Grec signifie la foudre. C'est une imitation d'Horace en ses Odes [I. ni, 20.]

IX

Le plus touffu d'un solitaire bois, Le plus aigu d'une roche sauvage, Le plus désert d'un séparé rivage, Et la frayeur des antres les plus cois,

Soulagent tant les souspirs de ma vois, Qu'au seul escart de leur secret ombrage Je sens guarir ceste amoureuse rage, Qui me r'afole au plus verd de mes mois.

renversé dessus la terre dure, Hors de mon sein je tire une peinture, De tous mes maux le seul allégement :

Dont les beautez par Denisot encloses, Me font sentir mille metamorfoses Tout en un coup, d'un regard seulement.

MURET

Le plus touffu.) Il dit ne pouvoir soulager ses maux, sinon se retirant de toutes compagnies, et hantant les lieux solitaires, afin d'illec contempler à son aise un por- trait de sa dame fait de la main de Nicolas Denisot, Comte d'Alsinois, homme entre les autres de singulières grâces, excellent en l'art de Peinture. Touffu.) Espais, hérissé de fucilles. Les souspirs de ma voix.) Ma voix souspireuse, ou pleine de souspirs, à la mode des Latins [Virgile. G cor g. II, 192.I Libabant pateris et auro, pour dire, pateris auratxs. Tu en trouveras mille autres sem- blables en ce livre. Metamorfoses.) changemens. Mot Grec.

LIVRE DES AMOURS II

X

Amour me paist d'une telle Ambrosie, Que je ne suis justement envieux A ceste là, dont le Père des Dieux Chez l'Océan sa bouche rassasie.

Celle qui tient ma liberté saisie, Voire mon cœur es prisons de ses yeux, Soûle ma faim d'un fruit si précieux, Que d'autre bien ne vit ma fantaisie.

De l'avaller je ne me puis lasser, Tant le plaisir d'un variant penser Mon appétit nuict et jour fait renaistre.

Et si le fiel n'amoderoit un peu Le doux du miel dont mon cœur est repeu, Entre les Dieux, Dieu je ne voudrais estre.

MURET

Amour me paist.) Il dit, qu'il reçoit tant de plaisir en aimant, que s'il n'y avoit quelque peu de desplaisir entremeslé, il ne voudroit pas changer sa condition à celle des Dieux. Le commencement semble estre pris d'un de Pétrarque, [161. i. 1604.] qui commence ainsi,

Pasco la mente d'un si nobil cibo Ch'ambrosia e nettar non invidio à Jove.

Ambrosie.) C'est la viande des Dieux, et Nectar le bruvage. Tous les deux signifient immortalité. Chez l'Océan.) Qui est Dieu de la mer. disent les Poètes, que les Dieux vont souvent banqueter. Voy l'Ode à Michel de l'Hospital.

12 I. LIVRE DES AMOURS

XI

Amour Amour, donne moy paix ou trcve, Ou choisissant un autre trait plus fort, Tranche ma vie, et m'avance la mort : Quand l'amour faut, la vie est tousjours brève.

Un soing fécond en mon penser s'esleve, Que mon sang hume, et l'esprit me remord, Et dTxion me fait égal au sort, De qui jamais la peine ne s'achève.

Que dois- je faire ! Amour me fait errer Si hautement que je n'ose espérer De mon salut qu'une langueur extrême.

Puis que mon Dieu ne me veut secourir, Pour me sauver il me plaist de mourir, Et de tuer la mort par la mort mesme.

MURET

Amour Amour.) Tourmenté de désir, et n'osant espérer de parvenir au bien qu'il prétend oit, il souhaite d'avoir paix, ou trêve pour le moins avec Amour : et si Amour ne luy veut accorder ne l'un ne l'autre, pour mettre lin ;i sa douleur, il souhaite la mort, pour avoir la fin de ses morts.

XII

J'espère et crain, je me tais et supplie, Or' je suis glace, et ores un feu chaut, J'admire tout, et de rien ne me chaut, Je me délace, et puis je me relie.

I. LIVRE DES AMOURS 13

Rien ne me plaist sinon ce qui m'ennuye : Je suis vaillant, et le cœur me défaut, J'ay l'espoir bas, j'ay le courage haut, Je doute Amour, et si je le desfie.

Plus je me pique, et plus je suis rétif, J'aime estre libre, et veux estre captif, Mon mal prend fin, et soudain recommence.

Un Promethée en passions je suis : J'ose, je veux, je souhaite, et ne puis. Ainsi la Parque a filé ma naissance.

MURET

J'espère et crain.) Il demonstre les contraires effets qu'Amour produit en luy : lesquels nul ne peut au vray entendre, qui ne les ait expérimentez en soy-mesme. Tel presque est un Sonet de Pétrarque, qui se commence

Amor mi sprona in un tempo et affrena, Assecura, e spaventa, arde, et agghiaccia.

Un Promethée.) C'est à dire, Mes passions renaissent perpétuellement, comme celles de Promethée : duquel les Poètes disent que pour avoir desrobé le feu du Ciel, il fut attaché à une montaigne de Scythie, nommée Caucase, un aigle luy rongeoit continuellement le foye : et afin que son torment fust perpétuel, il luy renaissoit de nuict autant de foye, comme l'aigle pin- setant luy en avoit dévoré par jour. Ainsi le raconte Pherecyde [de Leros. Voir Historicorum Graecorum frag- menta rec. C. et T. Muller (Paris, 1874), t. I.]

XIII

Pour estre seul tes beaux soleils aimant, Non pour ravir leur divine estincelle,

14 I. LIVRE DES AMOURS

Contre le roc de ta rigueur cruelle Amour m'attache à mille clous d'aimant.

En lieu d'un Aigle, un soin incessamment Souillant sa grife en ma playe éternelle, Ronge mon cœur, et si ce Dieu n'appelle Madame afin d'adoucir mon torment.

Mais de cent maux, et de cent que j'endure, Fiché, cloué dessus ta rigueur dure, Le plus cruel me seroit le plus dous,

Si j'esperois après un long espace Venir à moy l'Hercule de ta grâce, Pour délacer le moindre de mes nouds.

MURET

Pour estre seul.) Il continue encores à se comparer à Promethée, et se dit estre tourmenté, non pour avoir ravy le feu du Soleil, comme luy : mais pour avoir trop aimé les beaux Soleils, c'est à dire les yeux de sa Dame. Contre le roc de ta rigueur.) Comme contre un Caucase. Si j'esperois.) Apres que Promethée eust long temps de- meuré en la misère que j'ay dicte, Hercule allant avec Jason et les autres à la conqueste de la Toison d'or, et passant par Scythie, par le commandement de Jupiter, le deslia, ayant premièrement tué l'Aigle à coups de flèches. La fable est dedans le Commentateur d'Apolloine sur le second livre, et dans Valcre Flacque au quatrième, [66-81] et cinquième [155-177] des Argonautiques.

XIIII

Je vy tes yeux dessous telle planette, Qu'autre plaisir ne me peut contenter, Sinon le jour, sinon la nuict chanter, Allège moy douce plaisant brunette.

I. LIVRE DES AMOURS 15

O liberté, combien je te regrette ! Combien le jour que je vy t'absenter, Pour me laisser sans espoir tourmenter En l'espérance, si mal on me traite !

L'an est passé, le vintuniesme jour Du mois d'Avril, que je vins au séjour De la prison, les Amours me pleurent :

Et si ne voy (tant les liens sont forts) Un seul moyen pour me tirer dehors, Si par la mort toutes mes morts ne meurent.

MURET

Je vy tes yeux.) Il regrette sa liberté, se plaignant d'estre enclos en une prison amoureuse, de laquelle il ne voit moyen aucun de sortir que par mort. Ce com- mencement est de Pétrarque,

In taie Stella duo begli occhi vidi.

Allège moy.) C'est une vieille et vulgaire chanson, depuis renouvellée par Clément Marot. Et ne doit sem- bler estrange, si l'Auteur en a mis icy le premier verset, veu que ce tant estimé Pétrarque n'a pas dédaigné de mesler parmy ses vers, non seulement des chansons Ita- liennes de Cino, de Dante, de Cavalcante, mais encores une de je ne sçay quel Limosin. Le lieu de Pétrarque est,

Non gravi al mio Signor, perch'io V ripreghi, Da dir libero un di ira l'herba e i fiori Dret e rason es que cantant io mori.

Si quelqu'un de nos François osoit prendre la licence d'en faire autant, Dieu sçait, comment il seroit receu par nos vénérables Quintils. les Amours me pleurent.) je suis si mal traitté, que mesme les Amours aians pitié de moy, en larmoyent.

l6 I. LIVRE DES AMOURS

XV

Que justement les Charités d'Homère Un faict soudain comparent au penser, Qui parmi l'aer sçauroit bien devancer Le Chevalier qui tua la Chimère :

Si tost que luy une nef passagère De mer en mer ne pourroit s'élancer, Ny par les champs ne le sçauroit lasser, Du faux et vray la prompte messagère.

Le vent Borée ignorant le repos, Conceut le mien de nature dispos, Qui dans le ciel et par la mer encore,

Et sur les champs, animé de vigueur, Comme un Zethes, s'en-vole après mon cœur, Qu'une Harpye en se jouant dévore.

MURET

Que justement.) Homère quand il veut dire quelque chose estre faite soudainement, use souvent de ces mots, ôiaxE vÔT,aa, c'est à dire aussi tost que le penser : laquelle comparaison est fort louée de l'Auteur en ce lieu, il assemble encor' beaucoup d'autres choses, pour monstrer combien le penser est soudain. Il vient après à parler du sien particulièrement, duquel pour signifier la grande vitesse, il le dit avoir esté conceu du vent Borée. Dit d'avantage, que son penser court perpétuellement après sa dame pour délivrer son cœur, qu'elle dévore. Les Charités d'Homère.) Les Grâces d'Homère, c'est à dire, Homère mesmes. Le Chevalier qui tua la Chimère.) Bellerophon qui donta le cheval volant, Pégase, par la bride que Pallas luy apporta du ciel, comme raconte Pindare aux Olympics [XIII], et l'Auteur au premier

I. LIVRE DES AMOURS 1J

des Odes. La fable est telle, Bellerophon fils de Neptune (bien qu'on l'estimast fils de Glauque Roy d'Epire) jeune Prince, accompli de tous points, estant en la court de Prœte Roy d'Arges, la femme du Roy nommée Antie s'énamoura de luy, si fort que laissant la honte en tel cas requise, luy offrit la jouissance de son corps. Mais estant refusée par luy, et craignant qu'il ne la diffa- mast, va la première se complaindre à son mary, disant que Bellerophon l'avoit voulue forcer. Proetus fort courroucé, ne le voulut toutesfois tuer, ne mesme per- mettre qu'il fust tué dans sa maison, ains escrivit des lettres à son beaupere le Roy de Lycie, luy exposant le fait, et le priant d'en prendre vengeance. Bellerophon mesme les porta : lequel fut receu par le Roy de Lycie trescourtoisement, et bien festoyé par l'espace de douze jours. Iceux accomplis, Iobate (ainsi se nommoit le beaupere de Proetus) s'enquist à luy du portement de son gendre, et de sa fille, et s'il luy en apportoit point de lettres : Si fait, dit-il, et ce disant les luy présenta. Les lettres leues, Iobate rongeant son frein, va penser à parsoy, qu'il faloit brasser à Bellerophon quelque trahison pour le faire mourir. Et ne voyant moien plus propice, tousjours dissimulant son cœur, luy tint propos de l'adventure de la Chimère, luy remonstrant, que vraiement grand los acquerroit celuy qui pourroit une telle beste desconfire. Or estoit la Chimère en ce pays là, un monstre aiant le devant d'un Lion, le derrière d'un dragon, et le milieu du corps en façon d'une chèvre et gettoit ordinairement le feu ardant par la gueulle' Bellerophon fut de si gentil cœur, qu'il l'entreprint. Et pour faire court, en vint à bout à son grand honneur, avec l'aide du cheval volant Pégase, que son père Nep- tune luy avoit donné. Il fit encor' beaucoup d'autres vaillantises, desquelles Iobate s'esmerveillant, non seu- lement ne voulut pas le meurdrir, ains luy donna une sienne fille nommée Cassandre en mariage, avecques bonne partie de son royaume. Ainsi l'ay-je recueilli de Homère au sixiesme de l'Iliade [115-200], d'Hésiode en la Théogonie [325], et de leurs commentaires. Du RoNbARD. Les Amours, t. I. 2

iS I. LIVRE DES AMOURS

faux et vray la prompte messagère.) La renommée ainsi appellée par Virgile [En. IV, 188]. Le vent Borée.) Aquilon, la Bise. Ignorant le repos.) Qui ne peut reposer. Ainsi Horace [I, vi, 6].

Pelidae stomachum cedere nescij.

Et Valere Flacque [I, 69], Ignaras Cereris terras. Comme un Zethes.) Il compare son penser à Zethes, et sa dame à une Harpye. Pour entendre cecy, il faut sçavoir qu'il fut un Roy es parties de Bithynie et Paphlagonie, nommé Phinée, homme tresexpert en matière de prédire les choses avenir. Iceluy pour avoir trop apertement révélé aux hommes les secrets des dieux, fut premièrement aveuglé par Jupiter, et d'avantage fort estrangement tormenté par les Harpyes. Or estoient les Harpyes, oiseaux monstrueux, ayans visage de pucelles, les mains crochues, un ventre grand à merveilles, et une perpé- tuelle faim. Ces monstres, incontinent que Phinée vouloit prendre sa réfection, venoient soudain se ruer sur la viande, et la luy ravissoient quelque fois toute, quelque fois luy en laissans une bien petite partie, mais tellement empuantie par leur attouchement, que nul n'en pouvoit souffrir l'odeur. Luy estant ainsi misérable, avint que Jason, et les autres Argonautes allant à la conqueste de la toison d'or, vindrent surgir en un port de Bithynie( le pauvre Phinée faisoit sa demourance. Parmi leur bande estoient deux enfans du vent Borée, nommez Zethes, et Calais, qui voloient par l'air, tout ainsi qu'oi- seaux. Par ceux là, avoit de long temps preveu Phinée, qu'il devoit estre délivré des Harpyes. Parquoy, prenant un petit baston en main pour sa guide, à leur débarquer, vint treshumblement les recueillir, leur exposant son infortune, et les suppliant de luy donner secours ; leur remonstrant qu'il estoit leur prochain allié, aiant autre- fois eu à femme une leur sœur nommée Cleopatre : et qu'il avoit de long temps preveu que en leur seule vertu et gentillesse gisoit l'espoir de sa délivrance. Eux émeuz de pitié, s'en vindrent avec luy, l'asseurant de le secourir

I. LIVRE DES AMOURS ig

à leur pouvoir. L'heure du disner venue, et Phinée s'estant mis à table parmi les autres, à grand peine avoit on couvert, quand voicy les Harpyes, qui à leur cous- tume vindrent envahir les viandes, remplissans au reste tout le lieu d'une puanteur insupportable. Incontinent les enfans de Borée prenans leur vol, se prindrent à courir vers elles, et fendans l'aer, les poursuy virent si vertement, qu'ils les talonnoient de bien près, délibérez de les tailler en pièces, quand une voix fut entendue du ciel, leur défendant de passer plus outre, et les asseu- rant que les Harpyes ne retourneroient plus tormenter Phinée. Ainsi le racontent Apolloine [II, 178 et suivants], et Valere Flacque [IV, 433].

XVI

Je veux pousser par la France ma peine, Plustost qu'un trait ne vole au décocher : Je veux de miel mes oreilles boucher, Pour n'ouyr plus la voix de ma Sereine.

Je veux muer mes deux yeux en fonteine, Mon cœur en feu, ma teste en un rocher, Mes pies en tronc, pour jamais n'approcher De sa beauté si fièrement humaine.

Je veux changer mes pensers en oiseaux, Mes doux soupirs en Zephyres nouveaux, Qui par le monde éventeront ma pleinte.

Je veux du teinct de ma palle couleur, Aux bords du Loir enfanter une fleur, Qui de mon nom, et de mon mal soit peinte.

MURET

Je veux pousser.) Il dit qu'il veut faire entendre à toute la France les maux qu'il endure pour aimer : et

20 I. LIVRE DES AMOURS

après se changer en telle sorte, qu'il n'aye aucun senti- ment, afin de ne retourner plus vers celle qui le tour- mente. De miel.) De cire. Sereine.) Les Sereines furent filles du fleuve Achelois, et d'une des Muses (les uns disent de Calliope, les autres de Terpsichore) qui avoient le haut du corps en façon d'oiseaux, et le bas en forme de pucelles : ou comme les autres disent, le haut en forme de pucelles, et le bas en forme de poissons. Elles se tenoient en une isle de la mer Sicilienne, qui se nommoit l'Isle Fleurie, et chantoient merveilleusement bien, tel- lement que elles allechoient les nautonniers par la douceur de leurs chants, et les tiroient en des destroits de mer, ils perissoient. Mais Ulysse qui avoit esté averti de cela par la Nymphe Circe [Calypson], lors qu'il y voulut passer, estoupa de cire les oreilles de tous ses compai- gnons, et se fit lier estroitement au mast de la navire : et par ainsi évita le danger. Homère le raconte au dou- zième de l'Odyssée [39-54]. Je parleray quelquefois des Sereines plus amplement sur le cinquième des Odes, en l'Ode aux trois Princesses Angloises. Qui de mon nom.) C'est une allusion à la fable d'Ajax, lequel après qu'il se fut tué, pour n'avoir peu obtenir les armes d'Achille : de son sang sortit une fleur, aux fueilles de laquelle estoient escrites ces lettres A I, qui sont les premières lettres de son nom : et outre ce ont signifiance de douleur: car A I en Grec est à dire Helas. Voy Ovide au treizième de la Métamorphose [397. Voir aussi X, 215].

XVII

Par destinée en mon ame demeure L'œil, et la main, et le poil délié, Qui m'ont si fort brûlé, serré, lié, Qu'ars, prins, lassé, par eux faut que je meure.

Le feu, la senv, et le reth à toute heure, Ardant, pressant, noudant mon amitié,

I. LIVRE DES AMOURS 21

En m'immolant aux piedz de ma moitié, Font par la mort, ma vie estre meilleure.

Oeil, main, et poil, qui bruslez et gennez, Et enlassez mon cœur que vous tenez Au labyrint de vostre crespe voye,

Que ne puis-je estre Ovide bien disant : Oeil tu serois un bel Astre luysant, Main un beau lis, poil un beau reth de soye.

MURET

Par destinée.) Il dit, que trois choses sont enfermées dans son cœur, lesquelles l'ont fait mourir : c'est à sça- voir, l'œil, la main, et le poil, c'est à dire la chevelure de sa dame : et que s'il avoit aussi bon esprit qu'Ovide, il changeroit l'œil en un astre, la main en un lis, et le poil en un reth de soye. Ce Sonet est de ceux, qu'on appelle aujourd'huy rapportez. Les anciens appelloient cette figure, Paria paribus reddita. La serre.) Mot de faucon- nerie : qui signifie la pince et les ongles d'un oiseau de proye. En m'immolant.) Il veut dire que son esprit l'a laissé pour suivre sa dame et par ainsi qu'il est ja mort (car la mort n'est autre chose que séparation du corps et de l'esprit) mais qu'une telle mort rend sa vie meilleure et plus heureuse. Les Platoniques disent, que l'amant ne vit pas en soy, mais en la personne qu'il aime. De ma moitié.) Cela aussi est pris de Platon, dans un dia- logue duquel, qui se nomme Le banquet, ou de l'Amour, Aristophane raconte, que les hommes estoient au com- mencement doubles, mais que Jupiter après les partist par le milieu : et que depuis un chacun cherche sa moitié : De dit-il, que l'amour procède. Au labyrint.) Ainsi se nommoient anciennement lieux faits de tel artifice, qu'à grand'peine en pouvoit on sortir, y estant une fois entré. Pline dit qu'il y en eut quatre principalement renommez. Au labyrint de vostre crespe voye.) En vos cheveux frisez et retors et dévoyez, comme les labyrints.

22 I. LIVRE DES AMOURS

XVIII

Une beauté qui dans le cœur domine, Un or frisé de meint crespe anelet, Un front de rose, un teinct damoiselet, Un ris, qui l'ame aux Astres achemine :

Une vertu de telle grâce digne, Un col de neige, une gorge de lait, Un cœur ja meur en un sein verdelet, En dame humaine une beauté divine :

Un œil puissant de faire jours les nuis, Une main forte à piller les ennuis, Qui tient ma vie en ses dois enfermée :

Avec un chant offensé lentement, Or' d'un souris, or' d'un gémissement : De tels sorciers ma raison fut charmée.

MURET

Une beauté.) Il raconte les beautez et bonnes grâces de sa dame, et dit que ce sont les sorciers, par lesquels son entendement fut charmé.

Un or.) Une chevelure. Un ris qui l'ame.) Les gentils esprits, par la beauté des choses inférieures, sont émeus à contempler et imaginer la beauté des choses célestes et divines. Ainsi dit-il, que le ris de sa dame achemine aux astres l'ame de ceux qui la regardent. Avec un chant offensé.) Entre rompu, syncopé. Il veut dire, que sa dame en chantant, par fois rioit, par fois gemissoit : ce qui ajoustoit encore plus de grâce à son chant. [Ce Sonnet est tiré de Pétrarque. 170. 1. 1604. Il est cité en entier i\v 1553 à 1 571 .j

I. LIVRE DES AMOURS 23

XIX

Avant le temps tes temples fleuriront, De peu de jours ta fin sera bornée, Avant le soir se clorra ta journée, Trahis d'espoir tes pensers périront :

Sans me fléchir tes escrits flétriront, En ton desastre ira ma destinée, Ta mort sera pour m'aimer terminée, De tes souspirs noz neveux se riront.

Tu seras fait d'un vulgaire la fable : Tu bastiras sus l'incertain du sable, Et vainement tu peindras dans les cieux :

Ainsi disoit la Nymphe qui m'afolle, Lors que le ciel tesmoin de sa parolle, D'un dextre éclair fut présage à mes yeux.

MURET

Avant le temps.) Cassandre fille à Priam fut prophète. Il dit que sa Cassandre l'est aussi, et qu'elle luy a desja prédit tous ses malheurs. Fleuriront.) Deviendront blanches et chenues. Ainsi lisons nous souvent aux vieux Romans, la barbe fleurie pour la barbe blanche. [Ainsi Pétrarque. 176. 1. 1604.] Avant le soir.) Tu mourras devant que le cours naturel de vie soit accomply. En ton desastre.) En ton malheur. Ira ma destinée.) Il sem- blera, que je ne sois née, que pour te rendre malheureux. Noz neveux.) Ceux qui viendront après nous. Il prend neveux, pour ce que les Latins appellent Nepotes. Tu bastiras.) C'est à dire, tu perdras ton temps. La Nymphe qui m'afolle.) Qui me rend fol. D'un dextre esclair.) On pensoit anciennement que les foudres et les esclairs du costé gauche fussent signes et présages de bon heur, et

24 I. LIVRE DES AMOURS

ceux du costé droit, de malheur. Telle est l'opinion des Latins : car les Grecs au rebours pensoient ceux du costé droit estre heureux, et les autres malheureux.

XX

Ha je voudroy richement jaunissant En pluye d'or goûte à goûte descendre Dans le giron de ma belle Cassandre, Lors qu'en ses yeux le somne va glissant.

Puis je voudroy en toreau blanchissant Me transformer pour finement la prendre, Quand en Avril par l'herbe la plus tendre Elle va fleur mille fleurs ravissant.

Ha je voudroy pour alléger ma peine, Estre un Narcisse, et elle une fontaine, Pour m'y plonger une nuict à séjour :

Et si voudroy que ceste nuict encore Fust éternelle, et que jamais l'Aurore D'un feu nouveau ne rallumast le jour.

MURET

Ha je voudroy.) Le sens est, qu'il voudroit bien obtenir jouyssance de sa dame, en quelque façon que ce fust. Mais il enrichit cela de fables poétiques, comme nous dirons par le menu. Richement jaunissant.) Acrisie fut jadis Roy d'Arges, auquel ilavoit esté prédit, que d'une sienne fille nommée Danés, sortiroit un fils qui le met- trait à mort. Craignant cela, il fit faire une grosse tour d'aerain, et dedans enferma sa fille, luy ayant pourveu de quelques femmes pour son service, défendant tres- expressement, que homme quel qu'il fust, n'eust leans entrée : espérant par ce moyen éviter son desastre. Mais .un i que le recelement d'une excellente beauté ne fait

I. LIVRE DES AMOURS 25

que plus fort eguillonner ceux qui en sont désireux : Jupiter, qui long temps auparavant avoit esté féru de l'amour de cette Princesse, la voyant ainsi enfermée, plus fort embrasé que jamais, pour plus aysément par- venir à son attente, se convertist en pluye d'or, et tout bellement se laissa couler par le toict, jusques au giron de l'Infante, avec laquelle il exécuta lors le poinct, auquel principalement tous amoureux prétendent. La fable est en la Métamorphose d'Ovide. Ainsi dit le Poëte, qu'il voudroit bien parvenir à sa dame. Lors qu'en ses yeux.) Lors qu'elle s'endort le plus doucement, comme sur le poinct du jour. Ce sommeil est proprement appelle par les Grecs [iipfnrjpa. Puis je voudroy.) Ainsi que fit Jupiter pour ravir Europe. Je me déporte de reciter ceste fable, parce que Baïf l'a divinement descrite au livret appelle, Le ravissement d'Europe. On la pourra prendre de là. Estre un Narcisse.) Narcisse fut un jeune enfant beau par excellence, lequel après avoir desdaigné beaucoup de jeunes filles, qui estoient amoureuses de luy, un jour se baignant dans une fontaine, fut tellement espris de l'amour de soy mesme, qu'il en mourut. Voy le troisième de la Métamorphose [339-510].

XXI

Qu'Amour mon cœur, qu'Amour mon ame sonde, Luy qui cognoist ma seule intention, Il trouvera que toute passion Veufve d'espoir, par mes veines abonde.

Mon Dieu, que j'aime, est-il possible au monde De voir un cœur si plein d'affection, Pour la beauté d'une perfection, Qui m'est dans l'ame en playe si profonde ?

Le cheval noir qui ma Royne conduit, Suyvant le traq ma chair l'a séduit, A tant erré d'une vaine traverse,

26 I. LIVRE DES AMOURS

Que j'ay grand peur (si le blanc ne contraint Sa course folle, et ses pas ne refraint Dessous le joug) que ma raison ne verse.

MURET

Qu'Amour mon cœur.) Il se dit estre si plein d'affection amoureuse, qu'il craint que sa raison en soit à la fin renversée. [Pétrarque. Amor, cfie vedi ogni pensiero aperto, 1604.] Veufve d'espoir.) Sans aucun espoir. Ainsi a dit Horace [Od. I, x, 11], Viduus pharetra Risit A polio. Et en un autre lieu [Od. II, xi, 8] Et foliis viduantur orni. Le cheval noir.) Par sa Royne il entend sa raison. Par le cheval noir, un appétit sensuel et désordonné, guidant l'ame aux voluptez charnelles. Par le cheval blanc un appétit honneste, et modéré, tendant tousjuurs au souverain bien. Ceste allégorie est extraite du Dia- logue de Platon, nommé Phaedre, ou De la beauté.

XXII

Cent et cent fois penser un penser mesme, A deux beaux yeux monstrer à nud son cœur, Boire tousjours d'une amere liqueur, Manger tousjours d'une amertume extrême :

Avoir et l'ame et le visage blême, Plus souspirer, moins fléchir la rigueur, Mourir d'ennuy, receler sa langueur, Du vueil d'autruy des loix faire à soy-mesme :

Un court despit, une aimantine foy, Aimer trop mieux son ennemy que soy, Peindre en ses yeux mille vaines ligures :

Vouloir parler, et n'oser respirer, Espérer tout et se désespérer, Sont de ma mort les plus certains augures

I. LIVRE DES AMOURS 2J

MURET

Cent et cent fois.) Il voit en soy beaucoup de choses procédantes de l'amour, qui toutes luy signifient sa mort prochaine. Un court despit.) Il se despite quelque- fois contre la durté de sa dame : mais le despit est bien court. Une aimantine foy.) Aussi forte comme l'aimant, qui attire le fer. Augures.) signes, présages. [Il a em- prunté ce Sonnet de Bembo, 1604.]

XXIII

Ce beau coral, ce marbre qui souspire, Et cet ébéne ornement du sourcy, Et cet albâtre en voûte racourcy, Et ces saphirs, ce jaspe, et ce porphyre :

Ces diamans, ces rubis, qu'un Zephyre Tient animez d'un soupir adoucy, Et ces œillets, et ces roses aussy, Et ce fin or, l'or mesme se mire :

Me sont dans l'ame en si profond esmoy, Qu'un autre objet ne se présente à moy, Sinon, Belleau, leur beauté que j'honore,

Et le plaisir qui ne se peut passer De les songer, penser, et repenser, Songer, penser, et repenser encore.

MURET

Ce beau coral.) Ne dormant, ne veillant, il ne peut penser en autres choses, qu'aux singulières beautez de sa dame. Ce beau coral.) Ces lèvres aussi vermeilles que franc coral. Ce marbre qui soupire.) Cet estomach blanc comme marbre, par fois agité d'un tremblotement doux.

28 I. LIVRE DES AMOURS

Et cet ebc'ne.) Ce sourcil noir. Ebéne est un bois odorant, qu'on apporte des Indes, aiant par le dehors couleur comme de buis, mais fort noir par le dedans. Et cet albâtre.) Ce front comme albâtre. Et ces saphirs.) Ces yeux estincelans. Ce jaspe, et ce porphyre.) Il signifie la délicate peau de sa dame, au travers de laquelle appa- raissent les veines, comme sur un jaspe, ou sur un por- phyre bien poly. Qu'un Zephyre.) Une souefflairante haleine. Et ces œillets.) Cette vermeille couleur. Et ce fin or.) Cette perruque dorée. Belleau.) Excellent poëte, contemporain de l'autheur [? 1527-1577].

XXIIII

Tes yeux divins me promettent le don Présent d'amour qui les tormens efface : Mais j'ay grand peur qu'ils tiennent de la race De ton ayeul le Roy Laomedon.

Au flamboyer de leur double brandon Par le penser l'espérance m'embrasse, Ja prévoyant, abusé de leur grâce, Que mon service aura quelque guerdon.

Ta bouche seule en parlant m'espovante, Bouche prophète, et qui vraye me chante Tout le rebours de tes yeux amoureux.

Ainsi je vis, ainsi je meurs en doute, L'un me rappelle, et l'autre me reboute, D'un seul objet heureux et malheureux.

MURET

Tes yeux divins.) Il dit que les yeux de sa dame dou- cement sourians, luy promettent quelque faveur : mais que quand ce vient au parler, elle l'espovante, disant tout au contraire de ce que ses yeux promettent. Mais

I. LIVRE DES AMOURS 29

j'ay grand peur.) C'est à dire, mais j'ay peur qu'ils ne me tiennent pas promesse. De ton ayeul.) Il parle à sa Cassandre, tout ainsi que si elle estoit fille du Roy Priam. Le Roy Laomedon.) Laomedon fut père à Priam : duquel les Poètes disent, qu'il fut homme fort parjure et de mauvaise foy. Lors qu'il bastissoit sa ville de Troye, deux dieux, c'est à sçavoir, Neptune et Apollon, qui pour lors estoient privez de leur divinité, convindrent avec luy à certain pris pour chacun an, pour luy ayder à la bastir. Apres que l'œuvre fut parachevée, et que ces pauvres dieux s'en vindrent demander leur salaire, non seulement il leur refusa, ains les menassa, si plus ils le venoient importuner, qu'il leur feroit à tous deux couper les oreilles, et les envoyeroit liez et garrottez de piedz et de mains en quelques isles loingtaines. Ainsi le raconte Homère au vingt-unième de l'Iliade [443- 457]. Ces dieux furent tellement courroucez, que Apollon luy envoya la peste : Neptune fit desborder la mer jusques dans la ville. Et fut respondu par l'oracle, que cela ne pouvoit estre appaisé, sinon que les citoyens donnassent chacun an une pucelle, pour estre dévorée par un monstre marin. Ce qu'ils firent, se voyans réduits à extrémité : et choisissoient les pucelles par sort. Advint que le sort tomba sur une fille à Laomedon, nommée Hesione. Parquoy ils la prindrent, et l'attachèrent toute nuë à un rocher près du rivage, auquel ils avoient cous- tume de lier les autres. Ainsi qu'elle estoit là, n'attendant sinon que le monstre vint pour la dévorer, Hercule pas- sant là auprès, et entendant comme elle se lamentoit, esmeu à pitié, non seulement la délivra, mais aussi mit à mort le monstre. Laomedon luy offrit pour recompense trente chevaux, que Jupiter luy avoit donnez. Hercule, qui alloit au voyage de la toison d'or, le remercia pour l'heure, et luy dist, qu'il les prendroit à son retour. Quand il revint pour les reprendre, Laomedon les luy refusa : dequoy Hercule estant courroucé, mist à sac la ville de Troye. La fable est en partie dans Valere Flacque au second des Argonautiques [450-580], en partie dans Homère au cinquième de l'Iliade [640]. Le

30 I. LIVRE DES AMOURS

Poëte dit, qu'il a peur que les yeux de sa dame tiennent de la race de Laomedon, c'est à dire, qu'ils soyent trom- peurs.

XXV

Ces deux yeux bruns, deux flambeaux de ma vie, Dessus les miens respandant leur clarté, Ont esclave ma jeune liberté, Pour la damner en prison asservie.

Par ces yeux bruns ma raison fut ravie, Et quelque part qu'Amour m'ait arresté, Je ne sceu voir ailleurs autre beauté, Tant ils sont seuls mon bien et mon envie.

D'autre esperon mon maistre ne me point, Autres pensers en moy ne logent point, D'un autre feu ma Muse ne s'enflame :

Ma main ne sçait cultiver autre nom, Et mon papier ne s'esmaille, sinon De leurs beautez que je sens dedans l'ame.

MURET

Ces deux yeux bruns.) Il dit que les yeux de sa dame l'ont tellement asservi, qu'il n'aime à voir autre qu'elle, et ne peut penser, ny escrire d'autre que d'elle. Mon tyran.) Amour. Esmaille.) Orne. [D'un autre espron.) Ceste fin est de Pétrarque. 77. 1. 1604.]

XXVI

Plus tost le bal de tant d'astres divers Sera lassé, et l'Océan sans onde,

I. LIVRE DES AMOURS 31

Et du Soleil la fuitte vagabonde

Ne courra plus en tournant de travers :

Plus tost des cieux les murs seront ouvers, Plus tost sans forme ira confus le monde, Que je sois serf d'une maistresse blonde, Ou que j'adore une femme aux yeux vers.

O bel œil brun ! que je sens dedans l'ame, Tu m'as si bien allumé de ta flame, Qu'un autre œil verd n'en peut estre veinqueur :

Si que tousjours en peau jeune et ridée, Voire au tombeau je veux aimer l'idée De ces yeux bruns, deux soleils de mon cœur.

MURET

Plus tost le bal.) Il dit que toutes choses impossibles aviendront plus tost, qu'il soit amoureux de femme, qui ait le visage blond, ou l'œil verd. Car l'œil et le teint brun de sa dame l'ont tellement assugetty, que mesme après sa mort, il en aimera l'idée, qui est empreinte en son cœur. Il a dit cela mesme en l'Ode à laques Peletier, des beautez qu'il voudroit en s'amie, il escrit ainsi,

L'âge non meur, mais verdelet encore,

C'est l'âge seul qui me dévore,

Le cœur d'impatience atteint.

Noir je veux l'œil, et brun le teint,

Bien que l'œil verd toute la France adore.

Et est à noter, que les anciens estimoient l'œil noir estre un des points les plus requis à la perfection de beauté. D'où est que Venus est nommée par Pindare sX'.xwtti;, c'est à dire aux yeux noirs, en l'Ode sixième des Pythies, et par Hésiode en la Théogonie, IXtxo6Xscpapo<;. Ainsi mesmes est appellée Chryseis au premier de l'Iliade, [98] np-v ■/' %~r> ~0Lzpl cptX<4> ôrV£Vai sXixtôirtSa 3CO'jp7)V. Et

32 I. LIVRE DES AMOURS

Homère a baillé mesme épithète aux Muses, 'Afxçî Stoç xojpo'j; kX-.y.to-iôe; ëffTrexe [zoùffai. Et l'Autheur en ses Odes, Muses aux yeux noirs mes pucelles. Les Latins ne l'ont pas ignoré, entre lesquels Horace escrit aux Odes [I. XXXI, II].

Et Lycum nigris oculis, nigroque Crine décorum.

Et en l'art Poétique, [v. 37]

Spcctandum nigris oculis, nigroque capillo.

L'œil vert est par les Poètes attribué à Minerve, par eux souvent nommée y^*ux5>7ciç. Et le grand œil à Junon, laquelle ils nomment ^otoTrt;. Le bal de tant d'astres divers.) Le mouvement. Ainsi disent souvent les poètes Grecs, y 000; àdxptôv. Il faut noter, que si le Poëte parle souvent des cheveux dorez, de l'or des cheveux de sa Dame, il entend par ce mot D'or, et Doré, une chose belle, à la mode des Grecs : autrement il contreviendroit à son intention. Car il ne se peult faire, ou rarement se fait, qu'une Dame aux yeux bruns aye les cheveux blonds, mais bien bruns, ou noirs, ou chateigniers. Les murs des deux.) Les voûtes, les rempars.

XXVII

Bien mille fois et mille j'ay tenté De fredonner sur les nerfs de ma Lyre, Et sus le blanc de cent papiers escrire Le nom qu'Amour dans le cœur m'a planté.

Mais tout soudain je suis espou vanté : Car ce beau nom qui l'esprit me martyre Sans le chanter, estonné me retire, De cent fureurs brusquement tourmenté.

I. LIVRE DES AMOURS 33

Je suis semblable à la Prestresse folle, Qui bègue perd la voix et la parolle, Dessous le Dieu qui luy brouille le sain.

Aussi brouillé de l'amour qui me touche, Fol et béant je n'ouvre que la bouche, Et sans parler ma voix se perd en vain.

MURET

Bien mille fois.) Les Prestesses anciennes, lors que Apollon entroit dans elles, pour leur faire chanter les oracles, estoient tellement esmeuës par la véhémente agitation du Dieu, qu'elles perdoient sens et parolle. et béoient seulement, ne pouvans parler. Ainsi dit-il, que la grande beauté, et divinité de sa dame l'empesche de parler, ou d'escrire, lors qu'il en a le plus grand désir. Je suis semblable à la Prestresse.) Cette affection est ainsi descrite en Virgile, [/En. VI, 45-50]

Ventum erat ad limen, cum virgo, poscere fata Tempus, ait : Deus ecce, Deus cui talia fanti Ante fores, subito non vultus, non color unus : Non comptae mansere comae : sed pectus anhelum, Et rabie fera corda tument : majorque videri, Nec mortale sonans.

Béant.) Ouvrant en vain la bouche sans pouvoir parler, à cause de trop grande affection.

XXVIII

Injuste Amour, fusil de toute rage, Que peut un cœur soumis à ton pouvoir, Quand il te plaist par les sens esmouvoir Nostre raison qui préside au courage ?

Ronsard. Les Amours, t. I.

34 I. LIVRE DES AMOURS

Je ne voy pré, fleur, antre ny rivage, Champ, roc, ny bois, ny flots dedans le Loir, Que peinte en eux, il ne me semble voir Cette beauté qui me tient en servage.

Ores en forme, ou d'un foudre enflammé, Ou d'une nef, ou d'un Tigre affamé, Amour la nuict devant mes yeux la guide :

Mais quand ma main en songe les poursuit, Le feu, la nef, et le Tigre s'enfuit, Et pour le vray je ne pren que le vuide.

MURET

Injuste Amour.) Au premier quatrain il dit, que l'homme ne peut résister à la force d'amour. Au second, que quelque part qu'il regarde, il a tousjours la beauté de sa dame devant les yeux. Aux six derniers vers, qu'il la voit de nuict en diverses formes : mais que quand il la pense embrasser, elle s'enfuit. Nostre raison qui préside.) De est, que Platon [Prot. 352 b.] l'appelle 70 ï,-'s:;jLovr/.''.v. Je ne voy pré.) C'est une chose naturelle, que ceux que nous aimons fort, il nous semble tousjours que nous les voyons. D'où est, que les Latins disent porter quelcun dans l'œil, pour dire l'aimer bien fort. Les Grecs disent pour le mesme, porter quelcun en la teste, è7cï z7t xeçaXï) neptcpépeiv. Ou d'un foudre.) Parce qu'elle me brusle. Ou d'une nef.) Parce qu'elle me fuit. Ou d'un Tigre affame.) Pour ce qu'elle me dévore.

XXIX

Si mille œillets, si mille liz j'embrasse, Entortillant mes bras tout à l'entour, Plus fort qu'un cep, qui d'un amoureux tour La branche aimée, en mille plis cnlasse :

I. LIVRE DES AMOURS 35

Si le soucy ne jaunist plus ma face, Si le plaisir fait en moy son séjour, Si j'aime mieux les ombres que le jour, Songe divin, ce bien vient de ta grâce.

Suyvant ton vol je volerois aux cieux : Mais son portrait qui me trompe les yeux, Fraude tousjours ma joye entre-rompue.

Puis tu me fuis au milieu de mon bien, Comme un éclair qui se finist en rien, Ou comme au vent s'évanouyt la nuë.

MURET

Si mille œillets.) Il remercie le Songe, disant, qu'il ne reçoit du bien que par lu y, et que par son moyen il voleroit jusques au ciel, si n'estoit, que ce plaisir se passe trop tost, et s'évanouyt en rien. [Le commen- cement est pris des Rime de Bembo, Sel viver mien, etc. 1604.]

XXX

Ange divin, qui mes playes enbâme, Le truchement et le héraut des dieux, De quelle porte es tu coulé des cieux, Pour soulager les peines de mon ame ?

Toy quand la nuit par le penser m'enflame, Aiant pitié de mon mal soucieux : Or' dans mes bras, ore' dedans mes yeux, Tu fais nager l'idole de ma Dame.

Demeure Songe, arreste encor un peu. Trompeur, atten que je me sois repeu Du vain portrait, dont l'appétit me ronge.

36 I. LIVRE DES AMOURS

Ren moy ce corps qui me fait trespasser, Sinon d'effet, seuffre au moins que par songe Toute une nuit je le puisse embrasser.

MURET

Ange divin.) Il parle encor à ce Songe, et le prie de permettre que sa joye soit un peu de plus longue durée. Il l'appelle Ange, c'est à dire messager divin, parce que les dieux révèlent souvent aux hommes leur volonté par songes. A mesme raison il le nomme héraut et tru- chement des dieux, v.i\ yob x' ôvap ix àtôç éuxi : Homère au premier livre de l'Iliade, [63]. [Bembo. Sogno, che dolcemente ni' hai furato. 1004.]

XXXI

Légers Daimons, qui tenez de la terre, Et du haut ciel justement le milieu : Postes divins, divins postes de Dieu, Qui ses segrets nous apportez grand erre.

Dites Courriers (ainsi ne vous enserre Quelque sorcier dans un cerne de feu) Razant noz champs, dites, a' vous point veu Cette beauté qui tant me fait la guerre ?

Si de fortune elle vous voit ça bas, Li' re par l'air vous ne refuirez pas, Tant doucement sa douce force abuse,

Ou comme moy esclave vous fera, Ou bien en pierre ell'vous transformera D'un seul regard, ainsi qu'une Méduse.

LIVRE DES AMOURS 37

MURET

Légers Démons.) Les anciens, et principalement les Platoniques, ont pensé entre le globe de la Lune, et la terre, estre la demeure des esprits, qu'ils appelloient Démons, tenans en partie de l'humanité, en partie de la divinité : de ceste cy, entant qu'ils sont immortels, comme les dieux : de cette-là, entant qu'ils sont subjets à passions et affections, comme les hommes. Disent davantage, que par le moyen d'iceux, les choses humaines sont portées aux dieux, et les divines sont communiquées aux hommes. Voy Platon au Banquet, et Ficin au Com- mentaire. Le Poète parle à ces Démons, et leur demande, si montant au ciel, ou en descendant, ils ont point apperceu sa dame. Dit davantage, que si quelcun d'eux la voit, il ne pourra pas s'en refuir au ciel : car ou elle le rendra esclave de sa beauté, ou mesme le changera en pierre, c'est à dire, le rendra du tout insensible. Grand erre.) Grand train. Ainsi ne vous enserre quelque sorcier.) Il parle selon l'opinion du vulgaire, qui croit, que les sorciers ont pouvoir d'enserrer les esprits. A' vous.) Comme les Latins disent, Sis, pour Si vis. Ainsi les François, A' vous, pour Avez vous. Ainsi qu'une Méduse.) J'ay parlé de Méduse en un autre lieu. [VIII].

XXXII

Quand au premier la Dame que j'adore, De ses beautez vint embellir les cieux, Le fils de Rhée appella tous les Dieux, Pour faire d'elle encore une Pandore.

Lors Apollon richement la décore, Or' de ses rais luy façonnant les yeux, Or luy donnant son chant mélodieux. Or' son oracle et ses beaux vers encore.

38 I. LIVRE DES AMOURS

Mars luy donna sa fiere cruauté, Venus son ris, Dione sa beauté, Pithon sa voix, Ceres son abondance,

L'Aube ses doits, et ses crins déliés, Amour son arc, Thetis donna ses pies, Clion sa gloire, et Pallas sa prudence.

MURET

Quand au premier.) Il dit que quand sa dame vint au monde, tous les dieux d'un commun accord luy don- nèrent tout ce qu'un chacun d'eux avoit de singulier, Le fils de Rhe'e.) Jupiter fils de Saturne, et de Rhée, autrement nommée Cybele. Pour faire d'elle encore une Pandore.) Apres que Promethée, comme j'ay desja dit, eut desrobé le feu du ciel, Jupiter pour se venger des hommes, donna charge à Vulcan, qu'il fist de terre une statue de femme la plus belle qu'il pourroit, et qu'il l'animast : ce qui fut fait. Apres qu'elle fut animée par commandement de Jupiter, un chacun des dieux luy donna ce qu'il avoit de plus excellent, comme Venus la beauté, Pallas la sagesse, Mercure l'éloquence : et les autres dieux de mesme. Or en ce temps les hommes vivoient sans peine, et sans soucy : d'autant que la terre, sans estre labourée, leur produisoit toutes choses néces- saires à vivre. Jamais n'estoient malades, jamais n'en- vieillissoient. Mais Jupiter mit à Pandore (ainsi se nommoit ceste femme, pour la cause que je diray après) un vase en main, dans lequel estoient encloses les mala- dies, la vieillesse, les soucis, et telles autres malheuretez : puis l'envoya vers un frère à Promethée, qui se nommoit Epimethée, homme de peu de sens : lequel (combien que son frère l'avoit bien adverty de ne recevoir aucun présent, qui vint de Jupiter) toutes fois se laissa par elle abuser, et la receut. Estant receuë, elle ouvrit son vase, et remplit tout le monde des drogues, que j'ay cy dessus nommées. Hésiode le raconte au livre nommé Les œuvres et les jours. La raison de son nom est telle.

I. LIVRE DES AMOURS 39

Pan en Grec signifie tout : et doron est à dire, un don, ou présent. Elle fut donc nommée Pandore, parce que chacun des dieux luy fit un présent. Hésiode, [O. 80.]

ôvôfjnrjve 01 x-^vôe vuvaïxa QavSii>pT)V, oxt TtàvT£; ' ()'/. s'xt.'.ï Sto^ax' è/ovts; Awoov Ê8a>pT)<rav, \x ivSpàaiv àXo^axTiCTiv.

Or' 50« oracle.) La puissance de prédire les choses futures. Il regarde à ceste ancienne Cassandre, qui, comme j'ay dit, fut prophète. Venus son ris.) Venus est appellée par oracle [sic ! Horace. 1553. 1567. 1604], la riante,

Sive tu niavis Erycina ridens.

Hésiode l'appelle cpiXojJLeîÔTjç, c'est à dire aime ris : combien qu'aucuns baillent une autre exposition à ce nom, laquelle est moins honneste que vraisemblable- Dione sa beauté.) Dione, selon Homère au cinquième de l'Iliade, est mère à Venus. Hésiode en la Théogonie, la nombre entre les Nymphes de l'Océan. Pithon sa voix.) Pithon est Déesse d'éloquence, ou de persuasion, nommée par les Latins, Suada, ou Suadela. Ceres son abondance.) Ses richesses. Hésiode sur la fin de la Théogonie raconte, que Plutus Dieu des richesses fut engendré de Ceres, et d'un nommé Jason. L'aube ses doits, et ses crins déliez.) L'aube, qu'on nomme autrement Aurore, est louée d'avoir beaux doits et beaux crins par les Poètes, qui la nomment ore poôoôâxxuXoç, ores sù-Xôxaao;. Thetis donna ses pieds.) Elle est appellée en Homère, la Déesse au pied d'argent, 8eà ©éxiç àpyopoireÇa. Clion sa gloire.) Clion est une des Muses, de laquelle le nom est dérivé de la gloire, qui se nomme en Grec xXéoç. Et Pallas sa prudence.) Pallas autrement nommée Minerve, Déesse de sagesse.

XXXIII

D'un abusé je ne seroy la fable, Fable future au peuple survivant,

40 I. LIVRE DES AMOURS

Si ma raison alloit bien ensuivant L'arrest fatal de ta voix véritable.

Chaste prophète, et vraiment pitoyable, Pour m'avertir tu me prédis souvent, Que je mourray, Cassandre, en te servant : Mais le malheur ne te rend point croyable.

Le fier destin qui trompe mon trespas, Lequel me force à ne te croire pas, Pour me piper, tes oracles n'accorde.

Puis je voy bien, veu Testât je suis, Que tu dis vray : toutesfois je ne puis D'autour du col me dénouer la corde.

MURET

D'un abusé.) Il dit qu'au temps advenir, quand on voudra parler d'un homme qui ait esté bien abusé par amour, on parlera de luy, tellement qu'il sera la fable du peuple : ce qui ne luy adviendrait, s'il pouvoit adjous- ter foy aux oracles de sa dame, qui souvent l'admonestoit, qu'il se deportast, l'asseurant qu'il n'y gaigneroit que la perte de son temps, et l'avancement de ses jours. Mais il dit, que , bien que ce qu'elle luy prédit, soit vray, il est toutesfois forcé par un destin à ne la croire pas. Mais le malheur ne te rend point croyable.) Cela dépend d'une ancienne fable, qui est telle. Phebus estoit fort amoureux de Cassandre, fille de Priam. Elle après l'avoir long temps entretenu de parolles, luy promit un jour de se soumettre à son plaisir, s'il luy vouloit donner la puissance de prédire les choses futures : ce qu'il fit. Ayant obtenu ce qu'elle vouloit, elle se mocqua de luy, le refusant plus que jamais. Parquoy esmeu à indignation, il ne luy osta pas ce qu'il luy avoit donné, car les dieux ne peuvent révoquer leurs presens : mais il luy adjousta ce malin ur, qu'encorcs qu'elle dist vray, jamais personne ne la croiroit : tellement que combien qu'elle prédit

I. LIVRE DES AMOURS 41

long temps devant, les calamitez que les Troyens encour- roient, s'ils recevoient Hélène, et encore après s'ils recevoient le cheval de bois, dans lequel les Grecs estoient enclos, toutefois on ne luy adjousta jamais foy. Virgile, \Mn. II, 246.]

Tune etiam fatis aperit Cassandra futuris Ora, Dei jussu, non unquam crédita Teucris.

XXXIIII

Las, je me plains de mile et mile et mile Soupirs, qu'en vain des flancs je vais tirant, Heureusement mon plaisir martirant Au fond d'une eau qui de mes pleurs distile.

Puis je me plains d'un portrait inutile, Ombre du vray que je suis adorant, Et de ces yeux qui me vont dévorant Le cœur bruslé d'une flame fertile.

Mais par sus tout je me plains d'un penser, Oui trop souvent dans mon cœur fait passer Le souvenir d'une beauté cruelle,

Et d'un regret qui me pallist si blanc, Que je n'ay plus en mes veines de sang, Aux nerfs de force, en mes os de mouëlle.

MURET

Las je me plains.) Il se plaint des soupirs qu'ilgette, et des pleurs qu'il respand, sans qu'ils luy servent de rien. Il se plaint d'un portrait de sa dame, fait par Nicolas Denisot, duquel j'ay parlé cy dessus, lequel portrait ne peut donner suffisante allégeance à ses maux. Il se plaint des yeux, qui luy dévorent, et enflament le cœur : d'un penser, qui perpétuellement luy représente

42 I. LIVRE DES AMOURS

sa dame : et d'un regret, qu'il a de se voir ainsi captif, lequel regret le fait envieillir devant ses jours, luy ayant ja consumé les principaux soustenemens de sa vie.

XXXV

Puisse avenir qu'une fois je me vange De ce penser qui dévore mon cœur, Et qui tousjours comme un lion veinqueur Le tient, l'estrangle, et sans pitié le mange.

Avec le temps, le temps mesme se change : Mais ce cruel qui suce ma vigueur, Opiniastre à garder sa rigueur, En autre lieu qu'en mon cœur ne se range.

Il est bien vray qu'il contraint un petit, Durant le jour son segret appétit, Et sur mon cœur ses griffes il n'allonge :

Mais quand la nuict tient le jour enfermé, Il sort en queste, et lion affamé, De mille dents toute la nuict me ronge.

MURET

Puisse advenir.) Il continue encore à se complaindre de ce penser, souhaitant de se pouvoir un jour venger de luy, et s'esmerveillant, veu que toutes autres choses se changent avec le temps, comment ce seul penser ne change point de lieu, ains se renforce de jour en jour. Dit d'avantage, que ce penser ne le tormente pas si fort par jour, comme par nuict : parce que de jour il survient d'autres occupations, ou compagnies, qui sou- lagent quelque peu sa peine : Mais la nuit, se voyant seul, il se tormente tellement qu'il luy semble que ce penser est un lion affamé, qui de mille dents luy ronge le cœur. 11 n'y a point <!<■ doute, que les amans forclos

I. LIVRE DES AMOURS 43

de jouyssance, lors qu'ils sont retirez de nuict à leur privé, ne sentent sans comparaison plus grande fascherie, que durant le jour. [Tout ce sonnet est tiré de Pétrar- que. 219. 1. Far potess'io vendetta di colci. 1604.]

XXXVI

Pour la douleur, qu'Amour veut que je sente, Ainsi que moy, Phebus tu lamentois, Quand amoureux et banny tu chantois Près d'Ilion sur les rives de Xante.

Pinçant en vain ta lyre blandissante, Fleuves et fleurs, et bois tu enchantois, Non la beauté qu'en l'ame tu sentois, Qui te navroit d'une playe aigrissante.

de ton teint tu pallissois les fleurs, Et l'eau croissant du cristal de tes pleurs, Sonnoit tes cris, dont elle roulloit pleine.

Pour mesme nom, les fleurettes du Loir Près de Vandôme, ont daigné me douloir, Et l'eau se plaindre aux souspirs de ma peine.

MURET

Pour la douleur.) Il compare son amour à celle de Phebus, lors qu'il aimoit Cassandre fille de Priam, comme j'ay dit cy dessus. Près d'Ilion.) Près de Troye. Xanthe.) Fleuve près de Troye. Homère dit, que les dieux l'appellent Xanthe, et les hommes Scamandre.

XXXVII

Ces petits corps qui tombent de travers Par leur descente en biais vagabonde,

44 I- LIVRE DES AMOURS

Heurtez ensemble, ont composé le monde, S'entr'acrochans de liens tous divers.

L'ennuy, le soing, et les pensers ouvers, Tombez espais en mon amour profonde, Ont acroché d'une agrafe féconde Dedans mon cœur l'amoureux univers.

Mais s'il avient, que ces tresses orines, Ces dois rosins, et ces mains ivoirines, Me rendent mort en servant leur beauté,

Retourneray-je en eau, ou terre, ou flame ? Non : mais en voix qui tousjours de ma dame Par l'univers crira la cruauté.

MURET

Ces petits corps.) Empedocle, Epicure, et leurs secta- teurs constituoient deux principes de toutes choses, c'est à sçavoir le vuide, et les petits corps, qu'ils nom- moient Atomes. Et disoient que ces petits corps tom- boient naturellement par le vuide tout droit en bas : excepté qu'ils alloient quelquefois un peu de travers, afin de s'entr'acrocher. Et que par rassemblement fortuit d'iceux, et le monde, et toutes choses en iceluy contenues avoient esté composées : comme on peut veoir dans Lucrèce, et dans Ciceron en plusieurs lieux. Le Poète dit, qu'en telle sorte se sont assemblez dans luy comme de petits corps d'affections. Tombez espais.) C'est à dire, tombans de travers, par le vuide de son amour, ont basti, et façonné dans son cœur, un univers, c'est à dire, un monde amoureux. Or les Philosophes disent, (]iie quand une chose composée vient à se résoudre, les parties qui tenoient du feu, retournent en feu : celles qui tenoient de l'aer, retournent en œr, et ainsi des autres, il demande donc, s'il advient, que les beautez de sa dame le facent mourir, en quoy retournera ce petit univers amoureux, qu'il a dans le cœur. Et respond qu'il ne retournera en

I. LIVRE DES AMOURS 45

aer, en terre, en eau, ny en feu, mais seulement en une voix, qui éternellement publiera la cruauté de sa dame par tout le monde. Ces tresses orines.) Ces cheveux d'or. Orin, rosin, ivoirin, et tels autres mots sont de l'invention de Jan Antoine de Baif.

XXXVIII

Doux fut le trait, qu'Amour hors de sa trousse Pour me tuer, me tira doucement, Quand je fu pris au doux commencement D'une douceur si doucettement douce.

Doux est son ris, et sa voix qui me pousse L'ame du corps, qui s'enfuit lentement Devant mon luth touché mignardement, Chantant mes vers animez de son pouce.

Telle douceur de sa voix coule en l'air, Qu'on ne sçauroit sans l'entendre parler, Sçavoir comment le plaisir nous appelle.

Sans l'ouyr, dis-je, Amour mesme enchanter, Doucement rire, et doucement chanter, Et moy mourir doucement auprès d'elle.

MURET

Doux fut le trait.) Il amplifie la douceur de son amour, et de sa dame. Icy peut on noter l'inconstance perpétuelle compagne des amoureux, qui fait, qu'en un mesme moment, ils jugent l'amour plus doux que miel, et plus amer qu'aluine. Sa voix qui me pousse l'ame du corps.) Qui fait que mon ame me laisse pour suivre son chant. Chantant mes vers animez de son pouce.) Il veut dire, que Cassandre jouant du Luth, chantoit des vers, qu'il avoit faits, et le faisoit d'une si bonne grâce, mignarde-

46 I. LIVRE DES AMOURS

ment pinsetant les cordes, qu'elle semblent leur donner l'amc. Telle douceur.) C'est une imitation de Pétrarque,

[In quai parte del ciel, in quai ided]

Non sa com' Amor sana, e com' ancide, Chi non sa, corne dolce ella sospira, E corne dolce parla, e dolce ride.

XXXIX

Contre mon gré l'attrait de tes beaux yeux Gaigne mon ame, et quand je te veux dire Qu'elle est ma mort, tu ne t'en fais que rire, Et de mon mal tu as le cœur joyeux.

Puis qu'en t'aimant je ne puis avoir mieux, Permets au moins, qu'en mourant je souspire : De trop d'orgueil ton bel œil me martyre, Sans te mocquer de mon mal soucieux.

Mocquer mon mal, rire de ma douleur, Par un desdain redoubler mon malheur, Haïr qui t'aime, et vivre de ses pleintes,

Rompre ta foy, manquer de ton devoir, Cela, cruelle, n'est-ce pas avoir Les mains de sang, et d'homicide teintes ?

MURET

Contre mon gré.) Il se plaint de la cruauté de sa dame, laquelle non seulement n'a point pitié des maux qu'il souffre, ains encor se mocque de ses plaintes. Moquer mon mal.) La sentence est de Properce, [II, xvn, 1]

Mentiri noctem, promisses ducere amantem, Hoc erit infectas sanguine habere manus.

Manquer.) Faillir. M<>t prins de l'Italien.

I. LIVRE DES AMOURS 47

XL

Que de beautez, que de grâces écloses Dans le jardin de ce sein verdelet, Enflent le rond de deux gazons de lait, des Amours les flèches sont encloses !

Je me transforme en cent métamorphoses, Quand je te voy, petit mont jumelet, Ains du printemps un rosier nouvelet, Qui le matin caresse de ses roses.

S'Europe avoit l'estomach aussi beau, Sage tu pris le masque d'un toreau, Bon Jupiter, pour traverser les ondes.

Le ciel n'est dit parfait pour sa grandeur. Luy et le sein le sont pour leur rondeur : Car le parfait consiste en choses rondes.

MURET

Que de beautez.) L'argument est assez aisé de soy. De ce sein verdelet.) Non encore meur. Les Italiens disent acerbe poppe, tetins verdelets, et qui peu à peu commencent à s'enfler. Ainsi ay-je leu dans quelque Epigramme Grec, ô'(u<paxa (jucaTÔv. Les Latins disent pour cela, Papillas sororiantes : ou autrement Papillas gemipomas. Les Grecs expriment le mesme par le verbe, xuôwvtxv. Deux gazons.) Deux tetins. Ains du printemps.) Il se repent de l'avoir appelle mont, et dit qu'il le faut plustost appeller un rosier. Sage tu pris.) Jupiter amou- reux d'Europe, fille du Roy Agenor, se changea en toreau pour la ravir. Voy Ovide en son troisiesme livre de la Métamorphose. Choses rondes.) Les formes rondes sont les plus parfaites selon les Mathématiques.

48 I. LIVRE DES AMOURS

XLI

Quand au matin ma Déesse s'habille, D'un riche or crespe ombrageant ses talons, Et les filets de ses beaux cheveus blons En cent façons en-onde et entortille :

Je l'accompare à l'escumiere fille Oui or' pignant les siens brunement Ions, Or les frizant en mille crespillons, Nageoit à bord dedans une coquille.

De femme humaine encore ne sont pas Son ris, son front, ses gestes, ne ses pas, Ne de ses yeux l'une et l'autre estincelle.

Rocs, eaux, ne bois, ne logent point en eux Nymphe, qui ait si follastres cheveux, Ny l'œil si beau, ny la bouche si belle.

MURET

Quand au matin.) Quand il voit sa dame s 'habillant au matin, il la compare à Venus, lors qu'elle sortoit de la mer : et ce, par ce que tout ce qui est en elle, est divin, et ne tient rien d'humanité. D'un riche or crespe.) De ses cheveux. A l'escumiere fille.) A Venus. Hésiode raconte en la Théogonie, que Saturne fils du Ciel et de la Terre, par la suasion de sa mère, coupa les genitoires à son père, et les getta dans la mer : et que de l'escume qui sortit d'iceux, meslée avec l'eau de la mer, Venus fut engendrée : d'où est qu'on l'appelle à<ppo8tnr), c'est à dire escumiere : car àupo; signifie l'escume. Elle est nommée aussi '^/.ou ///,-,;, qui est à dire aimant les geni- toires, parce que de l'escume d'iceux elle fut faite. Le premier lieu, elle aborda, fut Cytheres, et de en Cypre, d'où elle est nommée Cytherée, et Cyprienne.

I. LIVRE DES AMOURS 49

A ceste cause les anciens avoient souvent coustume de la peindre, comme fraischement née de la mer, et na- geante à bord dans une coquille : et nommoient ceste peinture, xJ-pv; xvaôuofAÉvT,. On dit qu'Alexandre le grand en fit faire un tableau par Apelle, prince de tous les peintres qui jamais furent : et que pour l'inciter à mieux faire, il luy en fit prendre le pourtrait sur une sienne garse belle à merveilles : laquelle il luy fit veoir toute nue : et depuis s'appercevant que le peintre contemplant ceste garse à son plaisir, en estoit devenu amoureux, luy en fit présent. Ainsi le raconte Pline. Sur ceste pein- ture ont esté faits beaucoup d'Epigrammes Grecs : des- quels j'en ay mis icy un de Leonide, qui m'a semblé merveilleusement gentil. [ Ant. Pal., XVI, 182.]

Txv èx'j'JYO'jaav 'i%-y>- ïv. xôXituJV, ïxi i'f :-';-> zs [xopfX'jpooaav, sJ/.ï/r Kûrauv 0' t'v; 'AtoXXtjç, xâXXoç Vjlssujtxtov, Ypar-rôv, à/.A ' ï[vl-y/rj't i£s{xâ£axo. Eu [xèv Y"P ôtxpai? yepalv £x6Xî6et xôjjtav, eu S' ô(XfA(XTa)v vaAYvo,- bcXâfiirei tcoOoç, •/.a' p.aÇoç, àx(xf(ç ôtYY£Xoç, xuôwviqi. aJTà S' 'A8âva xa: Aiô; TuveuvÉTii; œâffoutriv ii Zeô, XenrôfieffOoc ttj xotaet.

Baif aussi à la fin de ses Amours [de Meliue] a touché ceste fable, disant,

O de l'escume la fille, Qui dessus une coquille A bord à Cytheres vins Pressurer ta tresse blonde Encores moite de l'onde, L'oignant de parfums divins.

Et Tibulle, [III, m, 34.] Et faveas concha, Cypria, vecta tua. En-onde.) Tourner et cresper en long comme ondes. Brunement Ions.) Venus est célébrée par les Grecs entre mille beautez, qu'elle a, de deux particulières, des yeux et des cheveux bruns. De femme humaine.) Telle

Ronsard. Les Amours, t. I. 4

50 I. LIVRE DES AMOURS

est la fin d'un Sonet Italien, fait par Messer Lelio Capi- lupi, [Rime di diversi I. (1545), 342.]

Di mortal donna non son l'auree e bionde Chiome di lei, ne 'l parlar dolce e 7 riso, L'habito, i passi, e le serene ciglia.

Selve ombrose, alti monti, e limpide onde Non celan Nympha di si chiaro viso, Ne di guancia si bianca, e si vermiglia.

XLII

Avec les lis les œillets mesliez N'égalent point le pourpre de sa face : Ny l'or filé ses cheveux ne surpasse, Ore tressez et ore desliez.

De ses couraux en voûte repliez Naist le doux ris qui mes soucis efface : Et à l'envy la terre elle passe, Un pré de fleurs émaille sous ses picz.

D'ambre et de musq sa bouche est toute pleine. Que diray plus ? J'ay veu dedans la plaine, Quand l'air tonnant se crevoit en cent lieux,

Son front serein, qui des Dieux s'est fait maistre, De Jupiter rasséréner la dextre, Et tout le ciel obéir à ses yeux.

MURET

Avec les lis.) Il raconte les merveilleux effccts de la divine beauté de sa dame. Mesliez.) Meslez, mot Vando- mois. Ny l'or file'.) Ainsi dit un Italien nommé Antonio Francesco Kinieri, [Rime di diversi. II (1547), 20 b.]

Polito or puro al Sol fiammeggia in vano Al par de be capegli, hor cinti, hor sciolti.

I. LIVRE DES AMOURS 51

Un pré de fleurs.) Semblable est la fiction d'Hésiode [Th., 194.] parlant de Venus,

'Ex S' z(jrt a!8o£ï] /.aAr, 0£Ô; , àuç.-. 8s toitt) TTOffo-îv oiro paôtvoldiv às^exo.

[Ainsi Pétrarque. 133. 1. Corne 7 candido pié per l'herba fresca. 1604.]

XLIII

Ores la crainte et ores l'espérance De tous costez se campent en mon cœur : Ny l'un ny l'autre au combat n'est vainqueur, Pareils en force et en persévérance.

Ores douteux, ores plein d'asseurance, Entre l'espoir, le soupçon et la peur, Pour estre en vain de moy-mesme trompeur, Au cœur captif je promets délivrance.

Verray-je point avant mourir le temps, Que je tondray la fleur de son printemps, Sous qui ma vie à l'ombrage demeure ?

Verray-je point qu'en ses bras enlassé, Recreu d'amour tout penthois et lassé, D'un beau trespas entre ses bras je meure ?

MURET

Ores la crainte.) Il dit que la peur et l'espérance se combattent perpétuellement dans son esprit. Apres il souhaite de jouyr un jour de sa dame, et de mourir entre ses bras. Que je tondray la fleur de son printemps.) Que je jouyray d'elle. La locution est prinse de Pindare aux Pythies [IX, 61] ôata, xXuxàv /_£^pa TrpoffeveYXsTv, r\ p'a xaî èx A£/_siov xEïpev \xt\vtfiiv. Tiotav. Penthois.) Perdant

52 I. LIVRE DES AMOURS

haleine, haletant : mot de fauconnerie. D'un beau trespas.) Selon ce que dit Pétrarque,

Un bel niovir tutta la vita honora.

Et Virgile, [/En. II, 317]

Pulchrumqae mort succurrit in armis.

Et Tyrtaee, [Fragment 1 o dans Poetae lyrici graeci, rec. T. Bergk, vol. II, p. 13.]

Teôvàfzevai yàp xaXôv b-\ ïtoo^â^oiai TOffovca 'oLwoa ' àyaOôv.

Telle mort se souhaitoit Ovide, disant, [Am. II, x,

35]

/42 mi/ii contingat Veneris languescere motu,

Citm moriar, médium solvar et inter opus. Atque aliquis, nostro lachrymans in funere, dicat,

Conveniens vitae mors fuit ista tuae.

Et en un autre lieu, [A m. II, x, 30]

Di faciant, lethi causa sit ista mei.

XLIIII

Je voudrois estre Ixion et Tantale, Dessus la roue, et dans les eaux bas : Et nud à nud presser entre mes bras Ceste beauté qui les anges égale.

S'ainsin estoit, toute peine fatale Me seroit douce, et ne me chaudroit pas, Non d'un vautour fussay-je le repas, Non, qui le roc remonte et redevale.

Voir ou toucher le rond de son tetin l'oiirroit changer mon amoureux destin Aux ma j estez des Princes de l'Asie :

I. LIVRE DES AMOURS 53

Un demy-dieu me feroit son baiser, Et dans son sein mon feu desembraser, Un de ces Dieux qui mangent l'Ambrosie.

MURET

Je voudrois estre.) Il dit qu'il seroit content d'endurer les plus grief ves peines, que les Poètes disent estre aux enfers, à telle condition qu'il peust quelquefois jouyr de sa dame : Par ce que le seul attouchement du tetin le feroit aussi heureux qu'un Prince : le baiser le feroit demy dieu : et le dernier poinct, le feroit aussi heureux que les dieux mesmes. Ixion.) Ixion, comme raconte Didyme sur le vingt uniesme de l'Odyssée, fut fils à Jupiter. Les interprètes de Pindare disent, qu'il espousa une nommée Die, de laquelle le père eut à nom Deionée. Or la coustume estoit anciennement, que les nouveaux mariez faisoient de beaux presens à ceux, desquels ils espousoient les filles. Ixion, qui estoit de meschante nature, pria son beau père de venir banqueter en sa mai- son, et là, suyvant la coustume, recevoir les presens. Ce pendant il fit un grand creux à l'entrée du lieu se devoit faire le festin, et l'ayant remply de charbons ardans, et couvert quelque peu par le dessus, fit mali- cieusement tomber ce pauvre homme dedans, et y mourir misérablement. L'horreur de ce crime mit Ixion en si grande haine et des dieux et des hommes, que par un long temps il erroit çà et vagabond, ne trouvant personne, qui le voulust recevoir. En fin Jupiter ayant pitié de luy, le purgea de ce forfait, et le fit venir au ciel : mesme luy porta bien tant de faveur, qu'il le faisoit ordinairement boire et manger à sa table. Pour cela toutesfois sa malice ne fut aucunement corrigée. Ains un jour entre autres, s'estant bien enyvré de Nectar, et soulé d'Ambrosie, il fut bien si présomptueux que de s'adresser à Junon, et luy tenir propos deshonnestes : voire jusqu'à la presser de son honneur. Elle grande- ment courroucée, en fit le rapport à Jupiter, qui pour le

54 I. LIVRE DES AMOURS

commencement eut soupçon que sa femme eust con- trouvé cela, à cause de la haine qu'elle portoit à tous ceux qu'il avoit engendrez d'autre que d'elle. Parquoy, voulut par certaine expérience en sçavoir la vérité. Si print une nuée, de laquelle il fit une image moult res- semblante à Junon, et la mit en la chambre Ixion souloit se retirer. Lequel pensant au vray de ceste image, que ce fust Junon, accomplit son desordonné vouloir avec elle : et dit-on que de nasquirent les Centaures, qui furent à demy hommes, à demy chevaux. A ceste cause Jupiter, ne le pouvant faire mourir (parce qu'il avoit mangé de l'Ambrosie) l'envoya tout vif aux enfers, et le fit par les mains, et par les pies attacher à une roué, qui tourne perpétuellement, il est encor' criant aux hommes, qu'ils apprennent par son exemple, à ne rendre pas mal pour bien, ains à rendre la pareille à ceux qui leur ont fait plaisir. Voy Didyme tout à la fin du vingt-uniesme de l'Odyssée, et Pindare en l'Ode se- conde des Pythies. Et Tantale.) On raconte diverses cho- ses de Tantale. Les uns disent qu'il fut admis au banquet des dieux, et qu'il desroba du Nectar, et de l'Ambrosie, pour en donner aux hommes qui avoient coustume de banqueter avec luy. Cela raconte Pindare aux Olympies. Les autres, comme Euripide, qu'il révéla les secrets des dieux aux hommes. D'autres encor, comme un des inter- prètes de Pindare, qu'on luy avoit donné en garde un chien, qui estoit commis à la garde du temple de Jupiter en Can- die, et en avoit esté desrobé, et que quand Jupiter l'envoya quérir par Mercure, il luy dist, qu'il ne l'avoit pas. On dit aussi, que voulant festoyer les dieux, il detrencha par pièces un sien fils nommé Pelops, et l'ayant fait cuire, leur en voulut faire manger. Aussi grande est la variété des sentences, quant à la peine qu'il souffre. Les uns disent que Jupiter l'accable d'une montaigne nommée Sipyie. Les autres, qu'il est aux enfers pendu en l'aer, ayant une grosse pierre sur sa teste, tousjours comme preste à cheoir : et que par ainsi il est tourmenté par une continuelle crainte. Les autres, desquels l'opi- nion est fondée sur l'authorité d'Homère dans l'onziesmc

I. LIVRE DES AMOURS 55

de l'Odyssée, et de tous plus communément receuë, disent qu'il est dans l'eau jusques au menton, et dès qu'il se veut baisser, pour estancher sa soif, l'eau s'enfuit si bien, qu'il n'en sçauroit prendre une goûte. Disent davantage, qu'il est entouré de beaux arbres, comme pommiers, poiriers, grenadiers, et tels autres, qui luy apportent le fruict tout auprès les mains, et quand il en cuide prendre, les arbres se haussent soudain, telle- ment qu'il n'y peut atteindre. S'ainsin estoit.) Si ainsi estoit ; ainsin pour Ainsi, à cause de la voyelle qui s'ensuit : à la manière des Grecs, qui disent è<rulv pour èorl, et rXaûxoç ï-v/r.zw à[rj|i.ova |3eXXepocp6vT7)V, pour I'tixte, et ainsi des autres. Non d'un vautour fussay-je le repas.) Non, quand bien un vautour se devroit repaistre de moy, comme on dit, qu'il fait de Titye : duquel les Poètes disent, que pour avoir voulu forcer Latone, il fut tué à coups de sagettes par Apollon et Diane : et après, aux enfers estendu de son long : et dit-on, qu'il couvre de son corps quatre arpents et demy de terre : deux vautours (les autres n'en mettent qu'un) luy rongent perpétuellement le foye. Homère en fait men- tion dans l'unziesme de l'Odyssée, Pindare aux Pythies, Virgile au sixiesme, et plusieurs autres. Non, qui le roc remonte et redevale.) C'est à dire, non, fussay je celuy, qui remonte et redevale le roc. Ceste manière de parler n'est pas encore usitée entre les François : mais elle est divinement bonne toutesfois, et poétique autant qu'il est possible. Non, qui le roc.) Il entend Sisyphe, lequel Homère dit avoir esté le plus fin homme de tous ceux qui jamais furent. Estant près de sa mort, il donna charge à sa femme, qu'elle ne le fist point ense- velir. Apres estre arrivé aux enfers, il se vint plaindre à Pluton, disant que sa femme ne tenoit conte de mettre son corps en terre : et fit tant par ses paroles, que Pluton luy donna congé de sortir et revenir encor' au monde, pour tancer et punir sa femme de ceste négligence. Depuis qu'il fut une fois sorty, il n'y vouloit plus retour- ner, jusqu'à ce que Mercure vint qui l'y ramena par force. Pour punition de ceste tromperie, il fut condamné

56 I. LIVRE DES AMOURS

à porter une grosse pierre au plus haut d'une montaigne* Mais lors qu'il est presque parvenu au sommet, la pierre retombe en bas : tellement que par ce moyen sa peine est infinie. Ainsi le recite Demetrie sur les Olympies de Pindare. Le commentaire sur le sixiesme de l'Iliade le recite encor autrement : mais je n'auroy jamais fait, si je voulois tout poursuyvre. Aux majestez des Princes de l'Asie.) Qui est le plus fertile, et le plus riche pays du inonde. Ainsi Horace voulant dire, qu'il avoit esté quelquefois fort heureux, dit, [Od. III, 9, 4] qu'il a esté plus heureux que le Roy des Perses,

Persarum vigui rege beatior.

Un demy-dieu me feroit son baiser.) Ceste fin est prinse d'un Epigramme Grec de Rufin. [Ant. Pal. V, 94-]

"OjJ.fJ.aT' è/ï'.; "Ilpr,;, MeXÎtt) , ~x; j(eïpa; WO^vt,;, xoù; i^aÇo'j; llacptr^, -y. as'joà ttjç 0:ti8oç.

E'Jôa([juov ô (3X^t:<ov ae Tptjr'X^io^ oartç àxouei r, atOcO; cT 6 cptXtov àOàvaTo; ô' 0 ya;juov.

L'Epigramme entier a esté tourné par Baif au premier livre de ses Amours.

XLV

Amour me tue, et si je ne veux dire Le plaisant mal que ce m'est de mourir, Tant j'ay grand peur qu'on vueille secourir Ce doux torment pour lequel je souspire.

Il est. bien vray que ma langueur désire Qu'avec le temps je me puisse guérir : Mais je ne veux ma dame requérir Pour ma santé, tant me plaist mon martyre.

I. LIVRE DES AMOURS 57

Tais-toy langueur, je sen venir le jour, Que ma maistresse après si long séjour, Voyant le mal que son orgueil me donne,

A la douceur la rigueur fera lieu, En imitant la nature de Dieu, Qui nous chastie, et puis il nous pardonne.

MURET

Amour me tue.) Il reçoit tant de mal en aimant, qu'il en meurt : et prend toutefois tant de plaisir en son tor- ment, qu'il ne veut point demander secours, ains attendre, qu'à la fin sa dame de son bon gré le recompense.

XLVI

Je veux mourir pour tes beautez, Maistresse, Pour ce bel œil, qui me prit à son hain, Pour ce doux ris, pour ce baiser tout plein D'ambre et de musq, baiser d'une Déesse.

Je veux mourir pour ceste blonde tresse, Pour l'embompoinct de ce trop chaste sein, Pour la rigueur de ceste douce main, Qui tout d'un coup me guérit et me blesse.

Je veux mourir pour le brun de ce teint, Pour ceste voix, dont le beau chant m'estraint Si fort le cœur, que seul il en dispose.

Je veux mourir es amoureux combas, Soûlant l'amour, qu'au sang je porte enclose, Toute une nuit au milieu de tes bras.

MURET Je veux mourir.) I dit, qu'il est content de mourir

58 I. LIVRE DES AMOURS

pour les beautez et bonnes grâces de sa dame, lesquelles il poursuit particulièrement. Riais que sur tout il souhaite de mourir, com bâtant per à per, en camp clos, avec elle. Qui tout d'un coup me guérit et nie blesse.) Ceste figure s'appelle en Grec 8*tepov Trpocrcepov. Il y a une allusion à une fable d'Achille, laquelle je raconteray ailleurs plus commodément [CXLII]. Pour le brun de ce teint.) Pour ce teint brun, locution Grecque. [Ainsi Pétrarque. 131. 1. Una man sola mi, risana, e punge, 1604.]

XLVII

Dame, depuis que la première flèche De ton bel œil m'avança la douleur, Et que sa blanche et sa noire couleur Forçant ma force, au cœur me firent brèche :

Je sens en l'ame une éternelle mèche Tousjours flambante au milieu de mon cœur, Phare amoureux, qui guide ma langueur Par un beau feu qui tout le corps me sèche.

Ny nuit ne jour je ne fay que songer, Limer mon cœur, le mordre, et le ronger, Priant Amour qu'il me tranche la vie.

Mais luy qui rit du tourment qui me poinct, Plus je l'appelle et plus je le convie, Plus fait le sourd et ne me respond point.

MURET

Dame depuis.) Tout ce Sonet est assez facile de soy. Phare.) C'estoit une tour à l'une des emboucheures du Nil, près d'Alexandrie, de nuict luisoit un flambeau pour guider les mariniers au port : duquel flambeau l'isle et la tour ont pris le nom. "tap-jveiv, c'est donner lumière.

I. LIVRE DES AMOURS 59

XLVIII

Ny de son chef le trésor crespelu, Ny de son ris l'une et l'autre fossette, Ny le reply de sa gorge grassette, Ny son menton rondement fosselu,

Ny son bel œil que les miens ont voulu Choisir pour prince à mon ame sugette, Ny son beau sein, dont l'Archerot me gette Le plus agu de son trait esmoulu,

Ny de son corps les milliers de charités, Ny ses beautez en mille cœurs escrites, N'ont asservy ma libre affection.

Seul son esprit, tout le ciel abonde, Seule sa douce et sa grave faconde Me font mourir pour leur perfection.

MURET

Ny de son chef.) Il dit qu'il n'a point esté asservi par les beautez corporelles de sa dame, ains seulement par le bon esprit, et par l'éloquence qui est en elle. Le trésor crespelu.) Le poil mignonnement frisé. L'une et l'autre fossette.) C'est une chose bien séante aux damoiselles, lors qu'elles mignardent leurs ris, de faire deux petites fosselettes aux deux costez de la bouche. Ovide homme bien entendu en telles affaires, le commande. [Ars amat. III, 283.]

Sint modici rictus, parvaeque utrinque lacunae, Et summos dentés ima labella te gant.

L'Archerot.) Amour. De charités.) De grâces.

6o I. LIVRE DES AMOURS

XLIX

Amour, Amour, que ma maistresse est belle ! Soit que j'admire ou ses yeux, mes seigneurs, Ou de son front la grâce et les honneurs, Ou le vermeil de sa lèvre jumelle.

Amour, Amour, que ma dame est cruelle ! Soit qu'un desdain rengrege mes douleurs, Soit qu'un despit face naistre mes pleurs, Soit qu'un refus mes playes renouvelle.

Ainsi le miel de sa douce beauté Nourrit mon cœur : ainsi sa cruauté D'un fiel amer aigrist toute ma vie :

Ainsi repeu d'un si divers repas, Ores je vy, ores je ne vy pas, Egal au sort des frères d'Oebalie.

MURET

Amour, Amour.) Il s'esmerveillc de deux choses en sa dame : c'est à sçavoir, de la beauté, et de la cruauté, disant que ceste le fait vivre, ceste-cy le fait mourir. Egal au sort des frères d'Oebalie.) Estant égal à Castor et à Pollux, qui vivent par ranc. Ces deux furent fils à Lede : mais Pollux fut conceu de la semence de Jupiter : Castor, de celle de Tyndarée. Par ainsi Pollux estoit immortel : Castor mortel. Avint que Castor fut tué par Meleagre, ou, comme les autres disent, par Polynice: Pollux fut de telle amour vers son frère, qu'il pria Jupiter luy permettre de partir son immortalité avecques luy. Ce qui luy fut accordé, tellement qu'ils vivent et sont au ciel par ranc l'un après l'autre. Homère, [Od. XI, 298.]

I. LIVRE DES AMOURS 6l

Kat At^8t)v eTSov , tt,v TuvSapéou itapâxoitiv, y; p' 6tco TuvSapéqj xpaTSpôcpoove yeivaxo iraïôe, KoKrcopà 8' iiriroSafJLOV xa? Tcùij àyxOov QoXuSeûxea, ■coûç K|x<p<i) Ça>où<; v.ï-.i/i\ ooatÇoos 27a " o" xai vép8ev*Y^Ç ~'-,,JLT,v rcpoç Ztvô; È'/ovreç aXXore [xsv Çciioua' bTspTjH6DOi, aXXoxs S' a^Tï xeâvâaiv ti{XT,v 8e XsXÔY^aaiv "77. Beoïaiv.

Oebalie est un pays de Grèce, autrement dit Laconie.

Cent fois le jour, esbay je repense, Que c'est qu'Amour, quelle humeur l'entretient, Quel est son arc, et quelle place il tient Dedans nos cœurs, et quelle est son essence.

Je cognoy bien des astres la puissance, Je sçay comment la mer fuit et revient, Comme en son tout le monde se contient : De luy sans plus me fuit la cognoissance.

Je suis certain qu'il est un puissant Dieu, Et que, mobile, ores il prend son lieu Dedans mon cœur, et ores dans mes veines :

Que de nature il ne fait jamais bien, Qu'il porte un fruict dont le goust ne vault rien. Et duquel l'arbre est tout chargé de peines.

MURET

Cent fois le jour.) Il dit, qu'il ne peut aucunement comprendre la nature et l'essence d'Amour : mais que quant à la puissance d'iceluy, il l'expérimente assez en soy. [Voy Pétrarque. Son. 141. 1. 1604.]

62 I. LIVRE DES AMOURS

LI

Mille vrayment, et mille voudroyent bien, Et mille encor, ma guerrière Cassandre, Qu'en te laissant, je me voulusse rendre Franc de ton reth, pour vivre en leur lien.

Las ! mais mon cœur, ainçois qui n'est plus mien, En autre part ne sçauroit plus entendre. Tu es sa dame, et mieux voudroit attendre Dix mille morts, qu'il fust autre que tien.

Tant que la rose en l'espine naistra, Tant que le trèfle au rivage croistra, Tant que les Cerfs aimeront les ramées.

Et tant qu'Amour se nourrira de pleurs, Tousj ours au cœur ton nom, et tes valeurs, Et tes beautez me seront imprimées.

MURET

Mille vrayment.) Il n'y a rien en ce Sonet, qui ne soit aisé de soy.

LU

Avant qu'Amour, du Chaos ocieux Ouvrist le sein, qui couvoit la lumière, Avec la terre, avec l'onde première, Sans art, sans forme, estoyent brouillez les deux.

Ainsi mon tout erroit sedicieux Dans le giron de ma lourde matière, Sans art, sans forme et sans figure entière, Alors qu'Amour le perça de ses yeux.

I. LIVRE DES AMOURS 63

Luy seul rendit mon essence parfaite. Ronde par luy ma qualité s'est faite : Il me donna la vie et le pouvoir,

Il anima mes pensers de sa flame, Et de son branle en ordre fit mouvoir Les pas suivis du globe de mon ame.

MURET

Avant qu'Amour.) Les Poètes, comme Orphée, Hésiode, Ovide et autres disent, que devant que le ciel, le feu, l'aer, l'eau, et la terre fussent faits, les semences et les formes de toutes ces choses estoyent meslées, et con- fondues en une lourde, obscure, pesante, et immobile masse, qu'ils nomment Chaos.

De ceste masse, ainsi que dit Orphée, Amour sortit le premier, lequel par après sépara les parties du Chaos, assignant à chacune d'icelles son lieu propre, et donnant à chacune chose sa forme. Ainsi dit nostre Auteur, que son esprit es toit morne et assoupi dans son corps, sans forme et sans mouvement aucun, au paravant qu'il fut amoureux : Et que ce fut Amour, qui premier demesla ceste confusion, et qui luy donna vie, et mouvement. Ce qu'il dit icy de l'Amour, quant à la séparation des parties du Chaos, il le dit en un autre lieu, de la Paix : parce qu'Amour, Paix, et Amitié, se prennent quelque- fois l'un pour l'autre. D'où est que Cyre Théodore en un Dialogue Grec nommé l'Amitié bannie, dit de l'Amitié, cela mesme que nous disons icy de l'Amour. Du Chaos.) Chaos en Grec signifie confusion. Ocieux.) Il prend Ocieux pour ce que les Latins disent, Iners. Ovide [Met. I, 8.]

Nec quicquam, nisi pondus iners, congestaque eodem, Non bene junctarum discordia semina rerum.

Qui couvoit la lumière.) Qui tenoit la lumière enclose. Ainsi mon tout.) C'est à dire, toutes les parties de mon esprit estoient meslées et confondues. Dans le giron de

64 I. LIVRE DES AMOURS

ma lourde matière.) Dans mon corps. Et de son branle en ordre fit mouvoir Les pas suivis du globe, de mon ame.) C'est à dire, et donna le premier mouvement à mon ame. On pourroit icy disputer, si l'ame a mouvement ou non, et si elle en a, quel il est. Car Platon tient, que l'ame est principe de mouvement, et qu'elle mesmes est un mouvement perpétuel. Aristote confesse bien, qu'aux choses animées elle est principe de mouvement, mais que toutefois elle ne se meut aucunement de soy mesmes, ains seulement par accident, et avecques le corps, comme le nautonnier avecques la navire. Quelques hommes de sçavoir s'efforcent les accorder, disans le mot de mouve- ment se prendre autrement en l'un, et autrement en l'autre. Mais nous remettrons ces disputes au temps que nous aurons suffisant loisir pour parachever le livre des discours Philosophiques en langue vulgaire, ja par nous commencé. Maintenant revenons à nostre Autheur. Il dit Le globe de son ame. Parce que combien que l'ame estant incorporelle, ne peut avoir figure, ne ronde, ne quarrée, ny autre : si est-ce toutefois, qu'elle a affinité avecques le rond. Car le mouvement du rond se retourne en soy-mesme : et si fait aussi le mouvement de l'ame, si mouvement le faut appeller. Pour entendre cecy, considérons, que l'œil void bien toutes autres choses, mais il ne peut pas voir soy-mesme. Par ainsi son mou- vement, c'est à dire, son action, ne retourne pas en soy, ains s'estend seulement aux autres choses. Mais l'ame non seulement peut entendre la nature des autres choses, ains aussi sa nature mcsme : qui est un grand argument pour l'immortalité. De est, que sainct Denys au pre- mier livre Des noms divins, dit le mouvement de l'ame estre circulier. Nostre Auteur dit, Les pas suivis. Pour ce qu'au mouvement d'un rond, toutes les parties s'en- tresuivent, comme tresbien demonstre Aristote au livre des questions Mechaniques, qui à ceste cause dit le cercle estre principe des merveilles. Ce Sonet précèdent ne se doit proprement appeller Sonet, mais un Lay. L'Auteur appelle les Sonets, qui ont plus de quatorze lignes, Lais, ou Virelais, vieux mots François.

I. LIVRE DES AMOURS 65

LUI

J'ay veu tomber prompte inimitié) En sa verdeur mon espérance à terre, Non de rocher, mais tendre comme verre, Et mes désirs rompre par la moitié.

Dame le ciel logea mon amitié, Et dont la main toute ma vie enserre, Pour un flateur tu me fais trop de guerre, Privant mon cœur de ta douce pitié.

Or s'il te plaist, fay moy languir en peine : Tant que la mort me dénerve et déveine, Je seray tien. Et plus-tost le Chaos

Se troublera de sa noise ancienne, Qu'autre beauté, qu'autre amour que la tienne, Sous autre joug me captive le dos.

MURET

J'ay veu tomber.) Il se plaint, que pour un faux rap- port, sa dame estoit courroucée contre lu y, l'asseurant toutefois que quelque torment qu'elle luy sçache donner, il n'aimera jamais autre qu'elle. Le commencement est pris de la fin d'un Sonet de Pétrarque, qui est telle,

[Amor, Fortuna, e la mia mente schiva]

Lasso, non di diamante, ma d'un vetro Veggio di man cadevmi ogni speranza, Et tutt'i miei pensier romper nel mezzo.

Dénerve et déveine.) Mots faits à l'imitation de Pé- trarque. [Son. 161. 1. 1604.]

Ronsard. •— Les Amours, t. I. 5

66 I. LIVRE DES AMOURS

LIIII

O doux parler, dont l'apast doucereux Nourrit tousjours la faim de ma mémoire : O front, d'Amour le Trofée et la gloire, O doux souris, O baisers savoureux :

O cheveux d'or, O coutaux plantureux De liz, d'oeillets, de porfyre, et d'ivoyre : O feux jumeaux, dont le ciel me fit boire A si longs traits le venin amoureux :

O vermeillons, O perlettes encloses, O diamans, O liz pourprez de roses, O chant qui peut émouvoir un Lion,

Et dont l'accent nos âmes vient espoindre : O corps parfait, de tes beautez la moindre Mérite seule un siège d'Ilion.

MURET

O doux parler.) Le Poëte absent de sa dame, remémore particulièrement aucunes de ses beautez, et souhaite les revoir. L'apast doucereux.) Il dit nourrir la faim de sa mémoire par l'apast douceureux du doux parler de sa dame : C'est à dire, qu'il paist son esprit de la souve- nance du parler d'icelle. Trofée.) Ainsi disoit on ancien- nement, quand on avoit revestu quelque arbre ébranché, des despouilles de l'ennemy, pour monument de victoire. Et se dit en Grec xpô-jraiov, parce qu'on avoit de coustume de le dresser pour avoir tourné l'ennemy, lors qu'il se mettoit en fuite, qu'ils appelloient xporn^v. Coutaux plantureux.) Le sein abondant en ces couleurs, qu'il représente par les lis, œillets, porfyre, et ivoire. Feux jumeaux.) Les yeux par lesquels il dit à longs traits avoir beu le venin amoureux : ce qui se fait, parce que

I. LIVRE DES AMOURS 67

les rayons des yeux de la dame sont comme voituriers de son esprit, et par la rencontre qu'ils font avecques les rayons de l'amant, se meslant parmy eux, se con- duisent à son cœur, et de leur esprit estrangé empoi- sonnent l'esprit de celuy qui est outré. Apulée fait tresbien à ce propos, disant, Isti oculi tui per meos oculos ad intima delapsi praecordia, acerrimum meis medullis commovent incendium. Le ciel.) Selon les Astrologues, qui disent les corps inférieurs estre gouvernez par les célestes. Boire.) Telle manière de parler est en l'Epi- gramme en Grec, [Anthol. Pal. V, 226.]

'OcpOaXuol, téo uiypi; à'yjaacTS vÉ/Tap 'EpaJxojv , xâXXeoç àxp^xou Çcopoitctai Opa^És;; ;

Vermillons.) Les lèvres. Perlettes, Diamans.) Les dents. Lis pourprez de roses.) Blanches et vermeilles joues.

LV

Verray-je point la saison qui m'apporte Ou trêve, ou paix, ou la vie, ou la mort, Pour edenter le soucy qui me mort Le cœur rongé d'une lime si forte ?

Verray-je point que ma Naïade sorte D'entre les flots, pour m'enseigner le port ? Viendray-je point, ainsi qu'Ulysse, à bord, Ayant au flanc son linge pour escorte ?

Verray-je point, que ces astres jumeaux, En ma faveur, encore par les eaux Montrent leur flame à ma Carène lasse ?

Verray-je point tant de vents s'accorder, Et calmement mon navire aborder, Comme il souloit, au havre de sa grâce ?

68 I. LIVRE DES AMOURS

MURET

Verray-je point.) Ce Sonet tend au mesme argument que le précèdent, quant à l'absence de sa dame : mais il le diversifie d'une passion plus grande, accompaignée de la comparaison de soy à Ulysse, de sa dame à Leu- cothée, de qui nous dirons la fable. Edenter.) Oster la dent au soucy. Naiade.) Il appelle Cassandre Naiade, la comparant à Leucothée, Nymphe de mer, dite autre- ment Inon, fille de Cadme : laquelle par Junon poussée en fureur, parce qu'elle tenoit la main aux honneurs divins, qu'on donnoit à Bacchus, tenant entre ses bras un sien petit fils, qui avoit nom Melicerte, s'eslança de la pointe d'une roche en la mer : et tous deux furent, à la requeste de leur ayeule Venus, receuz par Neptune entre les Dieux marins, le nom de Melicerte changé en Palemon, et celuy d'Inon en Leucothée. Ovide au qua- triesme des Métamorphoses. Ceste Déesse, comme une tormente eut surpris Ulysse, au partir de l'Isle de Calyp- son, dans le vaisseau qu'il avoit luy-mesme charpenté de sa main, s'apparut à luy : et luy donnant un couvre- chef, l'advertit, qu'il s'en couvrist l'estomach, et couvert en la sorte se gettaTst] dans les flots, et qu'ayant pris terre, il le luy regettast dans la mer. Ce qu'Ulysse pressé des vagues fit finablement, et par le moyen du linge, vint à bord. Le conte en est au cinquiesme de l'Odyssée. Escorte.) Guide, conduite. Astres jumeaux.) Les yeux. Il continue la métaphore de la mer. Carène.) La panse du navire. Partie pour le tout. Calmement.) Paisiblement, mot de marine. Havre.) Port.

LVI

Quel sort malin, quel astre me fit estre Jeune si fol, et de malheur si plein ? Quel destin lit, que tousjours je me plain De la rigueur d'un trop rigoureux maistre J.

I. LIVRE DES AMOURS 69

Quelle des Sœurs à l'heure de mon estre Noircit le fil de mon sort inhumain ? Et quel Daimon d'une senestre main Berça mon corps quand le ciel me fit naistre ?

Heureux les corps dont la terre a les os ! Bien-heureux ceux, que la nuit du Chaos Presse au giron de sa masse brutale !

Sans sentiment leur repos est heureux : Que suis- je, las ! moy chetif amoureux, Pour trop sentir, qu'un Sisyphe ou Tantale ?

MURET

Quel sort malin.) Il se plaint de sa condition, laquelle il dit estre si misérable, que les morts sont heureux au pris de luy. Quel sort malin.) Il met différence entre la fortune, et l'influxion des astres, comme quelques uns des Philosophes ont fait. Quel astre.) Selon l'opinion des Mathématiciens, qui disent l'heur et le malheur des hommes dépendre de l'influence des astres. Quel destin.) Selon les Stoiques, qui disent toutes choses estre gou- vernées par le destin. D'un trop rigoureux maistre.) D'Amour. Quelle des Sœurs.) Des trois Parques filles de la nuict, par lesquelles la vie des hommes est filée, selon les Poètes. Et quel Daimon.) Daimons, en nostre religion, sont appeliez bons ou mauvais anges. La nuict du Chaos.) L'obscurité. Au giron de sa masse brutale.) Dans la terre. Qu'un Sisyphe ou Tantale.) J'en ay desja parlé ailleurs [XLIIII].

LVII

Divin Bellay, dont les nombreuses lois Par un[e] ardeur du peuple séparée,

70 I. LIVRE DES AMOURS

Ont revestu l'enfant de Cytherée

D'arcs, de flambeaux, de traits, et de carquois

Si le doux feu, dont, jeune, tu ardois, Enflambe encor' ta poitrine sacrée Si ton oreille encore se recrée, U'ouyr les plaints des amoureuses vois :

Oy ton Ronsard, qui sanglotte et lamente, Pâle de peur pendu sur la tourmente, Croizant en vain ses mains devers les cieux,

En fraile nef, sans voile ne sans rame, Et loin du bord, pour astre sa dame Le conduisoit du Fare de ses yeux.

MURET

Divin Bellay.) Il escrit ce Sonet à Joachim du Bellay Angevin, excellent Poëte François, comme ses œuvres de long temps semées par toute la France contraignent les envieux mesmes à le confesser : et le prie d'ouyr les complaintes qu'il fait, pour estre absent de sa dame, sans grande espérance de la revoir. Un presque semblable Sonet luy avoit escrit du Bellay, dans son Olive, lequel m'a semblé bon de mettre icy,

Divin lions ard, qui de l'arc à sept cordes Tiras premier au but de la mémoire Les traits œlez de la Françoise gloire, Que sur ton luth hautement tu accordes :

Fameux harpeur, et prince de nos Odes, Laisse ton Loir hautain de ta victoire, lit vien sonner au rivage de Loire De tes chansons les plus nouvelles modes.

Enfonce l'arc du vieil The bain archer, nul que toy ne sceut onc encocher Des doctes Sœurs les sagettcs divines.

I. LIVRE DES AMOURS 71

Porte pour moy, parmy le ciel des Gaules Le sainct honneur des Nymphes Angevines, Trop pesant faix pour mes foibles espaules.

Dont.) Duquel. Ainsi quelquefois prennent les Latins, Unde. Virg. Genus unde Latinum. Les nombreuses loix.) Les carmes, vôfioi, s'appelloient anciennement chansons : comme en Aristophane, [ Eq., 9.]

çuvauX-av xXaûcrwfjtev 'OÀjjjltto'j voaov.

Depuis les loix furent appellées vôfiot : parce qu'on les faisoit en vers, afin que le peuple les chantast, et par tel moyen les retint plus aisément en mémoire. L'enfant de Cytherée.) Amour. Croizant en vain.) Il exprime le geste de ceux qui sont réduits à desespoir.

LVIII

Quand le Soleil à chef renversé plonge Son char doré dans le sein du vieillard, Et que la nuit un bandeau sommeillard Des deux costez de l'Horizon alonge :

Amour adonc qui sape, mine et ronge De ma raison le chancellant rempart, Comme un guerrier en diligence part, Armant son camp des ombres et du songe.

Lors ma raison, et lors ce dieu cruel, Seul per à per d'un choc continuel Vont redoublant mille escarmouches fortes :

Si bien qu'Amour ne seroit le vainqueur Sans mes pensers, qui luy ouvrent les portes, Par la traison que me brasse mon cœur.

72 I. LIVRE DES AMOURS

MURET

Quand le soleil.) Il veut représenter les discours qu'il fait la nuict, pensant à sa dame. Pour ce faire avec plus de grâce, il fait comme deux capitaines, Amour et Raison. Le camp d'Amour est armé des ténèbres de la nuict, et du songe. Raison a pour sa défense, le cœur, et les pensers. Il dit donc que par nuict, Amour vient donner des escarmouches à Raison : et qu'ils se com- battent long temps ensemble. Mais que son cœur et ses pensers qui luy sont traistres, ouvrent les portes à l'Amour, qui par ce moyen, en fin demeure vainqueur sur la Raison. Quand le soleil.) Description de la nuict. Plonge son char.) Les Poètes disent que le Soleil se plonge au soir dans l'Océan, et en sort au matin. Dans le sein du vieillard.) Dans le sein de Neptune, dans la mer. Il appelle Neptune vieillard, à cause de l'escume de la mer, qui est semblable à poil blanc. Ou plustost, parce que beaucoup d'anciens, comme Thaïes le Milesien, ont dit l'eau estre principe de toutes choses. Pour laquelle cause Pindare a dit, rien n'estre meilleur que l'eau Apifftov p.sv »-)o. Homère semble avoir touché cestc opinion, disant [77. XIV, 201]

'Qxeavôç zi 0eS>v y^v£7'-v "/-a>- pQTÉpa Brfiûv

et en un autre lieu [II. XIV. 246]

' ûxeavov ottieo véveffiç rcàv'ueffffi ~.i~-r/.-'x\.

Et que la nuict.) Il feint que la nuict estend un ban- deau, duquel elle clost les yeux aux hommes, et les endort. De l'Horizon.) En quelque lieu que nous soyons au descouvert, il semble que nous voyons comme un cercle, qui de tous costez arreste et achevé notre veuë. Tels cercles sont nommez en Grec Horizons. Ciceron [Divin. II, 44], Orbes qui coelum quasi médium dividunt, et aspec- tum nostrum defmiunt, qui à Graecis ôplÇovxeç nominan-

I. LIVRE DES AMOURS 73

tur : à nobis, Finientes vectissimè vocari possunt. Procle en la Sphère, 'OptÇcov ècn xuxXoç ô 8iop(£cov ôijùv -ô, ts cpavepôv , xat xo àçpavs; \xipoç zo'J xo<T|j.ou. Sape, mine.) Saper et miner est presque tout un. Par la traison.) Traison icy n'a que deux syllabes. Ceste figure se nomme en Grec xpôcffiç, ou Tjvs/.cpwv^-n;.

LIX

Comme un Chevreuil, quand le printemps détruit Du froid hyver la poignante gelée, Pour mieux broutter la fueille emmielée, Hors de son bois avec l'Aube s'enfuit :

Et seul, et seur, loin de chiens et de bruit, Or' sur un mont, or' dans une valée, Or' près d'une onde à l'escart recelée, Libre, folastre son pie le conduit :

De rets ne d'arc sa liberté n'a crainte Sinon alors que sa vie est attainte D'un trait meurtrier empourpré de son sang.

Ainsi j'alloy sans espoir de dommage, Le jour qu'un œil sur l'Avril de mon aage Tira d'un coup mille traits en mon flanc.

MURET

Comme un chevreuil.) Ce Sonet est aisé de soy. Il est prins de Bembo, qui escrit ainsi :

Si corne suol, poi che'l verno aspro e rio Parte, e da loco a le stagion migliori, Uscir col giorno la cervetta fuori Del suo dolce boschetto almo natio :

Et hor super un colle, hor longo un rio, Lontana de le case, e da pastori

74 I- LIVRE DES AMOURS

Gir secura pascendo herbetta e ftori Ovunqae piu la porta il suo desio :

Ne terne di saetta, o d'altro inganno, Se non quand' ella c colla in mezzo il fianco Da buon acier, che di nascosto scochi.

Cosi senza lemer futur o affanno Moss'io Donna quel di, che bei vostr' occhi M'enipiagar lasso tutto 'l lato manco.

LX

Ny voir flamber au point du jour les roses, Ny liz plantez sus le bord d'un ruisseau, Ny son de luth, ny ramage d'oyseau, Ny dedans l'or les gemmes bien encloses,

Ny des Zephirs les gorgettes décloses, Ny sur la mer le ronfler d'un vaisseau, Ny bal de Nymphe au gazouillis de l'eau, Ny voir fleurir au printemps toutes choses,

Ny camp armé de lances hérissé, Ny antre verd de mousse tapissé, Ny des forests les cymes qui se pressent,

Ny des rochers le silence sacré, Tant de plaisirs ne me donnent qu'un Pré, sans espoir mes espérances paissent.

MURET

Ny voir flamber.) Il dit, qu'il n'y a chose en ce monde qui luy donne tant de plaisir, qu'un Pré. [La plus grande partie de ce Sonnet est tiré de Pétrarque. 44. 2. 1604.] Les gemmes.) Les pierres précieuses. Des Zephirs.) Des petits ventelets, qui soufflent au printemps. Au gazouil- lis.) Au bruit.

I. LIVRE DES AMOURS 75

LXI

Dedans un pré je vis une Naiade, Qui comme fleur marchoit dessus les fleurs, Et mignottoit un bouquet de couleurs, Echevelée en simple verdugade.

De son regard ma raison fut malade, Mon front pensif, mes yeux chargez de pleurs, Mon cœur perclus : tel amas de douleurs En ma franchise imprima son œillade.

je senty dedans mes yeux voiler Un dous venin, subtil à s'escouler Au fond de l'ame, le mal est extresme :

Puis comme un liz de la gresle froissé Languist à bas, j'eu le cœur abaissé, Et dans mon feu je m'immolay moy-mesme.

MURET

Dedans un pré.) Il poursuit comme il fut surpris dedans un pré par les beautez d'une Naiade.

LXII

Quand ces beaux yeux jugeront que je meure, Avant mes jours me banissant bas, Et que la Parque aura porté mes pas A l'autre bord de la rive meilleure :

Antres et prez, et vous forests, à l'heure, Pleurant mon mal, ne me dédaignez pas : Ains donnez moy sous l'ombre de vos bras, Une éternelle et paisible demeure.

76 I. LIVRE DES AMOURS

Puisse avenir qu'un poëte amoureux, Ayant horreur de mon sort malheureux, Dans un cyprès note cet epigramme :

CI DESSOUS GIT UN AMANT VANDOMOIS, QUE LA DOULEUR TUA DEDANS CE BOIS POUR AIMER TROP LES BEAUX YEUX DE SA DAME.

MURET

Quand ces beaux yeux.) Sa vie et sa mort dépendent des yeux de sa dame. Par ainsi, dit il, que quand ses yeux l'auront condamné à mourir, il veut estre enterré en quelque lieu champestre, ombrageux, à l'escart, avecques l'Epitaphe tel comme il le descrit. Voy la cin- quiesme Ode du quatriesme livre. A l'autre bord.) Aux champs Elysées. Dans un Cyprès.) Parce que c'est un arbre triste, et apte aux morts. Les anciens le disoient estre sacré à Pluton, et quand quelcun estoit mort dans la maison, ils mettoient des branches de Cyprès au devant pour enseigne. Quand ils brusloient le corps du mort, ils entournoient tout le feu de Cyprès : ce qui se faisoit, dit Varron, de peur que la puanteur n'offensast les assistans. A ceste cause Virgile appelle, Ferales cupressos, [Horace 1553], Invisas. Cest Epigramme.) Epigramme en grec signifie toute inscription.

LXIII

Qui voudra voir dedans une jeunesse La beauté jointe avec la chasteté, L'humble douceur, la grave majesté, Toutes vertus, et toute gentillesse :

Qui voudra voir les yeux d'une Déesse, E1 de nos ans la seule nouveauté,

I. LIVRE DES AMOURS 77

De cette Dame œillade la beauté, Que le vulgaire appelle ma maistresse.

Il apprendra comme Amour rit et mord, Comme il guarit, comme il donne la mort, Puis il dira, quelle estrange nouvelle !

Du ciel la terre empruntoit sa beauté. La terre au ciel a maintenant osté La beauté mesme, ayant chose si belle.

MURET

Qui voudra voir.) Il dit le comble de toutes bonnes grâces estre en sa dame. Que le vulgaire appelle ma mais- tresse.) Il veut dire qu'elle est bien digne d'un plus magnifique nom. Ce carme est mot par mot tourné de Pétrarque. [Son. 224. 1. 1604.]

LXIIII

Tant de couleurs l'Arc-en-ciel ne varie Contre le front du Soleil radieux, Lors que Junon par un temps pluvieux Renverse l'eau dont la terre est nourrie :

Ne Jupiter armant sa main marrie En tant d'éclairs ne fait rougir les cieux, Lors qu'il punit d'un foudre audacieux Les monts d'Epire, ou l'orgueil de Carie :

Ny le soleil ne raïonne si beau, Quand au matin il nous monstre un flambeau Tout crespu d'or, comme je vy ma Dame

Diversement son visage acoustrer, Flamber ses yeux, et claire se monstrer, Le premier jour qu'elle ravit mon ame.

78 I. LIVRE DES AMOURS

MURET

Tant de couleurs.) Pour monstrer quelle estoit la beauté de sa dame le jour qu'elle le ravit, il use de trois comparaisons : disant, qu'en l'Arc-en-ciel ne se monstre point une si grande, ne si belle variété de couleurs, comme elle estoit lors en sa face : qu'il ne sort point tant d'esclairs du ciel, quand il tonne, comme lors il sortit de ses yeux : que le Soleil au matin n'apparoit point si clair, comme sa face estoit claire. [Le commence- ment est de Pétrarque. Son. 13. 1. 1604.] Contre le front du Soleil radieux.) L'Arc-en-ciel se fait par une réver- bération des rayons du Soleil. Voy Aristote au troisiesme des Météores. Lors que Junon.) Par Junon les Poètes n'entendent autre chose que l'a?r. Renverse.) Il dit pro- prement, renverse : car les vapeurs desquelles la pluye se fait, sont premièrement attirées de la terre. Lors qu'il punit.) Le foudre tombe sur les montagnes, ou sur les édifices haut eslevez. Et semble que Jupiter les vueille punir, parce qu'ils approchent trop près du ciel. Les monts d'Epire.) Acroceraunes, desquels j'ay parlé devant. [VIII] L'orgueil de Carie.) Le Mausolée, c'est à dire, le sepulchre du Roy Mausole, lequel fut si sumptueusement basty, qu'on le nombre entre les sept merveilles du monde. Voy Pline au 36. livre.

LXV

Quand j'appcrçoy ton beau poil brunissant, Qui les cheveux des Charités efface, Et ton bel œil qui les astres surpasse, Et ton beau teint sans fraude rougissant,

A front baissé je pleure gémissant, Dequoy je suis (faulte digne de grâce) Sous les accords de ma rime si basse, De tes beautez les honneurs trahissant.

I. LIVRE DES AMOURS 79

Je connoy bien que je devroy me taire En t'adorant : mais l'amoureux ulcère Qui m'ard le cœur, vient ma langue enchanter.

Donque (mon Tout) si dignement je n'use L'ancre et la voix à tes grâces chanter, C'est le destin, et non l'art qui m'abuse.

MURET

Quand j'apperçoy.) Quand il considère les excellentes beautez de sa dame, il dit, qu'il a honte et regret de ne les pouvoir dignement descrire : cognoissant bien, qu'il fau- drait se taire, ou en parler mieux. Mais la force de son amour est si grande, qu'elle le contraint d'entreprendre plus qu'il ne peut. Par ainsi, dit-il, que si en ceste part il ne s'acquitte entièrement de son devoir, il ne s'en faut pas prendre à luy, ains à son destin, qui l'a voulu adresser en si haut lieu, que la force de ses escrits n'y peut aucu- nement atteindre. Sans fraude.) Sans fard, sans ver- meillon, à la mode des Latins, Sine dolo, arte, et fraude. Faulte digne de grâce.) Il confesse bien qu'il y a de la faute en luy, mais que toutefois telle faulte est digne de grâce, d'autant qu'elle ne procède pas de mauvais vouloir. De tes beautez les honneurs trahissant.) Car j'entrepren de les descrire : et après n'en puis venir à bout.

LXVI

Ciel, ser, et vents, plains et monts découvers, Tertres vineux, et forests verdoyantes, Rivages tors, et sources ondoyantes, Taillis rasez, et vous bocages vers :

Antres moussus à demy-front ouvers, Prez, boutons, rieurs, et herbes rousoyantes,

80 I. LIVRE DES AMOURS

Coutaus vineux, et plages blondoyantes, Et vous rochers escholliers de mes vers :

Puis qu'au partir, rongé de soin et d'ire, A ce bel œil Adieu je n'ay sceu dire, Qui près et loin me détient en esmoy,

Je vous supply, Ciel, aer, vents, monts, et plaines, Taillis, forests, rivages et fontaines, Antres, prez, fleurs, dites le luy pour moy.

MURET

Ciel, aer, et vents.) Contraint quelquefois de prendre congé de sa dame, et n'ayant pas le pouvoir de luy dire Adieu, il prie toutes les choses qu'il voit, de [le] luy dire en son nom. Tertres vineux.) Les tertres sont plus bas et déprimez que les montaignes, sur lesquels croissent les bons vins. Virgile, Et apertos Bacchus amat colles. Herbes rousoyantes.) Les Latins disent, Roscidae, ou rorulentae. Plages blondoyantes.) Couvertes de blez desia meurs. Escholliers de mes vers.) Comme Virgile dit, qu'Apollon faisoit apprendre aux Lauriers du fleuve Eurote ses vers, ainsi le Poète dit, que les rochers ap- prennent les siens.

LXVII

Voyant les yeux de ma maistressc eslue, A qui j'ay dit, Seule à mon cœur tu plais, D'un si doux fruict, Amour, tu me repais, Que d'autre bien mon ame n'est goulue.

L'Archer, qui seul les bons esprits englue, Et qui ne daigne ailleurs perdre ses traits, M'esblouist tant du moindre de tes rais, Qu'il m'a du cœur toute peine tolùe.

LIVRE DES AMOURS

Non, ce n'est point une peine qu'aimer : C'est un beau mal, et son feu doux-amer Plus doucement, qu'amèrement nous brûle.

O moy deux fois, voire trois bien-heureux, S'Amour me tue, et si avec Tibulle J'erre bas sous le bois amoureux.

MURET

Voyant les yeux.) Il prend si grand plaisir à voir les yeux de sa dame, qu'il trouve douce toute la peine qu'il souffre en aimant : et dit mesmes, qu'il se tiendra trop heureux, si Amour est cause de sa mort. A qui j'ay dit, Seule à mon cœur tu plais.) Prins de Ovide, [Ars Amat. I, 42].

Elige, cui dicas, tu mihi sola places. Ainsi Pétrarque,

Col dolce Jwnor, que d'amar quella liai preso, A cu'io dissi, tu sola à me piaci.

Et son feu doux-amer.) C'est ce que les Grecs disent, YÀ-jy.J-ixpov. Avec Tibulle.) Poëte Latin, qui a divine- ment traitté l'amour. Sous le bois amoureux.) Auquel on dit, que ceux qui sont morts en aimant, démènent leurs amours encore après leur mort.

LXVIII

L'œil qui rendrait le plus barbare appris, Qui tout orgueil en humblesse détrempe, Et qui subtil affine de sa trempe Le plus terrestre et lourd de nos espris,

Ronsard. Les Amours, t. I. 6

82 I. LIVRE DES AMOURS

M'a tellement de ses beautez épris, Qu'autre beauté dessus mon cœur ne rampe, Et m'est avis, sans voir un jour la lampe De ces beaux yeux, que la mort me tient pris.

Cela que l'air est de propre aux oiseaux, Les bois aux cerfs, et aux poissons les eaux, Son bel œil m'est. 0 lumière enrichie

D'un feu divin qui m'ard si vivement, Pour me donner et force et mouvement, Estes vous pas ma seule Entelechie ?

MURET

L'œil qui r endroit.) Il dit, que l'œil de sa dame l'a tellement ravy, que sa vie dépend entièrement de la lumière de cest œil. Et qui subtil affine de sa trempe.) Métaphore prinse des armuriers. Ne rampe.) Ramper est ce que les Latins disent, Repère. La lampe.) La lumière. O lumière enrichie.) Il adresse maintenant sa parole à l'œil qu'il avoit tant loué. Ma seule Entelechie.) Ma seule perfection, ma seule ame, qui causez en moy tout mouvement tant naturel, que volontaire. Entelechie en Grec signifie perfection. Aristote dit, et enseigne, que chacune chose naturelle a deux parties essentielles, c'est à sçavoir, la matière, qu'il nomme uXtq, ou xb u-jtoxei|jLevov, et la forme qu'il nomme elôoç, [xopcpT), ou êvxeXéyeta. Dit en outre, que ceste forme, ou Entelechie donne essence et mouvement en toutes choses. Tellement que ce qui fait les choses pesantes tendre en bas, et les légères en haut, n'est autre chose que leur Entelechie. Ce qui fait que les herbes, arbres, plantes, prennent nourrissement et accroissement, est aussi ceste forme essentielle, qui est en eux. Ce qui fait que les bestes sentent, qu'elles engendrent, qu'elles se mouvent de lieu en autre, n'est aussi que leur Entelechie, c'est à dire leur ame. Par ainsi ce divin Philosophe (car ainsi me

I. LIVRE DES AMOURS 83

contraint sa grandeur de l'appeller) ce grand Aristote (duquel l'érudition a tousjours esté célébrée par les doctes, et de nostre temps, en l'Université de Paris, comme à l'envy, clabaudée par les ignorans) voulant définir l'ame, l'a dit estre èvxeXé^eiav triouatoç cpuaixoû ôpyavixoû : en laquelle définition le mot, Entelechie, signifie une forme essentielle, non pas un perpétuel mouvement, comme l'a exposé Ciceron, qui et en cest endroit, et en beaucoup d'autres, s'est monstre assez mal versé en la Philosophie d'Aristote.

LXIX

Quand ma maistresse au monde print naissance, Honneur, Vertu, Grâce, Sçavoir, Beauté Eurent débat avec la Chasteté, Qui plus auroit sur elle de puissance.

L'une vouloit en avoir jouyssance, L'autre vouloit l'avoir de son costé : Et le débat immortel eust esté Sans Jupiter, qui fit faire silence.

Filles, dit-il, ce ne seroit raison Qu'une pour elle eust toute la maison, Pource je veux qu'appointement on face.

L'accord fut fait : et plus soudainement Qu'il ne l'eut dit, toutes également En son beau corps pour jamais eurent place.

MURET [lire BELLEAU]

Quand ma maistresse.) Voulant descrire les perfections de sa dame, il feint par une belle invention, que le jour de sa naissance survint une querelle entre la vertu, la grâce, le sçavoir, la beauté, et la chasteté, pour sçavoir laquelle tiendroit seule son siège en si gentille créature,

84 I. LIVRE DES AMOURS

accomplie de tant de perfections. En fin Jupiter appointe leur différent, donnant place également à toutes pour y demeurer.

LXX

De quelle plante, ou de quelle racine, De quel unguent, ou de quelle liqueur Oindroy-je bien la playe de mon cœur Oui d'os en os incurable chemine ?

Ny vers charmez, pierre, ny médecine, Drogue ny just ne romproient ma langueur, Tant je sen moindre et moindre ma vigueur Ja me trainer en la Barque voisine.

Las ! toy qui sçais des herbes le pouvoir, Et qui la playe au cœur m'as fait avoir, Guary mon mal, ton art fay moy cognoistrc.

Près d'Ilion tu blessas Apollon. J'ay dans le cœur senty mesme aiguillon : Ne blesse plus l'eschollier, ny le maistre.

MURET

De quelle plante.) Il prie sa dame de luy donner gue- rison, tant pource qu'elle est cause de son mal, que pource que son seul regard luy peut donner allégeance. En la Barque voisine.) Dans la barque en laquelle Charon passe les âmes, et les simulacres des morts : de laquelle il se sent desja voisin.

LXXI

Ja desja Mars ma trompe avoit choisie, Et dans mes vers ja Francus devisoit :

LIVRE DES AMOURS 85

Sur ma fureur ja sa lance aiguisoit, Epoinçonnant ma brave poésie :

Ja d'une horreur la Gaule estoit saisie, Et sous le fer ja Sene tre-luisoit, Et ja Francus à Paris conduisoit Les os d'Hector et l'honneur de l'Asie :

Quand l'Archerot emplumé par le dos, D'un trait certain me plaiant jusqu'à l'os, De sa grandeur le Ministre m'ordonne.

Armes à Dieu. Le myrte Pafien Ne cède point au Laurier Delfien, Quand de sa main Amour mesme le donne.

MURET

Ja desja Mars.) Il dit, qu'il avoit délibéré d'escrire la Franciade, en laquelle il proposoit monstrer, comment Francus, autrement appelle Francion, fils de Hector, avec une grande multitude de Troyens, après que Troye fut par les Grecs mise à feu et à sang, s'en vint en France, édifia Paris, et donna commencement au peuple Fran- çois : mais que s'estant desja mis à descrire toutes ces choses d'un stile grave, et convenant à la matière, il fut navré d'Amour, et par ce moyen contraint à laisser ce tant brave suget, pour descrire les passions amou- reuses. Ja desja Mars.) Tel est un lieu d'Ovide, au pre- mier des Amours, [I, 1, 1.]

Arma gravi numéro, violentaque bella parabam Dicere, materia conveniente modis :

Par erat inferior versus : risisse Cupido Dicitur, atque unum surripuisse pedem.

Et ja Francus.) Pour entendre cecy, voy la première Ode du troisiesme livre. L'Archerot.) Amour. Me plaiant.) Me blessant. Le Myrte Pafien ne cède point an Laurier

86 I. LIVRE DES AMOURS

Delfien.) C'est à dire, Il n'y a pas moins de gloire à bien chanter l'amour, qu'à descrire choses plus graves. Le Myrte, ou Meurte, est arbrisseau sacré à Venus. Pafien.) Vénérien : parce que Venus est déesse de l'Isle de Pafos. Au laurier Delfien.) C'est à dire, sacré au dieu Apollon, duquel le principal temple estoit en l'Isle nommée Delphe, que les anciens appelloient le nombril du monde.

LXXII

Amour, que n'ay-jc en escrivant, la grâce Divine autant que j'ay la volonté ? Par mes escrits tu serois surmonté Vieil enchanteur des vieux rochers de Thrace.

Plus haut encor que Pindare, et qu'Horace, J'appenderois à ta divinité Un livre enflé de telle gravité, Que du Bellay luy quitteroit la place.

Si vive encor Laure par l'Univers Ne fuit volant dessus les ïhusques vers, Que nostre siècle heureusement estime,

Comme ton nom, honneur des vers François Victorieux des peuples et des Roys, S'en-voleroit sus l'aile de ma rime.

MURET

Amour, que n'ay-je.) Il se deult, dequoy il n'a la grâce d'escrire pareille à son vouloir : car lors, dit-il, il outre- passerait tous les meilleurs Poètes, tant anciens que nouveaux. Vieil enchanteur.) Il entend Ofrée fils d'Apol- lon, et de Calliope : ou, comme disent les autres, d'Oeagre, qui est une montaigne en Thrace, et de Calliope, ou de Polymnie. D'iceluy dit on, que par la douceur de sa voix, et pour le son de sa harpe, il esmouvoit les oiseaux, les

I. LIVRE DES AMOURS 87

bestes sauvages, voire mesme les bois et les pierres : appaisoit les vents, arrestoit le cours des rivières, et bref, faisoit mille autres choses incroyables. Par ainsi Pindare aux Pythies, le nomme père de tous les Musi- ciens. Il raconte ces merveilles de soy aux Argonautiques [Or-phica, rec. G. Hermann (1805), 435-441] (au moins si cest luy qui les a faites) disant ainsi,

"Est. 8'àxpot xâpirjva, xaé ày/.^a 8ev8p-/(svca

Q-qXîoj, •j'ir'/.y.; -.-. [it-.y. Spuaç fJXoôe -fr.zj;.

Ka! p au [xev irpdppiÇoi i~ ' auXiov iôpaxixovto, [= èppcoovxo]

lH-:pai t ' ï?>x7.j'i"i'fj\<. 8-7,pe<; 8'a'(ovTe<; àot8f(ç,

SityjXo'Y^ôç Ttootcàpotôsv àX'-xrxâÇovTsç l'fxifxvov.

Oltovoi :' IxoxXouvuo BoaûXia xevuaûpoio,

TapaoT; xexfX7)ûxTtv, b~; S'èXâôovxo xaXi^;.

Apolloire le tesmoigne aussi sur le commencement des Argonavtiques : et mesme dit, qu'on voit en Thrace quelques arbres arrengez en rond, qui le suivirent là, dis le pa/s de Pierie. Les femmes de Thrace, parce que depuis la perte de sa femme Eurydice, il avoit tout le sexe femiin en haine et horreur, se mutinèrent contre luy, et ui jour, ainsi qu'il chant oit, luy tournèrent sus, et le deshirerent en pièces. Voy Ovide en l'onziesme de la Métamorphose. Pindare.) Prince des neuf Lyriques Grecs, leqiel Horace dit TOd. IV, 2] estre si excellent, que qui \)udroit entreprendre de l'imiter, entrepren- drait une hose du tout impossible. Thomas surnommé le Maistre Grammarien Grec, raconte, qu'Apollon l'ai- moit tant, ju'il luy envoyoit tousjours partie des choses qui luy escient offertes : et mesmes aux sacrifices pu- bliques, le 'restre l'appelloit à haute voix à venir disner avec le diei On dit, qu'il fit un hymne en la louange du dieu Pan, aquel le dieu print si grand plaisir, qu'il le chantoit lu mesmes par les montaignes. Quand les Lacedemonins mirent à sac la ville de Thebes, ils luy portèrent t( honneur, que jamais personne ne voulut toucher à samaison, devant laquelle il avait mis ce vers,

IItvSâp< -où MoutTomnoù tt.v ircsvav ur\ xaîsxe.

I. LIVRE DES AMOURS

J'appenderois.) Pour j'appendroy. La lettre, s, y est adjoustée, à cause de la voyelle qui s'ensuit. Le mot est propre aux choses, qu'on dédie aux dieux, lesquelles on a coustume de pendre en ceste partie du temple, qui est nommée et par les Latins, et par les Grecs, Thdus. Laure.) La dame de Pétrarque. Thnsqiies.) Toscans.

LXXIII

Trompé d'esprit ma Circe enchanteresse Dedans ses fers m'enferre, emprisonné, Non par le goust d'un vin empoisonné, Ny par le just d'une herbe pécheresse.

Du fin Grégeois l'espée vangeresse, Et le Moly par Mercure ordonné, En peu de temps du breuvage donné Peurent forcer la force charmeresse.

Si qu'à la fin le Dulyche troupeau Reprint l'honneur de sa première peau, Et sa prudence au-paravant peu caute :

Mais pour mon sens remettre en mon crveau, Il me faudroit un Astolphe nouveau, Tant ma raison est aveugle en sa faute.

MURET

Trompé d'esprit ma Circe enchanteresse.) Comparant sa dame à Circe, il dit, qu'elle l'a tellemen fasché de ses enchantemens, que la bague de Roger n seroit pas suffisante pour le descharmer. Circe fille du Soleil, demeurante sur la coste d'Italie, fut grandeient renom- mée pour ses enchantemens : et croyoit orque par le moyen de certain gasteau, qu'elle bailloit «'manger, et d'un vin, qu'elle mistionnoit, elle muast :s hommes, les frappant de sa houssine, en tels animax que bon

I. LIVRE DES AMOURS 89

luy sembloit. Ulysse, après la desfaite de Troye, errant sur la mer, print terre près la demeure de ladite Circe : et descouvrant une fumée en l'œr, s'apperceut que le pays estoit habité. Parquoy voulant cognoistre quelles gens y faisoient demeure, choisit par sort quelques uns de ses compaignons, et les y envoya. Lesquels arrivez à la maison de la Nymphe, furent par elle receuz, et festoyez à la mode accoustumée, si bien qu'ils furent tous changez en porcs, fors leur conducteur Euryloch, qui fuyant, vint raconter à Ulysse l'estrange mésaventure de ses compaignons. Ulysse fasché pour la perte de ses soldats, délibère chaudement d'y aller luy-mesme : et trouve en son chemin Mercure en la forme d'un Jou- venceau, qui luy donnant la contre-poison, l'enseigna, comme il pourroit se garentir des enchantemens, et ravoir ses hommes. Voy Homère aux dixiesme de l'Odyssée et Ovide, au quatorziesme de la Métamorphose. Herbe pécheresse.) Nuisante. Du fin Grégeois.) D'Ulysse re- nommé pour sa finesse et à ceste cause nommé par Homère iroXÛTpoiroç. L'espée vangeresse.) Parce que abor- dant Circe, comme Mercure l'avoit conseillé, il luy tendit l'espée nue, feignant la vouloir tuer. Moly.) Racine d'herbe, que Homère descrit en ces vers, [Od. X, 304]

'Pî^r, [jlev fj^Xav è'sxe, yâXaxTi Se l'ixeXov avôoç,

McôXu uiv xaXIoofft 9eof.

Et Ovide, [Met. XIV, 291] Pacifer huic dederat florem Cyllenius album : Moly vocant superi : nigra radice tenetur.

Voy Pline au quatriesme chapitre du vingtcinquiesme livre. Le Dulyche troupeau.) Les soldats d'Ulysse, qui estoient changez en porcs. Dulyche estoit une Isle de laquelle Ulysse estoit seigneur. Astolphe nouveau.) Voyez l'Arioste, quant Astolphe remet le sens à Roland, qui estoit devenu furieux d'amours.

90 I. LIVRE DES AMOURS

LXXIIII

Les Elemens et les Astres, à preuve Ont façonné les rais de mon Soleil, Vostre œil, Madame, en beauté nompareil, Qui ça ne son parangon ne treuve.

Dés l'onde Ibère, le Soleil s'abreuve, Jusqu'à l'autre onde il perd le sommeil, Amour ne voit un miracle pareil, Sur qui le Ciel tant de ses grâces pleuve.

Cest œil premier m'apprit que c'est aimer Il vint premier ma jeunesse allumer, Hault m'enlevant par ses fiâmes dardées :

Par luy mon cœur s'aela de la vertu Pour m'en-voler par un trac non batu Jusqu'au giron des plus belles Idées.

MURET

Les Elemens.) Il dit que les Elemens, et les Astres d'un commun accord, ont rendu les yeux de sa dame beaux en perfection. A preuve.) A qui mieux. La méta- phore semble estre prinse des harnois. Les rais de mon Soleil.) Les beautez de madame. De's l'onde Ibère.) Dés la mer occidentale. Ibères sont peuples d'Espaigne. Jusqu'à l'autre onde il perd le sommeil.) Jusques au Levant. Pleuve.) Abondamment respande. Jusqu'au giron des plus belles Idées.) Jusqu'à la divinité. Les Platoniques disoient en l'esprit de Dieu estre certains éternels patrons, et pourtraits de toutes choses, lesquels ils nommoient Idées.

î. LIVRE DES AMOURS 9I

LXXV

Je para[n]gonne à vos yeux ce crystal, Qui va mirer le meurtrier de mon ame : Vive par l'œr il esclate une flame, Vos yeux un feu qui m'est saint et fatal.

Heureux miroër, tout ainsi que mon mal Vient de trop voir la beauté qui m'enflame : Comme je fay, de trop mirer ma Dame, Tu languiras d'un sentiment égal.

Et toutes- fois, envieux, je t'admire, D'aller mirer le miroër se mire Tout l'univers en ses yeux remiré.

Va donq' miroër, et sage pren bien garde, Qu'en le mirant ainsi que moy ne t'arde, Pour avoir trop ses beautez admiré.

MURET

Je paragonne.) Il compare les yeux de sa dame à un miroër, duquel elle s'alloit mirer. Apres il parle à ce miroër, et dit, qu'il l'estime trop heureux d'aller mirer une si belle face : et craint toutefois, que comme il a esté enflamé par le regard de sa dame, le miroër aussi ne le soit. Le meurtrier de mon ame.) Ce visage qui me tue. Oui m'est saint et fatal.) Que le destin me contraint d'adorer. D'un sentiment égal.) Il prend icy sentiment pour escoulement. Escoulement est une maladie, quand le corps n'a plus que la peau : tabès en Latin. Le miroër se mire Tout l'univers.) Il dit la beauté de sa dame estre si grande, que tout le ciel se mire dans elle.

92 I. LIVRE DES AMOURS

LXXVI

Ny les combats des amoureuses nuits, Ny les plaisirs que les amours conçoivent, Ny les faveurs que les amans reçoivent, Ne valent pas un seul de mes ennuis.

Heureux ennuy, par ta faveur je puis Trouver repos des maux qui me déçoivent, Et par toy seul mes passions reçoivent Le doux oubly des tourmens je suis.

Bienheureux soit mon tourment qui r'empire, Et le doux joug, soubs qui je ne respire : Bienheureux soit mon penser soucieux :

Bienheureux soit le doux souvenir d'elle, Et plus heureux le foudre de ses yeux, Qui cuist ma vie en un feu qui me gelle.

MURET

Ny les combats.) Il dit que l'ennuy qu'il a en aimant, vaut plus, et luy est plus > plaisant, que tous les biens que les autres y reçoivent.

LXXVII

Le sang fut bien maudit de la Gorgonne face, Qui premier engendra les serpens venimeux ! Ha, tu devois, Hélène, en marchant desus eux, Non écraser leurs reins, mais en perdre la race.

Nous estions l'autre jour en une verte place Cueillans m'amie et moy des bouquets odoreux :

I. LIVRE DES AMOURS 93

Un pot de cresme estoit au milieu de nous deux, Et du laict sur du jonc cailloté comme glace.

Quand un vilain serpent de venin tout couvert, Par ne sçay quel malheur sortit d'un buisson vert Contre le pied de celle à qui je fais service,

Tout le cœur me gela, voyant ce monstre infait : Et lors je m'escriay, pensant qu'il nous eust fait Moy, un second Orphée, et elle, un' Euridice.

MURET {lire BELLEAU]

Le sang fut bien maudit.) Il déteste la race inhumaine des serpens, et dit que le sang de la Gorgonne qui les engendra, fut bien maudit, et qu 'Hélène ne leur devoit seulement froisser l'espine du dos, mais en perdre du tout la meschante et malheureuse engeance, pour l'ou- trage qu'un serpent avoit fait à sa maistresse, luy vou- lant mordre le pied. Le sang fut bien maudit.) Apres que Perseus eut tranché la teste de Méduse, il la prit par les cheveux, et l'emporta par les déserts d'Afrique, et du sang qui decouloit, nasquirent toutes sortes de serpens. Voy Ovide en sa Métamorphose. Ha, tu devois, Hélène.) Ceste fable est prise des Theriaques de Nicandre r3og- 312], il raconte qu 'Hélène et son mary Menelaus retournans de Troye, vindrent surgir à une des bouches du Nil, qui depuis fut nommée Canope, du nom de son pilote, lequel voulant dormir, de fortune rencontra sur le sable un serpent nommé Aemorois, qui le mordit, et finalement le tua. Hélène marrie de la mort de son pilote, accourut, et de colère écrasa de ses pieds l'eschine de ce serpent, et luy en fit sortir les entrailles, et les nerfs qui font la ligature du dos : ce qu'il a dit par ce mot propre Arner, qui signifie rompre et froisser l'espine du dos. Depuis ceste heure les serpens ont tousjours glissé à doz rompu.

E' y' è'xufxov, Tpotr(6cV '.0Ù7 ' iy yJÀ^izo œuXotç a'.'v ' 'E/ivr,, 6'te vfja itoX'juTûoipov Ttept NetXov

94 I- LIVRE DES AMOURS

ëonrjdav, Bopéao Y.v.vSty -pocpyôvce; Ô|jloxXt',v flfxo; àva^û^ovca Jcu6epvr)T7Jpa kàvcoôov.

LXXVIII

Petit barbet, que tu es bienheureux, Si ton bon-heur tu sçavois bien entendre, D'ainsi ton corps entre ses bras estendre, Et de dormir en son sein amoureux !

moy je vy chetif et langoureux, Pour sçavoir trop ma fortune comprendre. Las ! pour vouloir en ma jeunesse apprendre Trop de raisons, je me fis malheureux.

Je vouldrois estre un pitaut de village, Sot, sans raison et sans entendement, Ou fagoteur qui travaille au bocage :

Je n'aurois point en amour sentiment. Le trop d'esprit me cause le dommage, Et mon mal vient de trop de jugement.

MURET

Petit barbet.) Il loue le bon-heur d'un petit chien, qui jour et nuict reposoit entre les bras de sa dame, disant qu'il est bien heureux de ne sentir son bien : et quant à luy, que le trop de cognoissance qu'il a de son malheur, le rend misérable, et que la raison nous est trop cher vendue, qui nous a desillé les yeux, et adressé les moyens pour estre nous-mesmes forgerons de nostre maladventure. A la hn il souhaite avoir l'esprit aussi lourd et aussi grossier que le bûcheron, qui n'imagine autre chose, que de continuer son labeur dedans les bois.

LIVRE DES AMOURS 95

LXXIX

Si je trespasse entre tes bras, Madame, Je suis content : aussi ne veux-je avoir Plus grand honneur au monde, que me voir En te baisant, dans ton sein rendre l'ame.

Celuy dont Mars la poictrine renflame, Aille à la guerre : et d'ans et de pouvoir Tout furieux, s'esbate à recevoir En sa poitrine une Espaignole lame :

Moy plus couhard, je ne requier sinon Apres cent ans, sans gloire, et sans renom, Mourir oisif en ton giron, Cassandre.

Car je me trompe, ou c'est plus de bon-heur D'ainsi mourir, que d'avoir tout l'honneur, Pour vivre peu, d'un monarque Alexandre.

MURET

Si je trespasse.) A la manière des Poètes, il dit, que les autres taschent à s'acquérir gloire par hautes entreprises, et faicts de guerre : car quant à soy, il aime mieux n'avoir point de renom, et mourir entre les bras de sa dame. Ainsi Tibulle, [I, 1, 73.]

Nunc levis est tractanda Venus : dum frangere postes

Non pudet, et rixas inservisse juvat. Hîc ego dux, milesque bonus : vos signa, tubaeque Ite procul, cupidis vulnera ferte viris. Et Properce, [I, 6, 27-30] Multi longinquo periere in amore libcnter, In quorum numéro me quoque terra tegat. Non ego sum laudi, non natus idoneus armis. Hanc me militiam fata subir e volunt.

96 I. LIVRE DES AMOURS

Que d'avoir tout l'honneur.) Contre l'opinion d'Achille, qui aima mieux estendre sa renommée que sa vie : comme il dit luy mesme au premier de l'Iliade. Mais toutefois après sa mort il s'en repentit, confessant à Ulysse, qu'il aimeroit mieux vivre, et estre serviteur de quelque pauvre laboureur, que d 'estre bas, ayant empire sur tous les morts. Voy l'onziesme de l'Odyssée. C'est ce que dit Ingénie en Euripide [1251], que celuy est insensé, qui désire mourir, et que la plus malheureuse vie vaut mieux que la plus belle mort.

Matvsxat S' 0; su/E-ai 8aveïv xaxcôç Çfiv xpeTstrov, fj Oaveïv xaXôbç.

LXXX

Pour voir ensemble et les champs et le boit, ma guerrière avec mon cœur demeure, Aime Soleil, demain avant ton heure Monte à cheval, et galope bien fort.

Les champs heureux, l'amiable effort De ses beaux yeux ordonne que je meure Si doucement, qu'il n'est vie meilleure Que les soupirs d'une si douce mort !

A costé droit, sur le bord d'un rivage Reluist à part l'angelique visage Mon seul thesor qu'avarcment je veux.

ne se voit fonteinc ny verdure, Qui ne remonstre en elles la figure De ses beaux yeux et de ses beaux cheveux.

MURET

Pour voir ensemble.) Se délibérant d'aller le lendemain voir sa dame, il prie le Soleil de se lever plustost que de coustume. Telle invention est en un Sonet de Bembo,

I. LIVRE DES AMOURS 97

[Sento l'odor da lunge, e'I fresco, e l'ora]... Sorgi da l'onde avanti à l'usât' hora Dimane, o Sole, et ratto à noi ritorna : Ch' io possa il Sol, che le mie notti aggiorna, Veder piu tosto, et tu medesmo ancora.

Pour voir ensemble.) Afin que nous deux allions voir ensemble. Aime Soleil.) Les Latins donnent à certains dieux cest epithete, Almus, comme à Veste, qui est la terre, à Venus, à Ceres, au Soleil : parce que d'iceux dépend la nourriture des hommes. Les Italiens n'ayans autre mot propre à exprimer la force du Latin, ont en leur langue dit, Almo. Parquoy, veu que les François n'en ont point, il ne doit sembler estrange, si le Poëte à l'exemple des Italiens a dit Aime. Avarement.) Convoi- teusement.

LXXXI

Pardonne moy, Platon, si je ne cuide Que sous le rond de la voûte des Dieux, Soit hors du monde, ou au profond des lieux Que Styx entourne, il n'y ait quelque vuide.

Si l'aer est plein en sa voûte liquide, Qui reçoit donc tant de pleurs de mes yeux, Tant de soupirs, que je sanglote aux cieux, Lors qu'à mon dueil Amour lasche la bride ?

Il est du vague, ou certes s'il n'en est, D'un œr pressé le comblement ne naist : Plus-tost le ciel, qui piteux se dispose

A recevoir l'effet de mes douleurs, De toutes pars se comble de mes pleurs, Et de mes vers qu'en mourant je compose.

Ronsard. Les Amours, t. I. y

g8 I. LIVRE DES AMOURS

MURET

Pardonne moy.) Les anciens ont esté en grand doute, s'il y a du vuide ou non. Leucippe, Democrite, Epicure, disoient qu'ouy, et que si tout estoit plein, il n'y auroit point de mouvement. Leurs raisons sont amplement déduites par Lucrèce au premier livre. Les autres, comme les Stoiques, disoient bien, sous le ciel n'estre rien de vuide : mais que pardelà le ciel estoit un vuide infiny. Toutefois la plus receùe, et comme je croy, la plus vraye opinion est celle de Platon, d'Aristote, d'Em- pedocle, affermans ne sous le ciel, ne delà le ciel, rien n'estre vuide, et que ce qui nous pourroit sembler vuide, est plein d'un aer, lequel se pressant, cède, et donne lieu aux corps fermes et solides. Voy Aristote au quatriesme de Physique, et Jerosme Cardan au premier livre de Subtilité. L'Auteur toutefois usant du privilège des Poètes, ausquels il a tousjours esté libre d'affermer choses fausses, impugner choses vrayes, ainsi que bon leur a semblé, pour mieux adapter le tout à leurs con- ceptions, feint icy ne pouvoir approuver ceste dernière opinion, disant, qu'il gette tant de souspirs et de pleurs, qu'il faut nécessairement qu'il y ait quelque vuide pour les recevoir. A la fin il dit, que si tout est plein, ce n'est pas de l'aer, ains plustost des pleurs qu'il gette, et des carmes qu'il compose. Styx.) Un des cinq fleuves d'Enfer- Liquide.) Clair, transparent. Du vague. )Du vuide.

LXXXII

Je meurs, Paschal, quand je la voy si belle, Le front si beau, et la bouche et les yeux, Yeux le séjour d'Amour victorieux, Qui m'a blessé d'une flèche nouvelle.

Je n'ay ny sang, ny veine, ny moùellc, Qui ne se change : et me semble qu'aux cieux

I. LIVRE DES AMOURS 99

Je suis ravy, assis entre les Dieux,

Quand le bon heur me conduit auprès d'elle.

Ha ! que ne suis- je en ce monde un grand Roy ? Elle seroit tousjours auprès de moy : Mais n'estant rien il faut que je m'absente

De sa beauté dont je n'ose approcher, Que d'un regard transformer je ne sente Mes yeux en fleuve, et mon cœur en rocher.

MURET [lire BELLEAU]

Je meurs Paschal.) Ce Sonet est assez aisé de soy. [Il appert par ce Sonnet, et plusieurs autres, qu'ils ne sont tous faicts pour Cassandre, mais pour d'autres qu'il a aimées. 1587.]

LXXXIII

Si jamais homme en aimant fut heureux, Je suis heureux, icy je le confesse, Fait serviteur d'une belle maistresse Dont les beaux yeux ne me font malheureux.

D'un autre bien je ne suis désireux : Honneur, beauté, vertus, et gentillesse Ainsi que fleurs honorent sa jeunesse, De qui je suis saintement amoureux.

Donc si quelqu'un veut dire que sa grâce Et sa beauté toutes beautez n'efface, Et qu'en amour je ne vive contant,

Le desfiant au combat je l'appelle, Pour luy prouver que mon cœur est constant, Autant qu'elle est sur toutes la plus belle.

100 I. LIVRE DES AMOURS

MURET [lire BELLEAU]

Si jamais homme en aimant fut heureux.) Ce Sonet en forme de mascarade, est assez facile de soy. [Ce Sonet, à ce que je puis conjecturer, est fait pour la mommerie d'un amoureux bien fortuné qui veut combattre contre tous ceux qui n'estimeront sa maistresse aussi belle que luy. 1567.]

LXXXIIII

Chère maistresse à qui je doy la vie, Le cœur, le corps, et le sang, et l'esprit, Voyant tes yeux Amour mesme m'apprit Toute vertu que depuis j'ay suyvie.

Mon cœur ardent d'une amoureuse envie Si vivement de tes grâces s'éprit, Que d'un regard de tes yeux il comprit Que peut honneur, amour et courtoisie.

L'homme est de plomb, ou bien il n'a point d'yeux, Si te voyant il ne voit tous les cieux En ta beauté qui n'a point de seconde.

Ta bonne grâce un rocher retiendroit : Et quand sans jour le monde deviendroit, Ton oeil si beau seroit le jour du monde.

MURET [lire BELLEAU]

Chère maistresse.) Ce Sonet est facile. [Ce Sonet, à ce que je puis entendre, fut fait pour une Damoyselle [M. de Limeuil] qui meritoit autant de bonne fortune comme elle estoit bien née, de gentil esprit et de bonne maison. Le Poëte l'honnore tellement en ce Sonet qu'il attribue à la gentilesse de ses yeux son bien dire et toute l'excellence de ses vers. 1567.]

I. LIVRE DES AMOURS IOt

LXXXV

Douce beauté, qui me tenez le cœur, Et qui avez durant toute l'année Dedans voz yeux mon ame emprisonnée, La faisant vivre en si belle langueur :

Ha que ne puis-je atteindre à la hauteur Du ciel tyran de nostre destinée ? Je changerois sa course retournée, Et mon malheur je mu'rois en bon heur.

Mais estant homme il faut qu'homme j'endure Du ciel cruel la violence dure Qui me commande à mourir pour voz yeux.

Donques je viens vous présenter, madame, Ce nouvel an, pour obéir aux cieux, Le cœur, l'esprit, le corps, le sang et l'ame.

MURET [lire BELLEAU]

Douce beauté, qui me tenez le cœur.) Le Poëte m'a quelquefois dit, que ce Sonet n'est point fait pour repré- senter sa passion, mais pour quelque autre dont il fut prié, désirant infiniment n'estre point recherché de tels importuns, qui luy font plus de desplaisir en luy com- muniquant leurs amours, qu'il n'a de plaisir à chanter les siennes.

LXXXVI

L'onde et le feu sont de ceste machine Les deux seigneurs que je sen pleinement, Seigneurs divins, et qui divinement Ce faix divin ont chargé sus l'eschine.

102 I. LIVRE DES AMOURS

Bref toute chose ou terrestre, ou divine, Doit son principe à ces deux seulement : Tous deux en moy vivent également, En eux je vy, rien qu'eux je n'imagine.

Aussi de moy il ne sort rien que d'eux, Et se suyvans en moy naissent tous deux : Car quand mes yeux de trop pleurer j'apaise,

Rassérénant les flots de mes douleurs, Lors de mon cœur s'exhale une fornaise, Puis tout soudain recommencent mes pleurs.

MURET

L'onde, et le feu.) Nulle chose ne peut estre engendrée sans chaleur, et sans humeur. Parquoy l'Auteur dit le feu et l'eau estre principes de toutes choses : et adj ouste, qu'il les sent perpétuellement en soy, ayant tousjours l'eau aux yeux, et le feu dans le cœur. L'onde et le feu.) Ainsi Ovide au premier des Métamorphoses, [430- 433]-

Ouippe ubi temperiem sumpsere humorque , calorque, Concipiunt, et ab his oriuntur cuncta duobus : Cumque sit ignis aquœ pugnax, vnpor humidus omnes Res créât : et discors concordia fœtibus apta est.

LXXXVII

Si l'cscrivain de la Grégeoise armée Eust veu tes yeux, qui serf me tiennent pris, Les faits de Mars n'eust jamais entrepris, Et le Duc Grec fust mort sans renommée.

l'.i si Paris, qui vit en la valée La grand' beauté dont son cœur fut épris,

î. LIVRE DES AMOURS I03

Eust veu la tienne, il t'eust donné le pris, Et sans honneur Venus s'en fust allée.

Mais s'il advient ou par le vueil des deux, Ou par le trait qui sort de tes beaux yeux, Que d'un hault vers je chante ta conqueste,

Et nouveau Cygne on m'entende crier, Il n'y aura ny myrthe ny laurier Digne de toy, ny digne de ma teste.

MURET

Si l'escrivain.) Il dit, que si Homère eust veu sa dame, il n'eust jamais escrit d'autre chose que d'elle. Si Paris l'eust veuë, il luy eust adjugé la pomme d'or, plustost qu'à Venus : Et que s'il peut chanter ses beautez, comme il l'a entrepris, il obtiendra une gloire incomparable. Le Duc Grec.) Achille.

LXXXVIII

Pour célébrer des astres dévestus L'heur qui s'escoule en celle qui me lime, Et pour louer son esprit, qui n'estime Que le divin des divines vertus,

Et ses regards, ains traits d'Amour pointus, Que son bel œil au fond du cœur m'imprime, Il me faudroit, non l'ardeur de ma rime, Mais le sçavoir du Masconnois Pontus.

Il me faudroit ceste lyre divine, Dont le labeur sur la rive Angevine Changea l'Olive en un Laurier fleury :

Et me faudroit un Desautels encore, Et un Baïf qui sa Francine honore, Et un Belleau que les Sœurs ont nourry.

104 !• LIVRE DES AMOURS

MURET

Pour célébrer.) Il dit, que pour louer sa dame, il luy faudroit l'esprit de quelques Poètes de nostre temps, lesquels il nomme. Des astres devestus.) Il dit, que les astres se sont despouillez de tout ce qu'ils avoient de beau, le laissans escouler dans Cassandre. Mais le sçavoir du Masconnois Pontus.) Pontus Thyard Masconnois, Poëte excellent, auteur des Erreurs amoureuses. L'Olive.) Il entend Joachim du Bellay. Desauteh.) Il entend Guillaume des Autels Charolois, Poëte d'un gentil et gaillard esprit, qui a composé mille belles choses amou- reuses, en la louange d'une sienne maistresse, qu'il appelle sa Saincte. FA un Baif.) J'ay desja parlé souvent de Jan Antoine Baif, mon frère d'alliance : mais toutefois non tant l'amitié que je luy porte, comme la gentillesse de son esprit, me contraint encor un coup à tesmoigner, qu'en la cognoissance des Langues Latine, Grecque, et Françoise, en bonté d'esprit, en honnesteté de mœurs, nostre France en a bien peu qui l'égalent. Desquelles choses donnent suffisant argument les fruicts de son esprit, lesquels il produit journellement, n'ayant encor attaint le vingtdeuxiesme an de son aage [en 1553].

LXXXIX

Estrc indigent, et donner tout le sien, Se feindre un ris, avoir le cœur en plcinte, 1 lair le vray, aimer la chose feinte, Posséder tout, et ne jouyr de rien :

Fstre délivre, et trainer son lien, Estre vaillant, et couharder de crainte, Vouloir mourir, et vivre par contrainte, Et sans loyei despendre toul son bien :

I. LIVRE DES AMOURS 105

Avoir tousjours pour un servil hommage La honte au front, en la main le dommage : A mes pensers d'un courage hautain

Ourdir sans cesse une nouvelle trame, Sont les effets qui logent en mon ame, L'espoir douteux, et le tourment certain.

MURET

Estre indigent.) Il raconte les maux qu'il souffre poui aimer. Trame.) Métaphore prinse des tisserans.

xc

Œil, qui portrait dedans les miens reposes, Comme un Soleil, le Dieu de ma clarté : Ris, qui forçant ma douce liberté, Me transformas en cent métamorphoses :

Larme d'argent, qui mes fiâmes arroses, Quand tu languis de me voir maltraité : Main, qui mon cœur captives arresté, Emprisonné d'une chesne de roses :

Je suis tant vostre, et tant l'affection M'a peint au sang vostre perfection, Que ny le temps, ny la mort tant soit forte,

N'empescheront qu'au profond de mon sein Tousjours gravez en l'ame je ne porte Un œil, un ris, une larme, une main.

MURET

Œil qui portrait.) Quelquefois sa dame luy avoit fait tant de faveur, que de le regarder avec un doux souris, et luy tendre amoureusement la main. Parquoy il print

IOÔ I. LIVRE DÈS AMOURS

la hardiesse de luy descouvrir une partie des passions qu'il enduroit pour elle : ce qu'il fit avecques tant de grâce, qu'elle-mesme esmeuë à pitié, se print à larmoyer. Ceste privauté luy donna tant de plaisir, qu'il dit que le temps ne la mort ne sçauroient faire, qu'il n'ait tous- jours en mémoire l'œil, le ris, la larme, et la main de sa dame.

XCI

Si seulement l'image de la chose Fait à noz yeux la chose concevoir, Et si mon œil n'a puissance de voir, Si quelqu'idole au devant ne s'oppose :

Que ne m'a fait celuy qui tout compose, Les yeux plus grands, afin de mieux pouvoir En leur grandeur, la grandeur recevoir Du simulachre ma vie est enclose ?

Certes le ciel trop ingrat de son bien, Qui seul la fit, et qui seul vit combien De sa beauté divine estoit l'Idée,

Comme jaloux d'un bien si précieux, Silla le monde, et m'aveugla les yeux, Pour de luy seul seule estre regardée.

MURET

Si seulement.) Quelques anciens ont pensé, que d'un chacun corps sortoient perpétuellement images, lesquelles se rendans dans nostre œil, estoient cause de la veuë. Les raisons en sont au quatriesme livre de Lucrèce. Le Poëte donc se complaint, que Dieu ne luy a fait les yeux plus grands, afin qu'il peust mieux recevoir en iceux la grandeur du simulachre de sa dame. A la fin il dit, que le ciel, qui l'avoit fait belle en perfection, voulut luy seul en avoir la veuë, et par ainsi aveugla les hommes

I. LIVRE DES AMOURS IO7

à l'endroit d'elle, comme indignes de la fruition d'un si grand bien. Silla le monde.) Luy ferma les yeux. Le mot, Siller, est propre en fauconnerie.

XCII

Sous le crystal d'une argenteuse rive, Au mois d'Avril une perle je vy, Dont la clarté m'a tellement ravy, Qu'en mon esprit autre penser n'arrive.

Sa rondeur fut d'une blancheur naïve, Et ses rayons treluisoyent à l'envy : De l'admirer je ne suis assouvy, Tant le destin me dit que je la suive.

Cent fois courbé pour la pescher à bas, Poussé d'ardeur, je devallay le bras, Et ja content sa beauté je tenoye,

Sans un Archer, qui du bout de son arc A front panché me plongeant sous le lac, Frauda mes doits, et desroba ma proye.

MURET

Sous le crystal.) Par une nouvelle allégorie, il des- couvre le commencement de son amour : disant, qu'au mois d'Avril au bord d'une fontaine (ainsi descouvrant le lieu, et le temps, auquel il fut surpris) il vit une perle belle à merveilles. Par ceste perle il entend sa dame. Dit donc, que ravi par la beauté de ceste perle, il s'effor- çoit à la prendre, et desja par opinion la tenoit, quand Amour ne voulant pas qu'il eust si bon marché de tant précieuse marchandise, d'un coup de trait le fit cheoir dans un lac, tellement que sa proye luy eschappa des mains. Une presque pareille fiction est en Pétrarque au cent cinquantehuictiesme Sonet de la première partie.

I08 I. LIVRE DES AMOURS

XCIII

Le premier jour du mois de May, Madame, Dedans le cueur je senty voz beaux yeux Bruns, doux, courtois, rians, délicieux, Qui d'un glaçon feroient naistre une flame.

De leur beau jour le souvenir m'enflame, Et par penser j'en deviens amoureux. O de mon cueur les meurtriers bien-heureux ! Vostre vertu je sens jusques en l'ame :

Yeux qui tenez la clef de mon penser, Maistres de moy, qui peustes offenser D'un seul regard ma raison toute esmeuë.

Ha ! que je suis de vostre amour époint, Las, je devois jouyr de vostre veuë Plus longuement, ou bien ne la voir point.

MURET [lire BELLEAU]

Le premier jour du mois de May, Madame.) Il loue les yeux bruns de sa Dame excellente en toute perfection. [Ce Sonnet n'appartient point à Cassandrc, mais à quelcun qui prenoit congé de sa maistresse. 1587.]

XCIIII

Soit que son or se crespe lentement, Ou soit qu'il vag[u]e en deux glissantes ondes, Qui çà qui par le sein vagabondes, Et sur le col nagent follastrement :

Ou soit qu'un noud diapré tortement De maints rubis e1 maintes perles rondes,

I. LIVRE DES AMOURS 100.

Serre les flots de ses deux tresses blondes, Mon cœur se plaist en son contentement.

Quel plaisir est-ce, ainçois quelle merveille, Quand ses cheveux troussez dessus l'oreille, D'une Venus imitent la façon ?

Quand d'un bonet sa teste elle Adonise, Et qu'on ne sçait s'elle est fille ou garson, Tant en ces deux sa beauté se desguise ?

MURET

Soit que son or.) Il dit, qu'en quelque sorte que sa dame se puisse accoustrer, toutes parures luy sont fort séantes. Quand d'un bonet sa teste elle Adonise.) Quand prenant un bonet, elle se rend semblable à un Adonis. Adon, ou Adonis fut le mignon de Venus, duquel je parleray en un autre lieu plus à plein. S'elle est fille ou garson.) Ainsi dit Horace [Od. II, v. 21-24] d'un jeune garson nommé Gyges :

Quem si puellarum insereres choro, Miré sagaces falleret hospites, Discrimen obscurum, solutis Crinibus, ambiguoque vultu.

xcv

De ses cheveux la rousoyante Aurore Semez espais les Indes remplissoit, Et ja le ciel à longs traits rougissoit De maint émail qui le matin décore :

Quand elle veit la Nymphe que j'adore, Tresser son chef, dont l'or qui jaunissoit, Le crespe honneur du sien esblouyssoit, Voire elle-mesme et tout le ciel encore.

IIO I. LIVRE DES AMOURS

Lors ses cheveux vergongneuse arracha, Et en pleurant sa face elle cacha, Tant la beauté des beautez luy ennuyé :

Puis ses soupirs parmy l'aer se suivans, Trois jours entiers enfantèrent des vens, Sa honte un feu, et ses yeux une pluye.

MURET

De ses cheveux.) Quelquefois sur le poinct du jour sa dame s'estoit mise à la fenestre, estant encore toute eschevelée. Advint que le temps, qui au-paravant estoit clair et serain, soudainement se change [a] : tellement qu'il se prit à venter, à esclairer, à pleuvoir. Le Poëte dit, que ce fut l'Aurore, qui voyant les cheveux de Cassandre estre plus beaux que les siens, en eut honte et despit : Tellement que de sa rougeur furent engendrez les esclairs : des soupirs qu'elle en getta, naquirent les vents : et les pleurs qu'elle en respandit, furent cause de la pluye.

XCVI

Pren ceste rose aimable comme toy, Qui sers de rose aux roses les plus belles, Qui sers de fleurs aux fleurs les plus nouvelles, Qui sers de Muse aux Muscs et à moy.

Pren ceste rose, et ensemble reçoy Dedans ton sein mon cœur qui n'a point d'ailes : Il vit blessé de cent playes cruelles, Opiniastre à garder trop sa foy.

La rose et moy différons d'une chose : Un Soleil voit naistre et mourir la rose, Mille Soleils ont veu naistre m 'amour

I. LIVRE DES AMOURS III

Qui ne se passe, et jamais ne repose. Que pleust à Dieu que mon amour éclose, Comme une fleur, ne m'eust duré qu'un jour.

MURET [? BELLEAU]

Pren ceste rose.) Ce Sonet n'a besoin de commen- taire.

XCVII

D'un mesme dueil pleurer vous devriez bien, Tertres bessons, pour la fascheuse absence De ce bel œil, qui fut par sa présence Vostre Soleil, ainçois qui fut le mien.

Las ! de quels maux, Amour, et de combien Une beauté ma peine recompense ! Quand plein de honte à toute heure je pense, Qu'en un moment j'ay perdu tout mon bien.

Or adieu donc beauté qui me desdaigne. Un bois, un roc, un fleuve, une montaigne Vous pourront bien eslongner de mes yeux :

Mais non du cœur, que prompt il ne vous suive, Et que dans vous plus que dans moy ne vive, Comme en la part qu'il aime beaucoup mieux.

MURET

D'un mesme dueil. ) Il se plaint pour le département de sa dame, asseurant toutefois, quelque part qu'elle soit, que son cœur sera tousjours avec elle.

112 I. LIVRE DES AMOURS

XCVIII

Tout me desplaist, mais rien ne m'est si grief Qu'estre eslongné des beaux yeux de Madame, Oui des plaisirs les plus doux de mon ame En leurs rayons ont emporté la clef.

Un torrent d'eau s'écoule de mon chef : Et tout confit de soupirs je me pâme, Perdant le feu, dont la divine flame Seule guidoit de mes pensers la nef.

Depuis le jour que je senti sa braise, Autre beauté je n'ay veu qui me plaise, Ny ne voirra}? : Mais bien puissay-je voir,

Qu'avant mourir seulement cette Fere D'un seul tour d'oeil promette un peu d'espoir Au coup d'Amour, dont je me désespère.

MURET

Tout me desplaist.) Ce Sonet est presque pareil an predecent. Fere.) C'est ce que les Latins et les Italiens disent, Fera.

XCIX

Jaloux Soleil contre Amour envieux, Soleil masqué d'une face blesmie, Qui par trois jours as retenu m'amie Seule au logis par un temps pluvieux :

Je ne croy plus tant d'amours que les vieux Chantent de toy : ce n'est que Poésie. S'il eust jadis touché ta fantaisie D'un mesme mal, tu serois soucieux.

I. LIVRE DES AMOURS 113

Par tes rayons à la poincte cornue, En ma faveur eusses rompu la Nuë, Faisant d'obscur un temps serein et beau.

Va te cacher, vieil Pastoureau champestre : Ah ! tu n'es digne au Ciel d'estre un flambeau, Mais un qui meine en terre les bœufz paistre.

MURET [?]

Jaloux Soleil.) Il dit que le Soleil n'est digne de luire aux cieux, mais d'estre bouvier, comme autrefois il fut gardant les bœufs du Roy Admete sur le fleuve Amfrise en Thessalie, et que si le Soleil eust aimé autrefois, comme les poètes content, /\ eust eu pitié de luy, et eust appaisé le temps d'une belle clarté, afin que sa maistresse le fust venu voir.

c

Quand je vous voy, ou quand je pense en vous, D'une frisson tout le cœur me frétille, Mon sang s'esmeut, et d'un penser fertile Un autre croist, tant le suget m'est doux.

Je tremble tout de nerfs et de genous : Comme la cire au feu, je me distile : Ma raison tombe, et ma force inutile Me laisse froid sans haleine et sans pous.

Je semble au mort, qu'en la fosse on dévale, Tant je suis hâve, espoventable et pâle, Voyant mes sens par la mort se muer :

Et toutefois je me plais en ma braise. D'un mesme mal l'un et l'autre est bien aise, Moy de mourir, et vous de me tuer.

Ronsard. Les Amours, t. I. S

114 l- LIVRE DES AMOURS

MURET

Quand je vous voy.) L'argument est assez aisé. Je tremble tout de nerfs et de genoux.) Prins d'Horace [Od. I, xxiii, 8]

Et corde, et genibus tremuit.

CI

Morne de corps, et plus morne d'espris Je me trainois dans une masse morte : Et sans sçavoir combien la Muse apporte D'honneur aux siens, je l'avois à mespris.

Mais dés le jour que de vous je m'épris, A la vertu vostre œil me fut escorte, Et me ravit, voire de telle sorte, Que d'ignorant je devins bien appris.

Donques, mon Tout, si je fay quelque chose, Si dignement de vos yeux je compose, Vous me causez vous-mesmes tels effets.

Je pren de vous mes grâces plus parfaites : Vous m'inspirez, et dedans moy vous faites, Si je fay bien, tout le bien que je fais.

MURET

Morne de corps.) Devant qu'estre amoureux, il estoit tout morne, et de corps et d'esprit, et ne tenoit conte des lettres, jusques à ce qu'Amour l'y excita. Parquoy s'il fait quelque chose de bon, tout l'honneur en appar- tient à sa dame. [L'argument de ce Sonnet est pris de Pétrarque (an/. 8. i. il chante les merveilles que causent en luy les yeux de sa Laure. 1604.]

LIVRE DES AMOURS 115

Cil

Par l'œil de l'ame à toute heure je voy Ceste beauté dedans mon cœur présente : Ny mont, ny bois, ny fleuve ne m'exente, Que par pensée elle ne parle à moy.

Dame, qui sçais ma constance et ma foy, Voy, s'il te plaist, que le temps qui s'absente, Depuis sept ans en rien ne desaugmente Le plaisant mal que j'endure pour toy.

De l'endurer lassé je ne suis pas, Ny ne serois, allassay-je bas, Pour mille fois en mille corps renaistre.

Mais de mon cœur je suis desja lassé, Qui me desplaist, et qui mien ne peult estre, Comme il estoit, puis que tu l'as chassé.

MURET

Par l'œil de l'ame.) L'argument est facile. Pour mille fois en mille corps renaistre . ) Selon l'opinion des Pytha- goriens, qui disoient les âmes passer d'un corps en autre. Voy Ovide au dernier de la Metamorph[ose.] [L'invention est de Pétrarque, Son. 19. 1. lequel pour avoir paix avec les beaux yeux de sa guerrière, mille fois luy avoit offert son cœur pour présent, qu'elle refusoit tousjours avec dédain. 1604.]

cm

Sur le sablon la semence j'épan : Je sonde en vain les abysmes d'un gouffre :

Il6 I. LIVRE DES AMOURS

Sans qu'on m'invite, à toute heure je m'ouffre : Et sans loyer mon âge je dépan.

En vœu ma vie à son portrait j'apan : Devant son feu mon cœur se change en souffre : Et pour ses yeux ingratement je souffre Dix mille maux, et d'un ne me repan.

Qui sçauroit bien quelle trampe a ma vie, D'estre amoureux n'aura jamais envie. De chaud, de froid je me sens allumer.

Tout mon plaisir est confit d'amertume : Je vi d'ennuy, de dueil je me consume : En tel estât je suis pour trop aimer.

MURET

Sur le sablon.) Il dit qu'Amour rend sa condition si misérable, que qui bien l'entendroit, n'auroit jamais envie d'estre amoureux. M'ouffre.) Pour, m'offre. Ainsi disent les Grecs oSvojjui pour Svopx : voùoroç pour vcaoç. Quelle trampe a ma vie.) Métaphore prinse des armuriers. Pétrarque en a aussi usé, disant :

Si ch'io mi credo homai, che monti, e piaggc,

E fiumi, e selve sappian di che tempre

Sia la mia vita, ch'é celata altrui.

CIIII

Devant les yeux nuict et jour me revient Le saint portrait de l'angelique face : Soit que j'escrive, ou soit que j'entrclasse Mes vers au luth, tousjours il m'en souvient.

Voyez pour Dieu, comme un bel œil me tient En sa prison, et point ne me délasse :

I. LIVRE DES AMOURS II7

Comme mon cœur il empestre en sa nasse, Qui de pensée, à mon dam, l'entretient.

O le grand mal, quand nostre ame est saisie Des monstres naiz dedans la fantaisie ! Le jugement est tousjours en prison.

Meschant Amour, pourquoy me fais tu croire Que la blancheur est une chose noire, Et que les sens sont plus que la raison ?

MURET

Devant les yeux.) Il monstre par son exemple, que quand Amour a une fois engravé la beauté d'une dame dans le cœur d'un amant, il est impossible après qu'elle s'en efface. Nasse.) C'est un instrument d'ozier, duquel se servent les pescheurs. Les Poètes Latins l'appellent par une belle métaphore Vimineum labyrinthum.

cv

Apres ton cours je ne haste mes pas Pour te souiller d'une amour deshonneste : Demeure donq, le Locrois m'admonneste, Aux bors Gyrez, de ne te forcer pas.

Neptune oyant ses blasphèmes d'abas, Luy accabla son impudique teste D'un grand rocher au fort de la tempeste : » Le ciel conduit le meschant au trespas.

Il te voulut, le meschant, violer, Lors que la peur te faisoit accoler Les pieds vangeurs de la Grecque Minerve

Et je ne veux qu'à ta grandeur offrir Mon chaste cœur, s'il te plaist de souffrir Qu'en l'immolant de victime il te serve.

Il8 I. LIVRE DES AMOURS

MURET

Apres ton cours.) Jouant aux barres avec sa dame et la voyant fuyr, il tasche à la retenir, disant qu'il ne la poursuit pas pour la violer : ains seulement pour luy sacrifier son cœur, si son plaisir est de le recevoir. Le Locrois.) Il entend Ajax fils d'Oilée, lequel pour avoir voulu violer Cassandre, qui fuyant la fureur des Grecs, s'estoit retirée dans le temple de Minerve, ainsi qu'il s'en retournoit en Grèce, fut par la Déesse foudroyé : comme raconte Virgile au premier de l'Enéide. Il eust toutefois esté préservé de ce danger, s'il ne se fust prins à maugréer, disant qu'en despit des dieux il eschap- peroit. Car lors Neptune courroucé, print un quartier de quelques rochers, qui se nommoient les rochers Gyrez, et le luy lança dans la mer : à cause dequoy, bien tost après il se noya. Voy Homère au quatriesme de l'Odyssée. D'abas.) Du fond de la mer. Les pieds vangeurs ) Les pieds de Minerve, qui vangea bien l'outrage, qu'on avoit voulu faire dans son temple.

CVI

Je suis larron pour vous aimer, Madame : Si je veux vivre, il faut que j'aille emblcr De voz beaux yeux les regards, et troubler Par mon regard le vostre qui me pâme.

De voz beaux yeux seulement je m'affame, Tant double force ils ont de me combler Le cœur de joye, et mes jours redoubler, Ayant pour vie un seul trait de leur name.

Un seul regard qu'il vous plaist me lascher, Me paist trois jours, puis j'en revais chercher, Quand du premier la puissance est perdue,

I. LIVRE DES AMOURS IIÇ

Emblant mon vivre en mon adversité, Larron forcé de chose défendue, Non par plaisir, mais par nécessité.

MURET [? BELLEAU]

Je suis larron pour vous aimer.) Il dit qu'il ne vit que des regards de sa dame, et qu'elle le contraint d'estre larron pour luy en desrober, à fin de vivre. Pris de Pé- trarque. [Canz. 20. 1. 1604.]

CVII

Ravy du nom qui me glace en ardeur, Me souvenant de ma douce charité, Icy je plante une plante d'eslite, Qui l'esmeraude efface de verdeur.

Tout ornement de royale grandeur, Beauté, sçavoir, honneur, grâce, et mérite, Sont pour racine à ceste Marguerite, Qui ciel et terre emparfume d'odeur.

Divine fleur, mon espoir demeure, La manne tombe et retombe à toute heure Dessus ton front en tous temps nouvelet :

Jamais de toy la pucelle n'approche, La mouche à miel, ne la faucille croche, Ny les ergots d'un folâtre aignelet.

MURET

Ravy du nom.) Quiconque soit celle, pour qui ce Sonet, et un autre encor', qui est dans ce livre, ont esté faits, elle a nom Marguerite. D'où je collige, que les Poètes ne sont pas tousjours si passionnez, ne si constans

120 I. LIVRE DES AMOURS

en amour, comme ils se font. Et combien qu'ils disent à la première, qu'ils peuvent aborder, que plustost ciel et terre periroient, qu'ils en aimassent une autre : si est-ce toutefois, que quand ils rencontrent chaussure à leur pied, leur naturel n'est pas d'en faire grand cons- cience. Aussi ne faut-il. Une bonne souris doit tousjours avoir plus d'un trou à se retirer. Il dit donc, qu'en hon- neur de ceste Marguerite, il plante une fleur du mesme nom : à laquelle il souhaite, qu'elle verdoyé perpétuel- lement, sans que chose quelconque approche d'elle, qui la puisse aucunement offenser. Charité.) Grâce. Qui l'esmeraude efface de verdeur.) Ainsi Pétrarque,

Un lauro ver de, si che di colore

Ogni smeraldo hauria ben vinto estanco. Tout ornement.) Pétrarque au mesme Sonet,

Fama, honor, e virtute, e leggiadria,

Casta bcllezza in habito céleste

Son le radici de la nobil planta. La pucelle.) Pour te cueillir à faire un bouquet. Les ergots.) Le bout des pieds des chevreaux. Partie pour le tout.

XVIII

Depuis le jour que le trait ocieus Grava ton nom au roc de ma mémoire, Et que l'ardeur qui flamboit en ta gloire, Me fit sentir le foudre de tes yeux :

Mon cœur attaint d'un éclair rigoreux Pour éviter ta nouvelle victoire, S'alla cacher dans tes ondes d'yvoire, Et sous l'abri de ton chef amoureux.

se mocquant de l'aigreur de ma playe, En seureté par tes cheveux s'égaye, Tout resjouy des rais de ton flambeau :

I. LIVRE DES AMOURS 121

Et tellement il t'aime son hostesse, Que pâle et froid sans retourner, me laisse, Comme un esprit qui fuit de son tombeau.

MURET

Depuis le jour.) Il dit, que dés le jour qu'il devint amoureux, son cœur le laissant, s'enfuit vers sa dame, et depuis n'est voulu revenir vers luy. Ondes d'ivoire.) Le mouvement de ses tetins, qui sont durs comme ivoire. L'abri.) La couverture. Ce mot, Abri, semble venir du Latin, apricus, combien qu'il signifie tout le contraire. Ainsi cuide-je, que le mot, Lier, vient du Grec Xûci), qui a toutefois contraire signification. De ton flambeau.) De ton œil. Comme un esprit qui fuit de son tombeau.) C'est une allusion à ce que dit Platon, que le corps n'est autre chose qu'un tombeau de l'ame. Parquoy les Grecs le nomment crwjia, comme s'ils vouloient dire,

CIX

Le mal est grand, le remède est si bref A ma douleur, dont l'aigreur ne s'alente, Que bas ne haut, dés le bout de la plante Je n'ay santé jusqu'au sommet du chef.

L'œil qui tenoit de mes pensers la clef, En lieu de m'estre une estoille drillante Parmi les flots de l'amour violente, Contre un despit a fait rompre ma nef.

Le soin meurtrier, soit que je veille, ou songe, Tigre affamé, de mille dents me ronge, Pinceant mon cœur, mes poumons et mon flanc.

Et le penser importun qui me presse (Comme un limier eschappé de sa lesse) Mange mon cœur, et s'yvre de mon sang.

122 I. LIVRE DES AMOURS

MURET

Le mal est grand.) Il raconte la misère et le desespoir amour l'a réduit. Une estoile drillante.) Estincellante . Ma nef.) Mon espérance. Lesse.) Est une chorde, par laquelle les veneurs arrestent les lévriers.

ex

Amour, si plus ma fièvre se renforce, Si plus ton arc tire pour me blesser, Avant mes jours j'ay crainte de laisser Le verd fardeau de mon humaine escorce.

Ja de mon cœur je sen moindre la force Se transmuer pour sa mort avancer, Devant le feu de mon ardant penser, Non en bois verd, mais en poudre d'amorce.

Cent fois pour moy le jour malencontreux, j'avallay le breuvage amoureux, Qu'à si longs traits me versoit une œillade :

O bienheureux ! si pour me secourir, Des le jour mesme Amour m'eust fait mourir, Sans me tenir si longuement malade.

MURET

Amour, si plus.) Tout ce Sonet n'a rien, qui ne puisse aisément estre entendu. Humaine escorce.) Sa peau, qui environne son corps, comme une escorce fait le bois. Par métaphore il prend l'escorce pour la peau, et la peau pour le corps.

I. LIVRE DES AMOURS 123

CXI

Si doux au cœur le souvenir me tente De la mielleuse et fielleuse saison, je perdy mes sens et ma raison, Qu'autre plaisir ma peine ne contente.

Je ne veux point en la playe de tante Qu'Amour me fit pour avoir guerison, Et ne veux point qu'on m'ouvre la prison, Pour affranchir autre part mon attente.

Plus que la mort je fuy la liberté, Tant j'ay grand peur de me voir escarté Du doux lien qui doucement offense :

Et m'est honneur de me voir martyrer, Sous un espoir quelque jour de tirer Un seul baiser pour toute recompense.

MURET

Si doux au cœur.) Le souvenir de sa prinse, sa cap- tivité, et son torment le délectent si fort, q'il seroit marry de se voir en liberté. Car il estime que le seul espoir d'obtenir quelquefois un baiser de sa dame, est suffisant pour alléger toutes ses peines.

CXII

Heureux le jour, l'an, le mois et la place, L'heure et le temps voz yeux m'ont tué, Sinon tué, à tout le moins mué Comme Méduse, en une froide glace.

124 I- LIVRE DES AMOURS

Il est bien vray que le traict de ma face Me reste encor, mais l'esprit deslié Pour vivre en vous, a son corps oublié, Me laissant seul comme une froide masse.

Aucunefois quand vous tournez un peu Voz yeux sur moy, je sens un petit feu Qui me r'anime, et reschauffe les veines,

Et fait au froid quelque petit effort. Mais voz regards n'allongent que mes peines, Tant le premier fut cause de ma mort !

MURET [?]

Heureux le jour.) Ce Sonet est assez aisé de soy Méduse.) Il en a esté parlé en un autre lieu [VIII]. [L'invention est de Pétrarque. Son. 47. 1. 1604.]

CXIII

Amour archer toutes ses flèches ront D'un coup sur moy, et ne me reconforte D'un seul regard celle pour qui je porte Le cœur aux yeux, les pensers sus le front.

D'un Soleil part la glace qui me fond, Et m'esbaïs que ma froideur n'est morte Au raiz d'un œil, qui d'une flame accortc Me fait au cœur un ulcère profond.

En tel estât je voy languir ma vie, Qu'aux plus chetifs ma langueur porte envie, Tant le mal croist, et le cœur me défaut :

Mais la douleur qui plus trouble mon ame, O cruauté ! c'est qu'Amour et madame Sçavent mon mal, et si ne leur en chaut.

LIVRE DES AMOURS 125

MURET

Amour archer.) L'argument est facile. D'un Soleil.) Il entend sa dame. D'une flame accorte.) Gentile, ad visée, subtile. Mot Italien.

CXIIII

Je vy ma Nymphe entre cent damoiselles, Comme un Croissant par les menus flambeaux, Et de ses yeux plus que les astres beaux Faire obscurcir la beauté des plus belles.

Dedans son sein les Grâces immortelles, La Gaillardise, et les Frères jumeaux Alloient volant, comme petits oiseaux Parmy le verd des branches plus nouvelles.

Le ciel ravy, qui si belle la voit, Roses, et liz, et ghirlandes pleuvoit Tout au rond d'elle, au milieu de la place :

Si qu'en despit de l'hyver froidureux, Par la vertu de ses yeux amoureux Un beau printemps s'engendra de sa face.

MURET

Je vy ma Nymphe.) Il descrit l'excellente beauté de sa dame, qui au milieu de l'hyver, fit revenir un prin- temps. [Le premier couplet est semblable au premier du Son. 183. 1. de Pétrarque. 1604.] Comme un croissant.) Ainsi Horace, [Od. I, xn, 46-48].

micat inter omnes

Iulium siclus, velut inter ignés I.una minores.

126 I. LIVRE DES AMOURS

La gaillardise.) Que les Italiens appellent Leggiadria : les Latins, Lascivia. Les frères jumeaux.) Les Amours. La voit.) Pour, la voyoit, la regardoit. Ghirlandes.) Chapeaux de fleurs. Mot Italien.

cxv

Plus que les Rois, leurs sceptres, et leur bien, J'aime ce front mon Tyran se joue, Et le vermeil de ceste belle joue, Qui fait honteux le pourpre Tyrien.

Toutes beautez à mes yeux ne sont rien Au pris du sein, qui lentement secoue Son gorgerin, sous qui doucement noue Le branle égal d'un flot Cytherien.

En la façon que Jupiter est aise, Quand de son chant une Muse l'appaise, Ainsi je suis de ses chansons épris,

Lors qu'à son luth ses doigts elle embcsongne, Et qu'elle dit le branle de Bourgongne, Qu'elle disoit le jour que je fus pris.

MURET

Plus que les Rois.) Il loue le front, la joue, le sein de sa dame, et la bonne grâce qu'elle a, lors qu'elle joue du luth. Mon tyran.) Amour. Tyrien.) De Tyros, ville de Foenicie, [d'où] le meilleur pourpre estoit ancienne- ment apporté. Le branle égal.) Il entend un petit trem- blement de tetins doucement repoussans le gorgerin. Cytherien.) Vénérien. En la façon que Jupiter est aise.) Hésiode dit [Theog. 36-37] que les Muses en chantant, et jouant du luth, recréent l'esprit de Jupiter : Tûvtj, Moutoidv :j.y/i')[i-J\'x, -il Ait Tcarcpt iuv >~'i: tlpiroufft [xévav v<îov a;.iv 'OXû|Jttrou.

LIVRE DES AMOURS 127

CXVI

Ceste beauté de mes yeux adorée, Qui me fait vivre entre mille trespas, Couploit mes chiens, et poursuyvoit mes pas, Ainsi qu'Adon, Cyprine la dorée :

Quand une ronce en vain énamourée, Ainsi que moy, du vermeil de ses bras, En les baisant, luy fit couler à bas Une liqueur de pourpre colorée.

La terre adonc, qui soigneuse receut Ce sang divin, fertilement conceut Pareille au sang une rouge fleurette.

Et tout ainsi que d'Helene naquit La fleur qui d'elle un beau surnom aquit, Du nom Cassandre elle eut nom Cassandrette.

MURET

Ceste beauté.) Il raconte comment ainsi qu'il alloit chasser un cerf, sa dame, qui le suivoit, fut picquée d'une ronce : et que du sang qui sortit de son bras, fut soudainement engendrée une fleur, qui eut nom Cassan- drette. Ainsi qu'Adon.) Tout ainsi que Venus suivoit Adonis allant à la chasse. Il a dit Adon, pour Adonis, par syncope. Cyprine.) Venus. La dorée.) La belle. Ainsi l'appellent les Grecs /ojg?,, ou -oXj/o'jto^. Mim- nerme, [Poetae lyr. graeci, rec. Bergk, vol. II, p. 25] il; ouSIv p.ot xepirvov a.-.fj j£oo<rî;<; 'AtppoStTTjc;. Homère,

W'j'jI'J. <J.Ol è'wSTO l'pY« OÀ'J/p ô(TO'J àcppoStTT)Ç.

Virgile, [A en. X, 16] Iuppiter haec paucis : at non Venus aurea contra Pauca refert.

120 I. LIVRE DES AMOURS

Quand une ronce en vain énamourée.) Ainsi dit Theo- crite, que le sangler, par qui Adonis fut mortellement blessé, estoit amoureux de la beauté d'iceluy. Une liqueur.) Il ne veut pas dire bonnement, que ce fut sang, mais une liqueur ressemblante à sang : ou à tout le moins un sang céleste et divin, tel qu'Homère [77. V, 339-342] le dit couler des Dieux, lors qu'ils sont blessez. Tel fut le sang de Venus blessée par Diomedes.

ose S'a[x6ooTOV i\\xj. Osoïo,

lywo, oïo; Tzip ts péet iJLaxâpeaai Oeoïaiv y^° alxov îôo'ja', -îvo'ja' al'ôoira olvov T'otivex' àvataovl; eïdt za! àôâvaxot xaXcOv~x'..

Et tout ainsi que d'Helene.) Pline dit, que la fleur nommée par les Latins, Innula, nasquit des larmes d'Helene, d'où est que les Grecs l'appellent Helenium. Ainsi dit on, que le Liz nasquit du laict de Junon.

CXVII

Sur mes vingt ans, pur d'offense et de vice, Guidé, mal caut, d'un trop aveugle oiseau, En jeune sang, en menton damoyseau, Sain et gaillard je vins à ton service :

Mais, ô cruelle, outré de ta malice, Je m'en retourne en une vieille peau, En chef grison, en perte de mon beau : Tels sont d'Amour les jeux et l'exercice.

Helas, que dy-je ! veux-je m'en aller ? D'un autre bien je ne me puis soulcr. Comme la caille, Amour, tu me fais estre,

Qui de poison s'engraisse et se repaist. D'un autre bien je ne me veux repaistre, Ny vivre ailleurs, tant ta poison me plaist.

LIVRE DES AMOURS 120,

MURET

Sur mes vingt ans.) Il est assez aisé de soy. Comme la caille.) Les cailles vivent et s'engraissent de poison.

CXVIII

Sans souspirer vivre icy je n'ay peu Depuis le jour que les yeux de ma dame Tous pleins de miel versèrent en mon ame Le doux venin, dont mon cœur fut repeu.

Ma chère neige, et mon cher et doux feu, Voyez comment je m'englace et m'enflame : Comme la cire aux raions d'une flame, . Je me consume, et vous en chaut bien peu

Il est certain que ma vie est heureuse De s'écouler en douceur langoureuse Dessous vostre œil, qui jour et nuit me point.

Mais ce pendant vostre beauté ne pense, Que l'amitié d'amitié se compense, Et qu'un amour sans frère ne croist point.

MURET

Sans souspirer.) Depuis qu'il fut amoureux, il n'a peu avoir une seule heure de repos. Par ainsi prie il sa dame d'avoir quelque égard à la peine qu'il souffre : confessant bien qu'il est trop heureux de languir pour elle : mais la priant toutefois de penser, qu'il est mal- aisé qu'une amour croisse, ou dure tousjours, si elle n'est réciproque, et mutuelle. Le doux venin.) Ainsi mesmes est nommé l'amour par Virgile, \2En. I, 688] Occultum inspires ignem, fallasque veneno. Ronsard. Les Amours, t. I. 9

130 I. LIVRE DES AMOURS

Ma chère neige.) Ce quatrain est prins d'un Sonet de Bembo, [Rime. 1552, f. 9 b.]

Viva mia neve, e caro e dolce foco, Vedete com' io agghiaccio, et com' io avampo ; Mentre, quai cera, adhor adhor mi sta»ipo Al vostro segno : e voi di cio cal poco.

Que l'amitié d'amitié se compense.) Selon Martial qui dit, [VI, xi, 10] ....Paule, ut ameris ama. Et Bion en quelques fragmens, qui nous sont restez de ses Buco- liques,

SxépYexe toj^ cptXéovxaî, 'V r,v cpiXfïjTE, cpiX-?]aOe.

Et qu'un amour sans frère ne croist point.) Voy ce qu'en dit Heroet en un petit discours, qu'il en fait après sa Parfaite amie. [Cecy dépend d'une fable qui est au symphose de Platon. 1604.]

CXIX

D'Amour ministre, et de persévérance, Qui jusqu'au fond l'ame peux esmouvoir, El qui les yeux d'un aveugle sçavoir, Et qui les cœurs voiles d'une ignorance :

Vat-en ailleurs chercher ta demeurance, Vat-en ailleurs quelqu'autre décevoir : Je ne veux plus chez moy te recevoir, Malencontreuse et meschante espérance.

Quand Jupiter, ce lâche criminel, Tcigneit ses mains dans le sang paternel, Dérobant l'or de la terre nous sommes,

il te laissa, comme un vilain oiseau, Couver le fond du Pandorin vaisseau, Pour enfieller le plus doux miel des hommes

I. LIVRE DES AMOURS 13!

MURET

D'Amour ministre.) L'espérance en la- vie humaine produit de grands biens, et de grands maux. Par elle tel est quelquefois retenu en vie, qui autrement par la force des calamitez seroit induit à occire soy-mesme, selon le dict d'Ovide.

Vivere spe vidi, qui moriturus erat. Par ainsi disoit Menandre,

'AvOoto—o; aT'jyfov utiÇeO1 ura> t?; eXirfSoi;.

Mais au rebours elle est quelquefois dommageable à merveilles, repaissant les hommes d'un vain obget, et leur faisant entreprendre choses, desquelles ils ne sçau- roient venir à fin, par tel moyen les acheminant à une infinité de malheurs. Et c'est ce que dit Euripide [Suppl. 489-490]

'EXtt'î PpoxoTç xàxiffxov, r, -oAÀà; tcÔXek; Suvyj^' y.-'jj-jiy. 0Ufiov èiç utooôoXccç.

Mais aux amoureux elle est le plus souvent nuisible, les entretenant tousjours en leur folie, et empeschant qu'ils ne se desempestrent du lien d'Amour. Et combien qu'elle semble aucunement soulager leur martyre, si est- ce au vray, qu'elle ne sert sinon à plus fort les tourmenter, faisant qu'ils sont jour et nuict béans après ce qu'ils ne peuvent obtenir : s'ils n'estoient ainsi alléchez par elle, le premier refus leur serviroit de guerison. Le Poëte donc cognoissant l'espérance estre nourrice de ses afflictions, la rejette et déteste, disant que Jupiter ne l'a laissée entre les hommes, sinon pour troubler leur félicité. Ce Sonet est prins en partie d'un de Bembo, qui commence,

Speme, che gli occhi nostri veli, e fasci.

Qui jusqu'au fond.) Métaphore de la tourmente, quand la mer de fond en comble est esmeuë. Et qui les yeux.) Qui voiles et bandes les yeux, et les cœurs d'une igno- rance, les asseurant de ce qui est incertain, leur per-

132 I. LIVRE DES AMOURS

suadant de sçavoir ce qu'ils ignorent. Quand Jupiter.) Il suit pour ceste heure l'opinion de ceux qui disent que Jupiter couppa les parties honteuses à son père Saturne, entre lesquels est Fulgentius. Desrobant l'or.) Mettant fin au siècle d'or, lequel les Poètes disent avoir esté sous Saturne. Voy Ovide au premier des Métamorphoses. Couver le fond du Pandorin vaisseau.) J'ay ailleurs raconté la fable de Pandore [XXXII]. Hésiode dit [O., 96-98], que tout sortit du vaisseau, fors l'espérance, qui fut enfermée dedans

Moûvr) 8'auxo8i IXmç iv àppi'tKioiai ôojjioiaiv ëvSov è ;jn;i.ve :0o'j i>~ô vetXecriv, oùSè OJoaÇs iÇéiroj.

Pour enfieller.) Pour rendre fie! le miel des hommes. C'est à dire pour mesler quelque amertume parmy les choses qui leur sont les plus agréables.

cxx

Iranc do raison, esclave de fureur, Je vay chassant une hère sauvage, Or' sur un mont, or' le long d'un rivage, Or' dans le bois de jeunesse et d'erreur.

J'ay pour ma lesse un long trait de malheur, J'ay pour limier un violent courage : J'ay pour mes chiens, l'ardeur, le sang et l'âge, Et pour piqueurs, l'espoir et la douleur.

Mais eux voyans, que plus elle est chassée, Plus elle fuit à la course eslancée, Quittent leur proye : et retournez vers moy,

De ma chair propre osent bien se repaistre. C'est grand pitié mon dam je le voy) Quand les valets commandent à leur maistre.

I. LIVRE DES AMOURS I33

MURET

Franc de raison.) Il veut dire que les affections amou- reuses qui luy rongent perpétuellement le cœur, le con- duisent à la mort. Mais il traite cela par une fort gentille allégorie, comparant son amour à une chasse, et dit, que s'estant osté hors du joug de raison, pour s'assu- gettir à fureur, il poursuit une Fere sauvage, c'est à dire sa dame : ayant pour limier un violent courage, et les affections en lieu d'autres chiens. Mais que ces chiens voyans que la Fere ne veut aucunement fuir devant eux, ains leur fait teste, si bien qu'ils ne la peuvent accrocher, de despit se ruent contre leur maistre, et le dévorent. C'est une allusion à la fable d'Acteon, qui est recitée au troisiesme des Métamorphoses. Un long trait.) Un trait est la corde, avec laquelle on mené les limiers à la chasse. Mot de vénerie. L'ardeur, le sang et l'âge.) Ma- nière de parler assez usitée de noz Poètes, pour dire la jeune ardeur du sang : c'est la jeunesse.

CXXI

Le Ciel ne veut, Dame, que je jouysse De ce doux bien que dessert mon devoir : Aussi ne veux-je, et ne me plaist d'avoir Sinon du mal en vous faisant service.

Puis qu'il vous plaist que pour vous je languisse, Je suis heureux, et ne puis recevoir Plus grand honneur, qu'en vous servant pouvoir Faire à voz yeux de mon cœur sacrifice.

Donc si ma main, maugré-moy, quelquefois De l'amour chaste outrepasse les loix, Dans vostre sein cherchant ce qui m'embraise,

134 l- LIVRE DES AMOURS

Punissez-la du foudre de voz yeux, Et la brûlez : car j'aime beaucoup mieux Vivre sans mains, que ma main vous desplaisc.

MURET

Le Ciel ne veut.) Il n'y a rien qui requière grande exposition.

CXXII

Bien que six ans soyent ja coulez arrière Depuis le jour qu'Amour avec son trait Au fond du cœur m'engrava le portrait D'une humble- fiere, et fiere-humble guerrière :

Si suis- je heureux d'avoir veu la lumière En ces ans tards, vit le beau portrait De sa beauté, qui mon esprit attrait Pour prendre au ciel une belle carrière.

Le seul Avril de son jeune printemps Endore, emperle, enfrange nostre temps, Qui n'a cogneu les vertus de ma belle,

Ny la splendeur, qui reluist en ses yeux. Seul je l'ay veuë : aussi je meurs pour elle, Et plus grand heur ne m'ont donné les cieux.

MURET

Bien que six ans.) Combien que par l'espace de six ans il ait esté en perpétuel martyre pour l'amour de sa dame : si est-ce qu'il se sent bien-heureux d'avoir eu la veuë d'une si excellente beauté, seul ornement de nostre aage. Il dit d'avantage, qu'il est seul qui l'a parfaitement veuë, ce qui luy a causé la mort : et que c'est le plus grand heur qu'il receut jamais. Humble- fiere.) Humble

I. LIVRE DES AMOURS I35

en port et en maintien, mais fiere contre ses prières. D'avoir veu la lumière.) D'estre nay. En ces ans tards.) En ce dernier aage. Le seul Avril de son jeune printemps.) La seule beauté de sa jeunesse. Endore, emperle, enfrange.) Orne. Mots faits à l'imitation de Pétrarque. [Son. 160. 1 . 1604.] Seul je Vay veuê.) Il a dit devant, au Sonet [XCI] qui se commence, Si seulement, que ne luy, ne les autres ne l'avoient veuë : maintenant il dit qu'il l'a veuë, et que les autres n'ont sçeu la voir. Mais ceste inconstance, et telles petites contradictions sont familières aux amou- reux.

CXXIII

Si ce grand Dieu le père de la Lyre, Qui va bornant aux Indes son réveil, Ains qui d'un œil mal appris au sommeil, Deçà delà toutes choses remire,

Lamente encor pour le bien j'aspire, Ne suis-je heureux, puis que le trait pareil, Qui d'outre en outre entama le Soleil, Mon cœur entame à semblable martyre ?

Certes mon mal contente mon plaisir, D'avoir osé pour compaignon choisir Un si grand Dieu : ainsi par la campaigne

Le bœuf courbé dessous le joug pesant, Traine le fais plus léger et plaisant, Quand son travail d'un autre s'accompaigne.

MURET

Si ce grand Dieu.) J'ay dit devant, qu'Apollon fut amoureux de Cassandre. L'Autheur dit, qu'il s'estime heureux d'avoir un si grand Dieu pour compaignon d'a- mours, et que sa peine luy en semble beaucoup plus légère.

136 I. LIVRE DES AMOURS

Si ce grand Dieu.) Apollon, le Soleil. Le père de la Lyre.) Horace [Od. I. x, 5-6] baille cest epithete à Mercure : Te canam, magni Jovis, et deorum Nunciam, curvacque lyrae parentem.

Toutes choses remire. Voit Ainsi Orphée. [Hymn. VII, 1]

CXXIIII

Ce petit chien, qui ma maistresse suit, Et qui jappant ne recognoist personne, Et cest oiseau, qui ses plaintes resonne, Au mois d'Avril soupirant toute nuit :

Et la barrière, quand le chaud s'enfuit, Madame seule en pensant s'arraisonne, Et ce jardin, son pouce moissonne Toutes les fleurs que Zephyre produit :

Et ceste dance, la flèche cruelle M'outre-perça, et la saison nouvelle Oui tous les ans rafraischist mes douleurs :

Et son oeillade, et sa parolle sainte, Et dans le cœur sa grâce que j'ay peinte, Baignent mes yeux de deux ruisseaux de pleurs.

MURET

Ce petit chien.) Il nombre beaucoup de choses, des- quelles ou le regard, ou l'ouye, luy remettant en mes- moire le commencement de ses amours, le contraint à pleurer. Moissonne toutes les fleurs.) Amasse les rieurs. Zephyre.) Qui est un vent fort apte à la génération, à cause qu'il est chaud et humide. Justin dit, que quand ce vent souffle, les jumens en Espaigne conçoivent au seul hennissement des chevaux estans à l'autre rive. [Et la saison nouvelle.) Ainsi Pétrarque. Son. 80. 1. 1604.]

I. LIVRE DES AMOURS 137

cxxv

Du feu d'amour, impatient Roger (Pipé du fard de magique cautelle) Pour refroidir ta passion nouvelle, Tu vins au lict d'Alcine te loger.

Opiniastre à ton feu soulager, Ore planant, ore nouant sus elle, Entre les bras d'une dame si belle, Tu sceus d'Amour et d'elle te vanger.

En peu de temps le gracieux Zephyre, D'un vent heureux empoupant ton navire, Te fit surgir dans le port amoureux :

Mais quand ma nef de s'aborder est preste, Tous jours plus loin quelque horrible tempeste La single en mer, tant je suis malheureux.

MURET

Du feu d'amour.) Il se plaint que sa fortune ne luy est aussi favorable en amours, comme elle fut à Roger, lequel dés le premier soir qu'il arriva au chasteau de la belle magicienne Alcine, obtint d'icelle ce que les amans souhaitent le plus. Pour entendre cecy, voy l'Arioste au septiesme chant. Empoupant ton navire.) Te conduisant à ton gré. Les vents qui empoupent le navire, c'est à dire, qui le frappent par le derrière (que les mariniers nomment la poupe) aydent merveilleuse- ment son cours, et sont appeliez par les Latins, Venti secundi, quod navem sequantur. De est, que le vulgaire François dit celuy avoir vent en poupe, à qui ses affaires succèdent bien. Surgir.) C'est ce que les Latins disent, Appellere. La single.) La pousse. Mot de marine.

1^8 I. LIVRE DES AMOURS

CXXVI

Je te hay peuple, et j'en prens à tesmoin Le Loir, Gastine, et les rives de Braye, Et la Neuffaune, et la verte saulaye Que Sabut voit aboutir à son coin.

quand tout seul je m'esgare bien loin, Amour qui parle avecq' moy, s'essaye Non de guarir, mais rengreger ma playe Par les déserts, qui augmentent mon soin.

pas à pas, Dame, je remémore Ton front, ta bouche, et les grâces encore De tes beaux yeux trop fidèles archers :

Puis figurant ta belle idole feinte Au clair d'une eau, je sanglote une pleinte, Qui fait gémir le plus dur des rochers.

MURET

Je te hay peuple.) Il dit, que les lieux fréquentez luy sont en haine, et qu'il n'aime que les lieux solitaires pour mieux à son aise penser aux bcautez de sa dame, et pour librement se complaindre et souspirer. Je te hay peuple.) Ainsi Horace, [Od. III, i, i].

Odi profanum vulgus et arceo Et Pétrarque, [Son. 221. 1. 1604] Cercato ho sempre solitaria vita (Le rive il sanno, e le campagne, e i boschi , 1 Per fuggir questi ingegni sordi, e loschi, Chc la strada del ciel hanno smarrita. Le Loir.) Rivière qui passe près de Vandome. Gas- tine.) Nom de forest. Braye.) Autre petite rivière / ./ Neuffaune.) Un bocage appartenant à la maison de

I. LIVRE DES AMOURS 139

l'Autheur. Sabut.) Colline fertile en bons vins, dont le bas est tout revestu de saules. Voit aboutir.) C'est à dire, qui font le bout et le coin de ladite colline.

CXXVII

Non la chaleur de la terre qui fume Aux jours d'esté, luy crevassant le front : Non l'Avant-chien, qui tarit jusqu'au fond Les tiedes eaux, qu'ardant de soif il hume :

Non ce flambeau qui tout ce monde allume D'un bluetter qui lentement se fond : Bref, ny l'esté, ny ses fiâmes ne font Ce chaut brazier qui mes veines consume.

Voz chastes feux, esprits de voz beaux yeux, Voz doux esclairs qui rechaufent les cieux, De mon brazier eternizent la flame :

Et soit Phcebus attelé pour marcher Devers le Cancre, ou bien devers l'Archer, Vostre œil me fait un esté dedans l'amc.

MURET

Non la chaleur.) Il dit que la chaleur qu'il sent en soy, ne procède d'autre part que des beaux yeux de sa dame. Crevassant le front.) Faisant des crevasses et petites ouvertures au front de la terre. L'Avant-chien.) C'est le nom d'un Astre, nommé par les Grecs irpoxi}wv, par Ciceron en la traduction d'Arat, Antecanis, mais en prose, Canicula : d'où sont dits les jours Caniculiers, qui sont les plus chauds, et les plus dangereux de toute l'année. Ce flambeau.) Le Soleil. D'un bluetter.) Bluettes sont petites estincelles que on voit quasi se fondre par l'ter, aux plus chauds jours de l'esté. Phoebus.) Le Soleil. Attelé.) Parce que les Poètes luy donnent un

140 I. LIVRE DES AMOURS

chariot. Devers le Cancre.) Auquel le Soleil entre, selon Ptolemée, le 17. de Juin. Ou bien devers l'Archer.) Auquel il entre, le 18 de Novembre.

CXXVIII

Ny ce coral, qui double se compassé, Sur meinte perle un thesor d'Orient, Ny ces beaux lis, qu'Amour en suppliant Ose baiser, et jamais ne s'en lasse :

Ny ce bel or qui frisé s'entrelasse En mille nouds crespez folastrement, Ny ces œillets égalez uniment Au blanc des lis encharmez dans sa face :

Ny de ce front le beau ciel esclarcy, Ny le double arc de ce double sourcy, N'ont à la mort ma vie condemnée :

Seuls les beaux yeux (où le certain Archer Pour me tuer sa flèche vint cacher) Devant le soir finissent ma journée.

MURET

Ny ce coral.) Toutes les autres beautez de sa dame ne l'esmeuvent point au pris des yeux. Ny ce coral.) Les lèvres. Sur meinte perle.) Il entend les dents. Ny ce bel or.) Le poil. Ny ces œillets.) Ceste vermeille blan- cheur de la face. Le certain Archer.) Amour. Devant le soir finissent ma journée.) Avancent ma mort. Imitation de Petrarqu".

(XX IX

Dy l'un des deux, sans tant nie déguiser Le peu d'amour que ton semblant me porte :

LIVRE DES AMOURS I4I

Je ne sçauroy, veu ma peine si forte, Tant lamenter, ne tant Petrarquiser.

Si tu le veux, que sert de refuser Ce doux présent dont l'espoir me conforte ? Sinon, pourquoy d'une espérance morte Me nourris-tu pour tousjours m'abuser ?

L'un de tes yeux dans les enfers me rue, L'autre plus doux, à l'envy s'esvertue De me remettre en paradis encor :

Ainsi tes yeux pour causer mon renaistre, Et puis ma mort, sans cesse me font estre Or' un Pollux, et ores un Castor.

MURET

Dy l'un des deux.) Il prie quelqu'une (je ne puis penser que ce soit Cassanclre : car il ne parleroit pas si auda- cieusement à elle) de luy accorder rondement ce qu'il demande, ou de luy refuser tout à plat. Petrarquiser.) Faire de l'amoureux transi, comme Pétrarque. Or' un Pollux, et ores un Castor.) J'en ay raconté la fable ailleurs [XLIX1.

cxxx

L'an mil cinq cens avec quarante et six, En ses cheveux une dame cruelle, Autant cruelle en mon endroit que belle, Lia mon cœur, de ses cheveux surpris.

Lors je pensoy, comme sot mal appris, Nay pour souffrir une peine éternelle, Que les crespons de leur blonde cautelle Deux ou trois jours sans plus me tiendroient pris.

142 I. LIVRE DES AMOURS

L'an est passé, et l'autre commence ores, je me voy plus que devant encores Pris dans leurs reths : et quand par fois la mort

Veut deslacer le lien de ma peine, Amour tousjours pour restreindre plus fort, Flatte mon cœur d'une espérance vaine.

MURET

L'an mil cinq cens.) L'argument est facile. Une telle description du temps est dans Pétrarque, [Son. 178. 1. 1604]

Mille trecento ventisette a punto, Su l'hora prima, il di seslo d'Aprile, Nel Labirinto intrai, ne veggio, ond' esca.

CXXXI

A toy chaque an j'ordonne un sacrifice, Fidèle coin, tremblant et poureux Je descouvry le travail langoureux Que j'enduroy, Dame, en vostre service.

Un coin meilleur plus seur et plus propice A déclarer un forment amoureux, N'est point dans Cypre, ou dans les plus heureux Vergers de Gnide, Amathonte, ou d'Eryce.

Eussay-je l'or d'un peuple ambitieux, Tu toucherois, nouveau temple, les deux Elabouré d'une despense grande :

Puis bastissant à ma Nymphe un autel, Sur les pilliers de son nom immortel J'appenderoy mon ame pour offrande.

I. LIVRE DES AMOURS I43

MURET

A toy chaque an.) Il avoit trouvé sa dame en quelque coin à l'escart, s 'enhardissant de luy descouvrir le torment auquel il estoit pour l'amour d'elle, fit tant, que pour ceste fois elle fut assez gracieuse envers luy. Parquoy il rend grâces à ce coin, disant, qu'il luy sacri- fiera tous les ans, et que s'il estoit suffisamment riche, il y edifieroit un tresmagnifique temple en l'honneur de sa dame. Cypre.) Isle sacrée à Venus. Gnide, Amathonte.) Villes aussi dédiées à Venus. Eryce.) Montaigne de Sicile, estoit un beau temple de Venus.

CXXXII

Honneur de May, despouille du Printemps, Bouquet tissu de la main qui me donte, Dont les beautez aux fleurettes font honte, Faisant esclorre un Avril en tout temps :

Non pas du nez, mais du cœur je te sens Et de l'esprit, que ton odeur surmonte, Et tellement de veine en veine monte, Que ta senteur embasme tous mes sens.

Sus, baise moy tout ainsi que m'amie, Pren mes souspirs, pren mes pleurs je te prie, Qui serviront d'animer ta couleur :

Et que ta fleur ne deviendra fanie, Les pleurs d'humeur, les souspirs de chaleur, Pour prendre un jour ta racine en ma vie.

MURET [? BELLEAU]

Honneur de May.) Il caresse un bouquet en ce Sonet, et l'aime tant, qu'il le veut faire coucher auprès de luy,

144 l- LIVRE DES AMOURS

disant qu'il sent son odeur, non pas du nez, mais du cœur et de l'esprit.

CXXXIII

Si Ion vous dit qu'Argus est une fable, Ne le croyez bonne Postérité, Ce n'est pas feinte, ains une vérité, A mon malheur je la sens véritable.

Un autre Argus en deux yeux redoutable, En corps humain non feint, non inventé, Espie, aguete, et garde la beauté Par qui je suis douteux et misérable.

Quand par ses yeux Argus ne la tiendroit, Tousjours au col mignarde me pendroit, Je cognois bien sa gentille nature.

Ha ! vray Argus, tant tu me fais gémir, A mon secours vienne un autre Mercure, Non pour ta mort, mais bien pour t 'endormir.

MURET [? BELLEAU]

Si Ion votes dit.) La fable d'Argus est si commune, qu'elle n'a besoin de longue interprétation. Voyez Ovide au 2. de la Métamorphose. Tiendroit.) Rendrait. Ce Sonet n'appartient en rien à Cassandre.

CXXXIIII

Je parangonne à ta jeune beauté, Qui tousjours dure en son printemps nouvelle, Ce mois d'Avril qui ses fleurs renouvelle En sa plus gaye et verte nouveauté.

LIVRE DES AMOURS 145

Loin devant toy fuira la cruauté : Devant luy fuit la saison plus cruelle. Il est tout beau, ta face est toute belle : Ferme est son cours, ferme est ta loyauté.

Il peint les champs de dix mille couleurs, Tu peins mes vers d'un long email de fleurs : D'un doux Zephyre il fait onder les plaines,

Et toy mon cœur d'un souspir larmoyant : D'un beau crystal son front est rosoyant, Tu fais sortir de mes yeux deux fontaines.

MURET

Je parangonne.) C'est une comparaison du mois d'Avril à sa dame. Parangonner est égaler. Mot Italien. Ro- soyant.) Plein de rosée.

cxxxv

Douce beauté, meurdriere de ma vie, En lieu d'un cœur tu portes un rocher : Tu me fais vif languir et desecher Passionné d'une amoureuse envie.

Le jeune sang qui d'aimer te convie, N'a peu de toy la froideur arracher, Farouche fïere, et qui n'as rien plus cher Que languir froide, et n'estre point servie.

Appren à vivre, ô fiere en cruauté : Ne garde point à Pluton ta beauté, Le passetemps en aimant il faut prendre.

Par le plaisir faut tromper le trespas : Car aussi bien quand nous serons bas, Sans plus aimer, nous ne serons que cendre.

Ronsard. Les Amours, t. I. 10

I4Ô I. LIVRE DES AMOURS

MURET [?]

Douce beauté, meurdricre de ma vie.) Il reprend sa maistresse, qui bien qu'elle fust jeune, n'avoit le sang eschauffé d'amour. Puis il la conseille de n'attendre à se donner plaisir après la mort : pource que lors nous ne sentons rien, et ne sommes que cendre et poudre. La fin de ce Sonet est prins d'un Epigramme Grec.

CXXXVI

Ce ne sont qu'haims, qu'amorces et qu'apas De son bel œil qui m'allèche en sa nasse, Soit qu'elle rie, ou soit qu'elle compassé Au son du luth le nombre de ses pas.

Une minuit tant de flambeaux n'a pas, Ny tant de sable en Eurypc ne passe, Que de beautez embellissent sa grâce, Pour qui j'endure un millier de trespas.

Mais le torment qui moissonne ma vie, Est si plaisant, que je n'ay point envie De m'esloigner de sa douce langueur :

Ains face Amour, que mort encorcs j'aye L'aigre douceur de l'amoureuse playe, Que vif je garde au rocher de mon cœur.

MURET

Ce ne sont qu'haims.) Il dit, quoy que sa dame face, qu'il se sent perpétuellement attiré par la beauté de son œil. Dit d'avantage que les infinies beautez d'icelle luy font souffrir un torment égal à mille morts : mais que ce torment luy est si doux, qu'il désire en avoir le sentiment encor après sa mort. Tant de flambeaux.) D'estoiles. En Eurype.) Eurype est un destroit de mer,

I. LIVRE DES AMOURS 147

entre Aulide et l'isle Eubœe, flottant et reflottant ordi- nairement par sept fois en vingt et quatre heures.

CXXXVII

Œil dont l'csclair mes tempestes essuyé, Sourcil, mais ciel de mon cœur gouverneur, Front estoilé, Trofée à mon Seigneur, son carquois et son arc il estuye :

Gorge de marbre la beauté s'appuye, Menton d'albastre, je voy mon bon heur, Tetin d'ivoire se loge l'honneur, Sein dont l'espoir mes travaux désennuyé :

Vous avez tant apasté mon désir, Que pour soûler ma faim et mon plaisir, Cent fois le jour il fault que je vous voye :

Comme un oiseau, qui ne peut séjourner, Sans sur les bords poissonneux retourner, Et revirer, pour y trouver sa proye.

MURET

Œil dont l'esclair.) Il se dit estre tellement apasté des beautez de sa dame, qu'il ne peut estre nuict ne jour sans les voir. Trofée.) Voy ce que j'ay dit sur le Sonet [LU II] qui se commence O doux parler. Comme un oiseau.) Comparaison prinse de Bembo. [Son. 70. Caro sguardo tout à la fin. 1604.]

CXXXVIII

Hausse ton vol, et d'une aile bien ample, Forçant des vents l'audace et le pouvoir,

148 I. LIVRE DES AMOURS

Fay, Denisot, tes plumes émouvoir

Jusques au ciel les dieux ont leur temple.

Là, d'œil d'Argus, leurs deitez contemple, Contemple aussi leur grâce et leur sçavoir, Et pour ma dame au parfait concevoir, Sur les plus beaux fantastique un exemple.

Choisis après le teint de mille fleurs, Et les destrampe au crystal de mes pleurs, Que tièdement hors de mon chef je rue :

Puis attachant ton esprit et tes yeux Droit au patron desrobé sur les dieux, Pein, Denisot, la beauté qui me tuë.

MURET

Hausse ton vol.) Il escrit à Nicolas Denisot, duquel j'ay parlé ailleurs, et le prie, que pour peindre divine- ment la parfaite beauté de Cassandre, il vole jusques au Ciel, et là, soigneusement contemplant la beauté des dieux, il fantastique, c'est à dire il imagine en son esprit, un exemple de parfaite beauté. Apres, qu'il brasse en- semble le teint de toutes les plus belles fleurs qui soient : et puis les destrempe avec les argentines larmes, qui coulent de ses yeux perpétuellement. Et que, ayant ainsi uppresté son patron, et ses couleurs, il se mette à peindre, avecques toute la plus grande diligence qu'il luy sera possible. D'œil d'Argus.) On dit qu'Argus avoit cent yeux, desquels il y en avoit tousjours quatre vingts et dixhuict qui veilloient. Voy le premier des Métamor- phoses. Fantastique.) Feins à ta fantasic un portrait sur les plus belles deitez des Dieux. Fantastique, est icy verbe, comme souvent Folastre est verbe en notre Autheur.

LIVRE DES AMOURS I49

CXXXIX

Ville de Blois, naissance de ma dame, Séjour des Roys et de ma volonté, jeune d'ans d'Amour je fus donté Par un œil brun qui m'outre-perça l'ame :

Chez toy je pris ceste première flame, Chez toy je vy ceste unique beauté, Chez toy je vy la douce cruauté, Dont le beau trait la franchise m'entame.

Habite Amour en ta ville à jamais, Et son carquois, ses lampes, et ses trais Pendent en toy, le temple de sa gloire :

Puisse tousjours tes murailles couver Dessous son aile, et nud tousjours laver Son chef crespu dans les flots de ton Loire.

MURET

Ville de Blois.) On peut conjecturer par ce Sonet, que sa dame est de Blois : à l'occasion dequoy il loue la ville, et souhaite qu'Amour y face perpétuellement sa résidence. Séjour des Rois.) Parce que les Rois de France, en leur petit aage, y sont communément nourris, et pour la bonne et plaisante situation du lieu y demeurent volontiers. Loire.) Rivière passant par Blois.

CXL

Heureuse fut l'estoile fortunée, Qui d'un bon œil ma maistresse apperceut : Heureux le Bers, et la main qui la sceut Emmailloter, le jour qu'elle fut née.

150 I. LIVRE DES AMOURS

Heureuse fut la mammelle ordonnée, De qui le laict premier elle receut : Et bien-heureux le ventre qui conceut Telle beauté de tant de dons ornée.

Heureux parens qui eustes cet honneur De la voir naistre un astre de bon-heur ! Heureux les murs, naissance de la belle !

Heureux le fils dont grosse elle sera, Mais plus heureux celuy qui la fera Et femme et mère, en lieu d'une pucelle.

MURET

Heureuse fut.) L'argument est bien aisé. Bers.) Ber- ceau, mot Vandomois. Heureux les murs.) Blois. Mais plus heureux.) Semblable déduction de propos est en ce que dit Salmacis à Hermafrodite, au quatriesme des .Métamorphoses, [320-326]

Puer ô dignissime credi Esse deus, seu tu deus es (potes esse Cupido) Sive es mortalis, qui te genuere beati, Et mater felix, et fortunata profectu Si qua tibi soror est, et quae dédit ubera nutrix, Sed longé cunctis, longéque beatior Ma est, Si qua tibi sponsa est, si quant dignabere taeda. [Ovide a traduit ces vers d'Homère en son Odyssée, faisant parler Ulysse à Nasicaa. 1604.]

CXLI

L'astre ascendant, sous qui je pris naissance, De son regard ne maistrisoit les cieux : Quand je nasquis, il estoii dans tes yeux, Futurs tyrans de mon obéissance.

I. LIVRE DES AMOURS J 5 1

Mon tout, mon bien, mon heur, ma cognoissance, Vint de ton œil : car pour nous lier mieux, Tant nous unit son feu presagicux, Que de nous deux il ne fit qu'une essence.

En toy je suis, et tu es seule en moy : En moy tu vis, et je vis dedans toy, Tant nostre amour est parfaitement ronde.

Ne vivre en toy ce seroit mon trespas. La Pyralide en ce poinct ne vit pas, Perdant sa flame, et le Daufin son onde.

MURET

L'Astre ascendant.) Les Astrologues et Judiciaires prennent soigneusement garde à l'Astre ascendant d'un chacun, c'est à dire, à l'Astre, qui du costé de l'Orient, monte sur l'horizon, lors que celuy, duquel ils enquierent le destin, vient à naistre. Car ils tiennent, que de cest Astre dépend principalement l'heur ou le malheur de la personne : tellement qu'ils le nomment seigneur de la nativité. Nostre Auteur dit que son Astre ascendant, lors qu'il nasquit, estoit dans les yeux de Cassandre, et que tout ce qui est en luy, dépend des yeux, et non de l'Astre. On pourroit demander, comment l'Astre pouvoit estre dans l'œil de Cassandre, lors qu'il nasquit, veu qu'elle n'estoit pas encores née. Mais il faut entendre, que selon la fiction du Poëte, elle avoit esté long temps aux cieux, plustost qu'elle nasquit : comme j'ay touché sur le Sonet [II], qui se commence, Nature ornant. Son feu presagieux.) Presagir est sentir les choses futures devant qu'elles adviennent. De ce verbe est dérivé le nom Presagieux. La Pyralide.) Pyralides sont petites bestes volantes, qui ont quatre pieds, et se treuvent en l'Isle de Cypre, ayans telle nature, que elles vivent dans le feu, et meurent dès qu'elles s'en esloignent un peu trop. Auteur Pline en l'unziesme livre. Et le Daufin

152 I. LIVRE DES AMOURS

son onde). Les Daufins meurent, dès qu'ils touchent la terre. Pline au neufiesme livre.

CXLII

De ton beau poil en tresses noircissant Amour ourdit de son arc la ficelle : Il fit son feu de ta vive estincelle, Il fit son traict de ton œil meurtrissant.

Son premier coup me rendoit périssant : Mais son second de la mort me rappelle, Qui mon ulcère en santé renouvelle, Et par son coup, le coup va guarissant.

Ainsi jadis sur la poudre Troyenne, Du soudart Grec la hache Pelienne Du Mysien mit la douleur à fin :

Ainsi le trait que ton bel œil me rué-, D'un mesme coup me guarist et me tuë, Hé, quelle Parque a filé mon destin !

MURET

De Ion beau poil.) Il dit qu'Amour le voulant navrer, encorda son arc du poil de sa dame, et des yeux d'icelle luy getta deux sagettes, desquelles la première le blessa, la seconde le reguerist. A l'occasion dequoy il compare l'œil de sa dame à la hache d'Achille, de laquelle nous parlerons après. Ainsi jadis sur la poudre Troyenne.) Les Grecs allans vers Troye, après qu'ils furent partis du port d'Aulide, duquel j'ay parlé ailleurs, ou par erreur, ou par la force des vents, furent conduits vers le pays de Mysie, regnoit pour lors Telephe hls d'Her- cule. Ainsi comme ils vouloient prendre terre, les gens du pays se présentèrent h eux, et les repoussèrent moult rudement, si bien qu'il y eut grande tuerie d'une part et

I. LIVRE DES AMOURS 153

d'autre. Si firent tant les Grecs toutefois, qu'en fin ils gaignerent le port : et lors commencèrent à s'entrecha- mailler encores plus fort que devant. Le Roy mesme y vint en personne, accompagné d'un sien frère, qui après plusieurs beaux faicts d'armes, fut tué par Ajax. Le Roy voulant venger la mort de son frère sur quelqu'un des ennemis (ne luy chaloit lequel, pourveu que ce fust quelqu'un des principaux de l'ost) se print à poursuyvre Ulysse, et le meit en fuite : mais ainsi qu'il couroit après, Bacchus voulant rendre la pareille à Agamemnon, qui luy avoit peu de jours devant fait un tresbeau sacri- fice, fit soudain naistre un sep de vigne devant les pieds de Telephe, qui le fit cheoir. Estant cheu, Achille luy donna un grand coup de hache en la cuisse gauche. Ce que nostre Auteur mesmes a touché dans les Bacchanales, disant ainsi,

Teleph' sentit en la sorte

La main forte

Du Grec qui le combatit,

Quand au milieu de la guerre,

Contre terre

Un sep tortu l'abatit.

Le conflit dura jusqu'à ce que la nuict contraignit chacun de se retirer. Le lendemain furent envoyez ambassades de tous costez, pour obtenir quelques trefves, durant lesquelles on peust ensevelir les morts : ce qui fut accordé. Ce temps pendant, quelques capitaines Grecs parens prochains de Telephe, s'en vindrent vers luy, et s'estans faits cognoistre, luy remonstrerent, que ses gens avoient eu tort de si durement recevoir les Grecs, qui ne venoient en intention de les offenser, ains seulement pour aller vers Troye, vanger le ravisse- ment d'Helene. Telephe respond qu'eux mesmes en estoient à reprendre, et que s'ils luy eussent envoyé ambassades pour l'advertir qui ils estoient, et quelle estoit l'occasion de leur entreprise, il fust venu au devant d'eux amiablement les recueillir. Apres plusieurs propos, Telephe fit crier à ses gens, que nu) ne fust plus si hardy

154 !• LIVRE DES AMOURS

d'empescher les Grecs, ains qu'on les laissast prendre terre à leur plaisir. Parquoy la plus part des capitaines Grecs sortis de leurs nauz, vindrent trouver le Roy en son palais, et luy amenèrent deux excellens maistres, Machaon, et Podalyre filz d'Aesculape pour donner ordre à sa playe. Le Roy leur fit de tresbeaux presens, et les festoya tresbien par l'espace de quelques jours : après lesquels, voyans la mer bonasse, et le temps propice à naviguer, prenans congé de luy, reprindrent leur route. Huict ans après, Telephe ne pouvant trouver aucun remède à sa playe, receut un oracle, qu'il falloit que celuy mesme qui l'avoit blessé, le reguerist. Parquoy venant vers Achille, en peu de jours, par le moyen d'iceluy receut entière guerison. Ainsi le racontent en partie Dictys dans le second livre de la guerre de Troye, en partie le commentaire de Lycofron. Ovide, [De remédia Amoris, 47]

Vulnus Achillaeo quae quondam feccrat hosti, Vulneris auxilium Pelias hasta tulit.

Les uns disent, que pour le reguerir, il ne fit que le refrapper de la mesme hache au mesme endroit. Pline dit qu'il y appliqua de la rouille de sa hache, laquelle a vertu de lier, sécher, et restraindre. Claudian [XXXIX, 46] dit, qu'il y appliqua quelques herbes.

Sanus Achillaeis remeavif Telephus herbis.

La hache Pelienne.) Thessalicnne. Pelion, moniaigne de Thessalie.

CXLIII

Ce ris plus dous que l'œuvre d'une abeille, 1 1 doubles liz freschement argentez, Ces diamans à double ranc plantez 1 )ans le coral de sa bouche vermeille :

Ce dous parler qui les âmes resveille, Ce chant qui tient mes soucis enchantez,

I. LIVRE DES AMOURS 155

Et ces deux cieux sur deux astres entez, De ma déesse annoncent la merveille.

Du beau jardin de son jeune printemps Naist un parfum, qui le ciel en tous temps Embasmeroit de ses douces haleines :

Et de sort le charme d'une voix, Qui tous ravis fait sauteler les bois, Planer les monts, et montaigner les plaines.

MURET

Ce ris plus dous.) Il raconte les merveilleux effets de la beauté de sa dame. Que l'œuvre d'une abeille.) Que miel. Ainsi Nicandre,

-fj-.ï S'è'pYa StaOp'JiTwOio [i&kiaar^.

Et en un autre lieu. [Alex. 567]

s^t'.vy, v.'ï leciâ --y-j. fxeXîffff/,?.

Ces doubles Hz.) Les dents. Ces diamans.) Il entend encore les dents. Et ces deux cieux.) Deux sourcils. Les sourcils sont voûtez comme les cieux. Sur deux astres.) Sur deux yeux. Le charme d'une voix.) Une voix si douce, qu'elle esmeut mesme les choses insensibles. Planer.) Se convertir en plaines. C'est ce que les Latins disent, Subsidere. Montaigner.) S'eslever comme montaignes. Mot nouveau.

CXLIIII

J'iray tousjours et resvant et songeant En ceste prée je vy l'angelette, Oui d'espérance et de crainte m'allaitte, Et dans ses yeux mes destins va logeant.

Quel fil de soye en tresses s'allongeant Frappoit ce jour sa gorge nouvellette ?

156 I. LIVRE DES AMOURS

De quelle rose, et de quelle fleurette

Sa face alloit, comme Iris, se changeant ?

Ce n'estoit point une mortelle femme Que je vy lors, ny de mortelle dame Elle n'avoit ny le front ny les yeux.

Donques, raison, ce ne fut chose estrange Si je fu pris : c'estoit vrayment un Ange, Qui pour nous prendre estoit venu des cieux.

MURET

J'iray tousjours.) Il est aisé de soy. L'an gelé tte.) Ainsi est souvent nommée madame Laure par Pétrarque. Iris.) L'Arc-en-ciel, qui s'apparoist de beaucoup de couleurs.

CXLV

J'avois l'esprit tout morne et tout pesant, Quand je receu du lieu qui me tourmente, La pomme d'or comme moy jaunissante Du mesme mal qui nous est si plaisant.

Les Pommes sont de l'Amour le présent : Tu le sçais bien, ô guerrière Athalante, Et Cydipé qui encor se lamente De l'escrii d'or, qui luy fut si cuisant.

Les Pommes sont de l'Amour le vray signe. Heureux celuy qui de la pomme est digne ! Tousjours Venus a des pommes en son sein, [sic]

Depuis Adam désireux nous en sommes : Tousjours La Grâce en a dedans sa main : Et bref l'Amour n'est qu'un beau jeu de pommes.

I. LIVRE DES AMOURS l57

MURET [lire BELLEAU]

J'avois l'esprit.) La Pomme d'or, l'Orange, toute sortes de pommes, et principalement les Oranges, sont dédiées à la Volupté, aux Grâces et à l'Amour. Voyez Philostrate de Imaginibus, et Pierius en ses Hiérogly- phiques : et le vray signe et symbole de Venus et d'Amour est la pomme, qui signifie volupté. Athalante.) Voyez la Métamorphose d'Ovide. Cydipé.) Voyez l'epistre d'Ovide, Cydipe Acontio. De l'escrit d'or.) Des lettres escrites en la pomme d'or. Un beau jeu de pommes.) Tout ce qui est le plus délicat et mignard en l'amour, tire sur la forme ronde, la teste, les yeux et les joues vermeilles et rondes, que les Latins appellent Malas, quasi Mala, lequel mot vient des Grecs : les tetins, l'enflure du ventre, les genoux, le rond des cuisses, et autres belles parties de la femme.

CXLVI

Tout effroyé je cherche une fonteine Pour expier un horrible songer, Qui toute nuict ne m'a fait que ronger L'ame effroyée au travail de ma peine.

Il me sembloit que ma douce-inhumaine Crioit, Amy sauve moy du danger, A toute force un larron estranger Par les forests prisonnière m'emmeine.

Lors en sursaut, me guidoit la vois, Le fer au poing je brossay dans le bois : Mais en courant après la dérobée,

Du larron mesme assaillir me suis veu, Qui me perçant le cœur de mon espée, M'a fait tomber dans un torrent de feu.

I58 I. LIVRE DES AMOURS

MURET

Tout effroyê.) Il raconte un songe sien, qui le mit en merveilleuse frayeur. Une fonteinc.) Les anciens, quand ils avoient veu par nuict quelque mauvais songe, sou- loient au matin s'en expier, c'est à dire purger, et net- toyer, se lavans dans quelque fonteine, ou dans la mer : comme fait Circe au quatriesme d'Apolloine : è'vOa 8s xîpxTjv euoov âA'.'; voxtSeaai xapr, litiçaiSD'JVOuaav Toïov vào vuYÎouriv 6vstpaffiv èiruoiTrjTO. Je brossay.) Brosser est courir à travers les bois, sans regarder à rien qui puisse empescher le cours du cheval. Mot de vénerie. - [Un tel songe est dans Marulle. lib. 4 Epigramm. 1604.]

CHANSON

Ma dame, je n'eusse pensé, Opiniastre en ma langueur, Que ton cœur m'eust recompensé D'une si cruelle rigueur, Et qu'en lieu de me secourir Tes beaux yeux m'eussent fait mourir.

Si prévoyant j'eusse apperecu, Quand je te vy premièrement, Le mal que j'ay depuis receu Pour aimer trop loyalement, Mon cœur qui franc avoit vescu, N'eust pas esté si tost veincu.

Tu me lis promettre à tes yeux Qui seul/, me vindrent décevoir, De me donner encore mieux Que mon cœur n'esperoit avoir :

I. LIVRE DES AMOURS 159

Puis comme jalous de mon bien Ont transformé mon aise en rien.

Si tost que je vy leur beauté, Amour me força d'un désir D'assujettir ma loyauté Sous l'empire de leur plaisir, Et décocha de leur regard Contre mon cœur le premier dard.

Ce fut, Dame, ton bel accueil, Qui pour me faire bien-heureux, M'ouvrit par la clef de ton œil Le paradis des Amoureux, Et fait esclave en si beau lieu, D'un homme je devins un Dieu.

Si bien que n'estant plus à moy, Mais à l'œil qui m'avoit blessé, Mon cœur en gage de ma foy A luy mon maistre j'ay laissé, serf si doucement il est Qu'autre liberté luy desplaist.

Et bien qu'il souffre jours et nuis Mainte amoureuse adversité, Le plus cruel de ses ennuis Luy semble une félicité, Et ne sçauroit jamais vouloir Qu'un autre œil le face douloir.

Un grand rocher qui a le doz Et les pieds tousjours outragez, Ores des vents, ores des flots Contre les rives enragez, N'est point si ferme que mon cœur Sous l'orage de ta rigueur.

l6o I. LIVRE DES AMOURS

Car luy de plus en plus aimant Les beaux yeux qui l'ont en-rheté, Semble du tout au Diamant, Oui pour garder sa fermeté, Se rompt plustost sous le marteau, Que se voir tailler de nouveau.

Ainsi ne l'or qui peut tenter, Ny grâce, beauté, ny maintien Ne sçauroient dans mon cœur enter Un autre portrait que le tien, Et plustost il mourroit d'ennuy, Que d'en souffrir un autre en luy.

Il ne faut donc pour empeschir Qu'une autre dame en ait sa part, L'environner d'un grand rocher, Ou d'une fosse, ou d'un rempart : Amour te l'a si bien conquis, Que plus il ne peut estre acquis.

Chanson, les estoiles seront La nuict sans les cieux allumer, Et plustost les vents cesseront De tempester dessus la mer, Que de ses yeux la cruauté Puisse amoindrir ma loyauté.

MURET

Madame, ie n'eusse pense.) Il se plaint de la cruauté de sa dame, et des yeux qui furent cause de sa prise : asseurant toutefois, quoy qu'elle face, qu'il sera constant jusqu'à la mort. Grande partie de ceste chanson est tirée d'une Ici lie de Bradamant, qui est au quarante- quatriesme chanl de l'Arioste. En-rethé.) En-rether, prendre et mettre dedans les retli/.

LIVRE DES AMOURS l6l

CXLVII

Un voile obscur par l'horizon espars Troubloit le ciel d'une humeur survenue, Et l'aer crevé, d'une gresle menue Frappoit à bonds les champs de toutes pars :

Desja Vulcan de ses borgnes soudars Hastoit les mains à la forge cognue, Et Jupiter dans le creux d'une nue Armoit sa main de l'esclair de ses dars :

Quand ma Nymphette en simple verdugade Cueillant les fleurs, des raiz de son œillade Essuya l'aer gresleux et pluvieux :

Des vents sortis remprisonna les tropes, Et fit cesser les marteaux des Cyclopes, Et de Jupin rasséréna les yeux.

MURET

Un voile obscur.) Sa dame estant allée par passe temps cueillir des fleurs, le temps se changea tellement, qu'il se print à venter, gresler, pleuvoir, tonner, esclairer tout ensemble. Elle voyant cela, ne fit que simplement donner une gracieuse œillade vers le ciel, par la vertu de laquelle le tout fut incontinent appaisé. Frappoit à bonds.) Bondissoit sur la terre. Virgile, [Georg. I, 449]

crepitans salit horrida grande.

Desia Vulcan.) Le feuvre des Dieux. De ses borgnes soudars.) Des Cyclopes, qui n'ont tous qu'un œil au front, et forgent les foudres à Jupiter. Voy l'Ode des peintures contenues en un tableau, qui est au second livre. Et Jupiter.) Ainsi Virgile, [Georg. I, 328-329]

Ipse pater média nimborum in nocte, corusca

Fulmina molitur dextra.

Ronsard. Les Amours, t. I. ti

IÔ2 I. LIVRE DES AMOURS

Des vents sortis rcmprisonna les tropes.) Les fit rentrer dans les cavernes d'Aeolus. Et de Jupin.) De Jupiter. Mot François ancien. [Le tout est moulé sur le trente- troisiesme et trentequatriesme Sonnet de la première partie de Pétrarque. 1604.]

CXLVIII

En autre lieu les deux flambeaux de celle Qui m'esclairoit, sont allez faire jour, Voire un mydi, qui d'un ferme séjour Sans voir la nuict dans les cœurs estinceUe.

! que ne sont et d'une et d'une autre aele Mes deux costez emplumez à l'entour ? Haut par le ciel sous l'escorte d'Amour Je voleroy comme un Cygne auprès d'elle.

De ses beaux raiz ayant percé le flanc, J'empourpreroy mes plumes en mon sang, Pour tesmoigner la peine que j'endure :

Et suis certain que ma triste langueur Pourroit fléchir non seulement son cœur De mes souspirs, mais une roche dure.

MURET

lin autre lieu.) Absent de sa dame, il souhaite pouvoir devenir Cygne, disant qu'il s'en voleroit vers elle, et se presenteroit droit devant ses yeux, afin que les sagettes qui en sortiroient, luy perçassent le flanc, et qu'estant ainsi pincé, il peindroit dans son sang tout son plumage, pour luy faire entendre la peine qu'il souffre, si bien qu'il espereroit l'esmouvoir à pitié, ores qu'elle fust aussi rude qu'un rocher.

LIVRE DES AMOURS 163

CXLIX

Si tu ne veux les astres dépiter, Escoute moy, ne mets point en arrière L'humble soupir, enfant de la prière : La prière est fille de Jupiter.

Quiconque veut la prière éviter, Jamais n'achevé une jeunesse entière, Et voit tousjours de son audace fiere Jusqu'aux enfers l'orgueil précipiter.

Pource, orgueilleuse, eschape cet orage, Dedans mes pleurs attrempe ton courage, Sois pitoyable et guaris ma langueur :

Tousjours le ciel, tousjours l'eau n'est venteuse, Tousjours ne doit ta beauté dépiteuse Contre ma playe endurcir sa rigueur.

MURET

Si tu ne veux.) Ce Sonet est presque pris d'une oraison de Foenix, qui est en Homère au neufiesme de l'Iliade, il dit, que les prières sont filles de Jupiter, et qui les reçoit aimablement, elles luy rendent le plaisir après, quand l'occasion s'y offre, mais quand quelqu'un les regette orgueilleusement, elles s'en vont complaindre à leur père, et font tant qu'il leur donne pour compagne, Ate, qui est Déesse de dommage, afin de punir celuy qui les a regettées. Tousjours le ciel.) Tel est le commen- cement d'une Ode à Saingelais.

CL

En ce printemps qu'entre mes bras n'arrive Celle qui tient ma playe en sa verdeur,

164 I. LIVRE DES AMOURS

Et ma pensée en oisive langueur, Sur le tapis de ceste herbeuse rive ?

Et que n'est-elle une Nymphe native De ce bois verd ? par l'ombreuse froideur, Nouveau Sylvain, j'alenterois l'ardeur Du feu qui m'ard d'une flamc trop vive.

Et pourquoy, cieux ! l'arrest de vos destins Ne m'a fait naistre un de ces Paladins, Qui seuls portoient en crope les pucelles ?

Et qui tastant, baisant, et devisant, Loin de l'envie, et loin du mesdisant, Par les forests vivoient avecques elles ?

MURET

En ce printemps.) L'argument est facile. En oisive langueur.) En amour. Amour est passion, qui naist d'oisiveté. Ovide, [De Rem. Amoris, 139]

Otia si tollas, periere Cupidinis arcus.

Nouveau Sylvain.) C'est à dire, je me ferois un nou- veau Sylvain, à fin d'alentcr et appaiser avec elle l'ardeur de mon amour. Sylvains sont les dieux des forests. Un de ces Paladins.) Un de ces vieux chevaliers errans de la Table ronde.

CLI

Que toute chose en ce monde se mue, Soit désormais Amour soulé de pleurs, Des chesnes durs puissent naistre les fleurs, Au choc des vents l'eau ne soit plus émue :

Le miel d'un roc contre nature sue, Soient du printemps semblables les couleurs,

I. LIVRE DES AMOURS 165

L'esté soit froid, l'hyver plein de chaleurs, Pleine de vents ne s'enfle plus la nue :

Tout soit changé, puis que le neud si fort Qui m'estraignoit, et que la seule mort Devoit trancher, elle a voulu desfaire.

Pourquoy d'Amour mespriscs-tu la loy ? Pourquoy fais-tu ce qui ne se peut faire ? Pourquoy rompts-tu si faussement ta foy ?

MURET

Que toute chose.) Il désire que toutes choses impos- sibles, et contre nature se facent : parce que quelqu'une luy a rompu la foy, ce qu'auparavant il eust estimé du tout impossible. Il est certain, que ce Sonet n'appar- tient en rien à Cassandre. Soit désormais Amour soulé de pleurs.) Ce que Virgile dit estre impossible. [Bucol. X, 29-30]

Nec lachrymis crudelis Amor, nec gramina rivis, Nec cythiso saturantur apes, nec fronde capellae.

Une sentence semblable à celle de ce Sonet est dans Virgile en l'Eclogue huictiesme, [52-53] Nunc et oves ultro fugiat lupus, aurea dura Mala ferant querquus, Narc'sso floreat alnus.

Et ce qui suit après. C'est une imitation de Théocrite en sa première Eclogue [132-134], en laquelle il dit ainsi,

Nûv "ce ;jùv cpopsoixe (3<ruoi, tpopéoixe 8'àxavôat 'A 8s xaXà vàpxiffffoç liz àpxeuôotffi xo^âaai Hâvca S1 l'vaXXa yevoivto.

[Ce Sonet est tiré du 39. Sonnet de Bembo. 1587. 1604.]

l66 I. LIVRE DES AMOURS

CLII

Lune à l'œil brun, Déesse aux noirs chevaux, Qui çà qui là, qui haut qui bas te tournent, Et de retours qui jamais ne séjournent, Trainent ton char éternel en travaux :

A tes désirs les miens ne sont égaux, Car les amours qui ta flame époinçonnent, Et les ardeurs qui la mienne éguillonnent, Divers souhaits désirent à leurs maux.

Toy mignottant ton dormeur de Latmie, Voudrois tousjours qu'une course endormie Retint le train de ton char qui s'enfuit :

Mais moy qu'Amour toute la nuit dévore, Depuis le soir je souhaite l'Aurore, Pour voir le jour, que me celoit ta nuit.

MURET

Lune à l'œil brun.) Il dit que ses souhaits sont con- traires à ceux de la Lune : Car elle, tenant entre ses bras son Endymion, voudroit bien que la nuict durast fort long temps. Mais parce qu'il ne peut de nuict jouyr du bien, que luy apporte la veùe de sa dame, dés le commencement de la nuict il souhaite le jour. [Une invention semblable est dans Pétrarque. 1604.] Ton donneur de Latmie.) Endymion fut un fort beau jeune homme, duquel la Lune estant amoureuse, l'endormit d'un sommeil perpétuel en une montaigne de Carie, nommée Latme, afin de le pouvoir baiser mieux à son aise. Auteur Ciceron au premier des Tusculanes. Les autres le racontent autrement. Mais ce ne seroit jamais fait. Qu'une course endormie Retint le train de ton char.) Que ton (liai courust plus lentement, afin que la nuict

I. LIVRE DÉS AMOURS 167

fust plus longue. Pour voir le jour.) La beauté de ma dame.

CLIII

Une diverse amoureuse langueur, Sans se meurir, en mon ame verdoyé : Dedans mes yeux une fontaine ondoyé, Un Mongibel s'enflame dans mon cœur.

L'un de son feu, l'autre de sa liqueur Ore me gelé, et ore me foudroyé : Et l'un et l'autre à son tour me guerroyé, Sans que l'un soit dessus l'autre veinqueur.

Fais, Amour, fais qu'un seul gaigne la place, Ou bien le feu, ou bien la froide glace, Et par l'un d'eux mets fin à ce débat :

Helas ! Amour, j'ay de mourir envie, Mais deux venins n'estouffent point la vie, Tandis que l'un à l'autre se combat.

MURET

Une diverse.) Il se dit estre fort estrangement tormenté, ayant tousjours les yeux en eau, et le cœur en feu : et désire n'avoir que l'un ou l'autre, afin de pouvoir mourir. Sans se meurir.) Métaphore prinse des fruicts. Un Mon- gibel.) Montaigne de Sicile, nommée par les vieux Latins Mtna. Voy le livret, que Virgile en a fait. Mais deux venins.) Et ceste fin, et presque tout ce Sonet est semblable à un d'un Italien nommé Antonio Francesco Rinieri, qui est tel, [Rime di diversi. II (1547), 21] Amore, ond' è, ch' entro'l mio petto i senta Le fiamme e' l gielo in un medsemo loco : Ne perd si consuma il ghiaccio al foco. Ne la fiamma dal giel pur ancho è spenta ?

l68 I. LIVRE DES AMOURS

Fero duol certo, ch'al mio cuor s'avventa Fra duo contrari, ove non cède un poco A l'altro l'nno, anzi con aspro giuoco L'un con l'altro piu Ho sempre diventa.

Opra altero Signor solo il tuo ghiaccio ; O nel mio cuor sol con le flamme vient, Se de la morte mia tanto ti cale ?

Che trar non mi poss'io di quest' impaccio Et non puot'huon périr di duo veleni, M entre contende l'un con l'altro maie.

CLIIII

Puis que cest œil, dont l'influence baille Ses loix aux miens, sur les miens plus ne luit, L'obscur m'est jour, le jour m'est une nuit, Tant son absence asprement me travaille.

Le lict me semble un dur champ de bataille, Rien ne me plaist, toute chose me nuit, Et ce penser, qui me suit et resuit, Presse mon cœur plus fort qu'une tenaille.

Ja près du Loir entre cent mille fleurs, Soulé d'ennuis, de regrets et de pleurs, J'eusse mis fin à mon angoisse forte,

Sans quelque Dieu qui mon œil va tournant Vers le pays tu es séjournant, Dont le seul œr sans plus me reconforte.

MURET

Puis que cest œil.) Il dit que tout luy desplaist pour l'absence de sa dame, tellement qu'il fust ja mort de dueil, si quelque Dieu, lors qu'il est près de mourir, ne luy faisoil tourner l'œil vers le pays est la demeure

I. LIVRE DES AMOURS 169

de sa dame. Semblable presque est le cxcj. Sonet de la première partie de Pétrarque.

CLY

Comme le chaut au festc d'Erymanthe, Ou sus Rhodope, ou sur quelque autre mont La neige en eau se consume et se fond Par sa tiédeur lentement véhémente :

Ainsi tes yeux (esclair qui me tourmente) Qui cire et neige à leur regard me font, Frappant les miens ja distillez les ont En un ruisseau, qui de mes pleurs s'augmente.

Herbes ne fleurs ne séjournent auprès, Ains des Soucis, des Ifs, et des Cyprès : Ny de crystal sa rive ne court pleine.

Les autres eaux par les prez vont roulant, Mais ceste cy par mon sein va coulant, Qui sans tarir s'enfante de ma peine.

MURET

Comme le chaut.) Il dit, que comme la neige se fond au Soleil, ainsi ses yeux se sont fondus en deux ruis- seaux par la force des rayons qui procèdent des yeux de sa dame. Erymanthe.J Montaigne et forest d'Arcadie. Rhodope.) Montaigne de Thrace. Herbes ne fleurs.) Les ruisseaux sont délectables à voir, pour la variété des fleurs, desquelles ils sont communément entournez. Mais il dit, qu'auprès des ruisseaux, ausquels ses yeux sont convertis, il n'y croist autres herbes ny plantes, que celles qui signifient tristesse. Ifs.) Arbres malheureux, nommez en Latin, Taxi.

IJO I. LIVRE DES AMOURS

CLVI

De soins mordans et de soucis divers Soit sans repos ta paupière esveillée, Ta lèvre soit de noir venin mouillée, Tes cheveux soient de vipères couvers :

Du sang infait de ces gros lezars vers Soit ta poitrine et ta gorge souillée, Et d'une œillade obliquement roullée, Tant que voudras, guigne moy de travers,

Tousjours au ciel je leveray la teste, Et d'un escrit qui bruit comme tempeste, Je foudroiray de tes monstres l'effort :

Autant de fois que tu seras leur guide Pour m'assaillir, ou pour ruiner mon Fort, Autant de fois me sentiras Alcide.

MURET

De soins mordans.) Ce Sonet a esté fait contre quelques petits Secrétaires, muguets, et mignons de Court, les- quels ayant le cerveau trop foible pour entendre les esc. (s de l'Auteur, et voyans bien que ce n'estoit pas leur gibier, à la coustume des ignorans, feignoient re- prendre, et mespriser ce qu'ils n'entendoient pas. Le Poète donc s'adressant à un, qui estoit leur principal capitaine (auquel il ne veut faire cest honneur que de le nommer) luy dit, qu'il desgorge le venin de son envie, tant qu'il voudra, et que, avec tous les siens il s'efforce de tout son pouvoir à luy nuire : car il se sent suffisant pour foudroyer tous leurs efforts, par la véhémence de ses escrits. Alcide.) Hercule, vainqueur des monstres, à ceste cause nommé par les Grecs àXeijîxaxoç, c'est à dite Chasse-ma!. II lut nommé Alcide, ou a cause de son ayeul Alcée, ou du mot à/./.;,, qui signifie force.

I. LIVRE DES AMOURS 171

CLVII

De la mielleuse et fielleuse pasture, De qui le nom s'appelle trop aimer, Qui m'est et sucre, et riagas amer, Sans me saouler je pren ma nourriture.

Ce bel œil brun, qui force ma nature, D'un jeune tel m'a tant fait consumer, Que je ne puis ma faim desaffamer Qu'au seul regard d'une vaine peinture.

Plus je la voy, moins saouler je m'en puis : Un vray Narcisse en misère je suis : Hé, qu'Amour est une cruelle chose !

Je cognoy bien qu'il me fera mourir, Et si je ne puis ma douleur secourir, Tant j'ay sa peste en mes veines enclose.

MURET

De la mielleuse.) L'argument n'a point de difficulté. Fielleuse.) Amere comme fiel. Riagas.) C'est une espèce de poison. D'une vaine peinture.) D'un portrait, duquel j'ay parlé devant. Un vray Narcisse.) Car je me consume au regard d'une peinture comme il se consuma, voyant son image dans la fonteine. J'ay raconté la fable de Narcisse, au Sonet [XX] qui se commence, Ha je vou- droy.

CLVIII

En vous trompant, vous me trompez mes yeux, Aimant l'objet d'une figure vaine. O nouveauté d'une cruelle peine ! O fier destin ! ô malice des cieux !

172 I. LIVRE DES AMOURS

Faut-il que moy de moy-mesme envieux, Pour aimer trop les eaux d'une fonteine, Que ma raison, par les sens, incertaine Cuide en faillant son mal estre son mieux ?

Donques fault-il que le vain de ma face, De membre à membre anéantir me face, Comme une cire aux rais de la chaleur ?

Ainsi pleuroit l'amoureux Cephiside, Quand il sentit dessus le bord humide De son beau sang naistre une belle fleur.

MURET

En vous trompant.) Parce qu'au Sonet précèdent il s'estoit comparé à Narcisse, il descrit en cestuy cy les complaintes que Narcisse faisoit, se sentant peu à peu consumer. [Ces plaintes sont prinses d'Ovide, Metam. liv. 3. 1604.] En vous trompant.) Il n'y a point de doute, que les sens ne trompent la. raison, desquels sens l'oeil est le premier. L'amoureux Cephiside.) Narcisse, fils de Cephise, fleuve de Bceotie. Une belle fleur.) Qui fut nommée de mesme nom comme luy.

CLIX

En ma douleur, malheureux, je me plais, Soit quand la nuict les feux du ciel augmente, Ou quand l'Aurore en-jonche d'Amaranthe Le jour meslé d'un long fleurage espais.

D'un joyeux dueil mon esprit je repais : Et quelque part seulet je m'absente, Devanl uns yeux je vois tousjours présente Celle qui cause et ma guerre et ma paix.

I. LIVRE DES AMOURS 173

Pour l'aimer trop également j'endure Ore un plaisir, ore une peine dure, Qui d'ordre égal viennent mon cœur saisir :

Et d'un tel miel mon absynthe est si pleine, Qu'autant me plaist le plaisir que la peine, La peine autant comme fait le plaisir.

MURET

En ma douleur.) Il dit que pour aimer, il reçoit main- tenant peine, maintenant plaisir, et que tous deux luy sont également plaisans. Les feux.) Les estoiles. En- jonche.) Tapisse. La métaphore est prise des joncs, qu'on jette par la place, pour donner frescheur l'esté. Amaranthe.) Fleur, que le vulgaire nomme Passeve- lours.

CLX

Or' que Jupin espoint de sa semence Hume à longs traits les feux accoustumez, Et que du chaut de ses reins allumez L'humide sein de Junon ensemence :

Or' que la mer, or' que la véhémence Des vents fait place aux grans vaisseaux armez, Et que l'oiseau parmy les bois ramez, Du Thracien les tançons recommence :

Or' que les prez, et ore que les fleurs De mille et mille et de mille couleurs, Peignent le sein de la terre si gaye,

Seul et pensif, aux rochers plus segrets. D'un cœur muet je conte mes regrets, Et par les bois je vay celant ma playe.

174 1- LIVRE DES AMOURS

MURET

Or' que Jupin.) Il descrit le printemps, disant qu'en la saison, en laquelle toutes choses se resjouissent, il demeure solitaire et pensif en perpétuelle tristesse. Or' .) Ores. Que Jupin.) Prins de Virgile au second des Geor- giques. [324-327]

Vere fument terrae, et genitalia semina poscunt : Tum pater omnipotens foecundis imbribus aether Conjugis in gremium laetae descendit, et omnes Magnus alit magno commixtus corpore foetus.

Serve dit, que Jupiter se prend pour l'ser, et Junon pour la terre. Le sens est donc, que l'aer, comme espris d'une ardante amour de la terre, luy verse dans le sein une pluye qui est apte à la génération. Es point.) Picqué, chatouillé. De sa semence.) Métaphore prinse des animaux, ausquels la semence, lors qu'elle est co- pieuse, excite le désir d'engendrer. Hume à longs traits les feux accoustumez.) Devient amoureux de la terre, selon sa coustume. Aux grans vaisseaux.) Aux navires. Ainsi Horace descrivant le printemps, [Od. I, 4, 2] Trahuntque siccas machinae carinas. Et Virgile, [JEn. III, 69-71]

Et uhi prima ftdes pelago, placataque venti

Dant maria, et lenis crepitans vocat Auster in altuni,

Deducunt socij naves, et littora comptent.

Et que l'oiseau.) Le rossignol. Du Thracien.) De Terée' Pandion Roy d'Athènes eut deux filles, desquelles l'une eut à nom Progné, l'autre Philomele. Progné fut mariée à Terée Roy de Thrace : avec lequel ayant demouré par l'espace de cinq ans, un jour entre autres, elle dist à son mary qu'elle avoit grand' envie de voir sa sœur : par-ainsi, Monsieur, dit-elle, je vous prie, ou de per- mettre que je l'aille voir, ou de faire tant envers mon père, qu'il la laisse venir en ce pays se recréer avecques moy pour quelque temps. Terée luy ayant fait responsc, qu'il aimoit mieux l'aller quérir, pour la festoyer mieux

I. LIVRE DES AMOURS 175

à son aise, commanda qu'on apprestast des navires : et peu après montant sur mer, fit voile vers Athènes il obtint aisément du bon homme Pandion, qu'il luy fust permis mener Philomele pour quelque temps voir sa sœur. Parquoy prenans congé de luy, remontèrent sur mer. Or est à noter, que Terée, dés qu'il vit Philo- mele, en devint tresamoureux, et délibéra bien en soy- mesme, si on la luy bailloit, qu'il ne la rameneroit pas pucelle. Estant donc de retour en Thrace, aussi tost qu'il fut desbarqué, il la print par la main, et la mena dans des estables, par force il exécuta sa meschante délibération. Puis voyant qu'elle croit, et s'arrachoit les cheveux, il eut peur que sa meschanceté fust descou- verte. Si luy coupa la langue, et l'ayant enfermée, la donna en garde à quelques serviteurs, leur défendant sur peine de la vie, de la laisser sortir, et d'en parler aucunement. Ce pendant il feignit qu'elle estoit morte en chemin. Ayant par l'espace d'un an demeuré en telle misère, elle se va adviser, de tirer à l'eguille, en une toile, tout le tort qui luy avoit esté fait : ce qu'elle fit, et après pria par signes une pauvre femme de porter ceste toile à la Royne. Laquelle après avoir par es moyen entendu le faict, fut merveilleusement courroucée, et délibéra de s'en venger. La nuict qu'on sacrifioit à Bac- chus, Progné trouva moyen d'aller quérir sa sœur, elle estoit, et de la conduire secrettement jusqu'en sa chambre. toutes deux se prindrent à pleurer à chaudes larmes, et l'une par paroles, l'autre par signes, à délibérer de la vengeance. Sur ces entrefaites, voicy arriver un petit fils, que Progné avoit eu de son mary, qui se nommoit Itys, ou Ityle, lequel se print à luy tendre les bras, luy voulant sauter au col. Mais elle meuë de courroux, luy passa une espée au travers du corps : et l'ayant detranché par pièces, en fit une partie bouillir, l'autre rostir : puis quand Terée se voulut mettre à table, elle luy servit de ce mets, tellement que le père se soula de la chair du fils. Sur le milieu du disner, il se prend à demander estoit Itys, ne sçachant pas qu'il en avoit desja grande partie dans son corps. Et

I76 I. LIVRE DES AMOURS

lors se présenta Philomele, qui jusqu'à ce point s'estoit tenue cachée, et tenant entre ses mains la teste de l'enfant encores toute sanglante, la rua contre la face du père. Lequel alors cognoissant ce qui estoit advenu, plus effrayé qu'on ne pourroit penser, desgainant son espée, se print à poursuivre les deux sœurs. Mais ainsi qu'elles fuyoient, par le vouloir des dieux, Progné fut changée en hiron- delle, et Philomele en rossignol. D'où est que les Poètes disent, que l'hirondelle en son chant déplore la mort de son fils, et le rossignol l'outrage que Terée luy fit. Voy Ovide au sixiesme des Métamorphoses. Les tançons.) Les querelles, les complaintes.

MADRIGAL

Que maudit soit le mirouër qui vous mire, Et vous fait estre ainsi fiere en beauté, Ainsi enfler le cœur de cruauté, Me refuzant le bien que je désire !

Depuis trois ans pour voz yeux je souspire : Mais mes souspirs, ma Foy, ma Loyauté M'ont, ô destin ! de vostre cœur osté Ce doux orgueil qui cause mon martire.

Et ce-pendant vous ne cognoissez pas Que ce beau mois et vostre âge se passe, Comme une fleur qui languist contre-bas, Et que le temps passé ne se ramasse.

Tandis qu'avez la jeunesse et la grâce, Et le temps propre aux amoureux combaz, De tous plaisirs ne soyez jamais lasse, Et sans aimer n'attendez le trespas.

MURET [lire BELLEAU] Que maudit soit le mirouër.) Il maudit le mirouër de

I. LIVRE DES AMOURS I77

sa dame, qui la fait si orgueilleuse, ou si belle. [Ainsi Pétrarque Son. 37. 1. Ainsi Ovide au second livre de ses Amours, Elégie 17. 1604.]

CLXI

Que n'ay-je, Amour, cette Fere aussi vive Entre mes bras, qu'elle est vive en mon cœur ? Un seul moment guariroit ma langueur, Et ma douleur feroit aller à rive.

Plus elle court, et plus elle est fuitive Par le sentier d'audace et de rigueur : Plus je me lasse, et recreu de vigueur, Je marche après d'une jambe tardive.

Au moins escoute, et ralente tes pas : Comme veneur je ne te poursuy pas, Ou comme archer qui blesse à l'impourveuë :

Mais comme amy piteusement touché Du fer cruel qu'Amour m'a décoché, Forgeant ses traits des beaux rais de ta veuë.

MURET

Que n'ay-je.) Il souhaite tenir aussi bien sa dame vive entre les bras, comme il l'a vivement empreinte dans le cœur. Ce commencement est de Bembo, La fera, che scolpita nel cor tengo, Cosi l'havess'io viva entro le braccia. [Au moins escoute.) Ce sont les propos que tient Apollon à Daphne en Ovide, Meiam. 1. [504-507]. 1604.]

CLXII

Contre le ciel mon cœur estoit rebelle, Quand le destin que forcer je ne puis,

Ronsard. Les Amours, t. 1. 12

I78 I. LIVRE DES AMOURS

Me fist re-voir la Dame à qui je suis, Ains que vestir cette escorce nouvelle.

Un chaut adonc de moelle en moelle, De nerfs en nerfs, de conduits en conduits Brusla mon cœur : dont j'ay vescu depuis Or' en plaisir, or' en peine cruelle.

Si qu'en voyant ses beautez, et combien Elle est divine, il me resouvint bien L'avoir jadis en paradis laissée :

Car dés le jour que j'en re-fu blessé, Soit près ou loin, je n'ay jamais cessé De l'adorer de fait ou de pensée.

MURET

Contre le ciel.) Il dit, que devant qu'estre nay, il avoit desja veu sa dame au ciel, et avoit esté fatalement espris de l'amour d'icelle. Contre le ciel.) Contre l'amour, à laquelle j'estois éternellement prédestiné par un arrest céleste. Ains que vestir ceste escorce nouvelle.) Devant que mon ame descendist du ciel, pour entrer dedans le corps. Tout cecy est dit selon l'opinion des Platoniques. Que j'en re-fu blesse.) Il veut dire, qu'il en avoit ja esté une fois blessé, lors que premièrement il la vit au ciel.

CLXIII

Voicy le bois, que ma sainte Angelcttc Sur le printemps enchante de son chant : Voicy les fleurs que son pied va marchant, Quand à soymesme elle pense seulette :

Voicy la prée et la rive mollette, Qui prend vigueur de sa main la touchant,

I. LIVRE DES AMOURS I79

Quand pas à pas pillarde va cherchant Le bel émail de l'herbe nouvelette.

Icy chanter, pleurer je la vy, Icy sourrire, et je fu ravy De ses discours, par lesquels je des- vie :

Icy s'asseoir, je la vy danser : Sus le mestier d'un si vague penser Amour ourdit les trames de ma vie.

MURET

Voicy le bois.) Il remémore les lieux, ausquels il avoit veu sa dame, et dit, qu'Amour ne luy permet de penser en autre chose. Mollette.) Tendrette, délicate, mignarde. Icy chanter.) Imitation de Pétrarque,

Qui canto dolcemente, e qui s'assise : Qui se rivolse, e qui ratenne il passo : Qui co begli occhi mi trafftse il décore :

Oui disse una parola, e qui sorrise : Qui cangio'l viso. In questi pensier, lasso, Notte, e di tiemmi il signor nostro Amore. Sus le mestier.) Mestier, ourdir, trame, sont mots prins des tisserans.

CLXIIII

Certes mon œil fut trop aventureux De regarder une chose si belle, Une vertu digne d'une immortelle, Et dont Amour est mesmes amoureux.

Depuis ce jour je devins langoureux Pour aimer trop ceste beauté cruelle : Cruelle, non, mais doucement rebelle A ce désir qui me rend malheureux :

100 I. LIVRE DES AMOURS

Malheureux, non, heureux je le confesse, Tant vaut l'amour d'une telle maistresse, Pour qui je vy, à qui seule je suis.

En luy plaisant je cerche à me desplaire : Je l'aime tant qu'aimer je ne me puis, Bien que pour elle Amour me désespère.

MURET [lire BELLEAU]

Certes mon œil.) Ce Sonet est fait de passions con- traires.

CLXV

Sainte Gastine, ô douce secrétaire De mes ennuis, qui respons en ton bois, Ores en haute, ores en basse voix, Aux longs souspirs que mon cœur ne peut taire :

Loir, qui refreins la course volontaire Du plus courant de tes flots Vandomois, Quand accuser ceste beauté tu m'ois, De qui tousjours je m'affame et m'altère :

Si dextrement l'augure j'ay receu, Et si mon œil ne fut hier deceu Des doux regards de ma douce Thalie,

Maugré la mort Poète me ferez, Et par la France appeliez vous serez, L'un mon Laurier, l'autre ma Castalie.

MURET

Sainte Gastine.) S'estant apperecu à la contenance de sa dame, que les vers, qu'il avoit faits pour l'amour d'elle, luy estaient aggreables, il dit, qu'il se prévoit

I. LIVRE DES AMOURS loi

desja Poëte, et qu'il veut que la forest de Gastine luy serve de Laurier pour le couronner, et que le fleuve du Loir luy soit en lieu de Castalie. [Cette forest pour le jourd'huy est demie vendue par le mauvais mesnage des ministres du Prince. Malheureux sont les Princes et les Roys, lesquels pour fournir à leurs folles despenses, vendent en un jour ce que la Nature ne peut produire en mille ans, comme forests, villes et chasteaux, qui ont plus cousté à bastir à coups de marteau (héritages de leurs ayeux acquis sans peine) qu'ils n'en pourroient ce jourd'huy édifier en quatre mille ans. Or selon le cours de nature et les influences célestes et selon le change et rechange qui se fait sous la Lune, et que la matière appete tousjours nouvelle forme, il ne se faut esbayr, si en cent ans cj^viere, et en cent ans baniere, la bonne Nature mère commune d'un chacun, n'est pas tant obligée par serment à laisser tous les biens du monde en un estre, qu'elle vueille plus favoriser les uns que les autres ; mais elle veut que chacun à son reng et ordre se sente de sa libéralité. On ne vit jamais race en terre durer en sa splendeur et félicité plus haut de cent ans. 1587.] Dextrement.) Heureusement. De ma douce Thalie.) Il entend sa dame. Thalie est le nom propre d'une des Muses. Castalie.) Castalie est une fontaine sacrée aux Muses, qui est au pied du mont Parnasse.

CLXVI

Pendant, Baif, que tu frappes au but De la vertu, qui n'a point de seconde, Et qu'à longs traits tu t'enyvres de l'onde Que l'Ascrean entre les Muses but :

Icy bany, le mont de Sabut Charge de vins son espaule féconde, Pensif je voy la fuite vagabonde Du Loir qui traine à la mer son tribut.

l82 I. LIVRE DES AMOURS

Ores un antre, ore un désert sauvage, Ores me plaist le secret d'un rivage, Pour essayer de tromper mon ennuy :

Mais je ne puis, quelque bois qui me tienne, Faire qu'Amour en se taisant ne vienne Parler à moy, et moy tous jours à luy.

MURET

Pendant Baif.) Tandis que Baif ententif à l'estude, tasche d'acquérir la perfection de vertu et du sçavoir : nostre Auteur estant au pays de Vandomois, se dit hanter les lieux solitaires, pour se desennuyer, et ne pouvoir toutefois tant faire, qu'Amour perpétuellement ne l'accompagne. Que l'Ascrean.) Hésiode, lequel, com- bien qu'il fust de Cumes, si est-ce que parce qu'il fut nourry en une ville de Boeotie, nommée Ascre, il est communément nommé Ascrean. Bany.) Absent de sa dame. Mais je ne puis.) Pris de Pétrarque, [21. 1. 1604.]

Ma pur si aspre vie, ne si selvagge Cercar non so, ch'amor non venga sempre Raggionando con meco, et io con lui.

CLXVII

Quel bien auray-je après avoir este Si longuement privé des yeux de celle, Qui le Soleil de leur vive cstincclle Rendroient honteux au midy d'un esté ?

Et quel plaisir, voyant le ciel voutr De ce beau front, qui les beautez recelle, Et ce col blanc, qui de blancheur excelle Un mont de laict sus le jonc cailloté ?

I. LIVRE DES AMOURS 183

Comme du Grec la trope errante et sotte, Afriandée aux douceurs de la Lote, Sans desloger y vouloit séjourner :

Ainsi j'ay peur, que mon ame friande D'une si douce amoureuse viande, Ne daigne plus en mon corps retourner.

MURET

Quel bien auray-je.) Il se resjouyst, prévoyant l'aise qu'il recevra, mais qu'il revoye sa dame, de laquelle il a voit esté long temps absent. Qui le Soleil.) Prins de Pétrarque. Comme du Grec.) D'Ulysse. De la Lote.) La Lote est un arbre en Afrique, portant un si doux fruict, que les gens du pays ne vivent d'autre chose : et sont à ceste raison nommez Lotofages, c'est à dire, mangeurs de Lote. Ainsi qu'Ulysse passoit par là, quelques uns de ses gens, ayant gousté de ce fruict, y estoient telle- ment affriandez, qu'ils ne vouloient plus retourner en leur pays : Mais Ulysse les fit mener par force jusques dans les navires, et les y fit tresbien lier, et par ce moyen les ramena. Voy le neufiesme de l'Odyssée.

CLXVIII

Puis que je n'ay pour faire ma retraite Du labyrinth, qui me va séduisant, Comme Thésée, un filet conduisant Mes pas douteux dans les erreurs de Crète :

Eusse- je au moins une poitrine faite Ou de crystal, ou de verre luisant, Ton œil iroit dedans mon cœur lisant De quelle foy mon amour est parfaite.

184 I. LIVRE DES AMOURS

Si tu sçavois de quelle affection Je suis captif de ta perfection, La mort seroit un confort à ma plainte :

Et lors peut estre esprise de pitié, Tu pousserois sur ma despouille esteinte, Quelque souspir de tardive amitié.

MURET

Puis que je n'ay.) Il dit, que veu qu'il ne peut se retirer des prisons d'Amour, il voudrait avoir la poitrine de verre, ou de crystal, afin que sa dame peust voir quelle affection il luy porte : et que lors ce luy seroit un plaisir que de mourir, espérant d'estre regretté par elle. Comme Thésée.) Thésée par le conseil d'Ariadne, desfit le Minotaure, et sortit du Labyrinth, ayant receu d'elle un filet pour guider ses pas. Serve raconte ample- ment ceste fable, sur le commencement du sixiesme de l'Enéide. Catulle l'a divinement descrite aux Argonau- tiques. Dans les erreurs de Crète.) Dans les erreurs d'A- mour, qui sont semblables à celles du Labytinth, qui estoient en Crète. Eusse-je au moins.) Ainsi Bembo, Havess'io al men d'un bel crystallo il core : CJie quel ch'io taccio, e madonna non vede De l'interno mio mal, senz'altra fede, A suoi begli occhi tralucesse fore. Sur ma despouille esteinte.) Sur mon corps dcsja mort.

CLX1X

Ha, Belacueil, que ta douce parolle Vint traistrement ma jeunesse offenser, Quand au verger tu la menas danser Sur mes vingt ans, l'amoureuse carolle.

I. LIVRE DES AMOURS 185

Amour adonc me mit à son escolle, Ayant pour maistre un peu-sage penser, Qui sans raison me mena commencer Le chapelet de la danse plus folle.

Depuis cinq ans hoste de ce verger, Je vay balant avecque faux danger, Tenant la main d'une dame trop caute.

Je ne suis seul par Amour abusé : A ma jeunesse il fault donner la faulte : En cheveux gris je seray plus rusé.

MURET

Ha, Belacueil.) Ce Sonet est tiré du Romant de la Rose, Belacueil meine l'amant dans le verger d'Amour. Par ceste fiction on peut entendre comment Amour abuse les siens.

CLXX

En escrimant, le malheur eslança Sur le bras gauche une arme rabatue, Qui de sa pointe entre-mousse et pointue Jusques à l'oz le coude m'offença.

Ja tout le bras à saigner commença, Quand par pitié la beauté qui me tue, De l'estancher soigneuse s'esvertue, Et de ses doigts ma playe elle pança.

Las, dy-je lors, si tu as quelque envie De soulager les playes de ma vie, Et luy donner sa première vigueur :

l86 I. LIVRE DES AMOURS

Non ceste-cy, mais de ta pitié sonde L'autre qu'Amour m'engrave si profonde Par tes beaux yeux au milieu de mon cœur.

MURET

En escrimant.) Quelquefois escrimant d'une espcc rabatue, il se blessa bien fort au bras : Incontinent sa dame accourut vers luy pour le panser. Mais il dit que si elle avoit envie de luy donner guerison, elle devroit plustost se souvier de guérir la playe, qu'il a dans le profond du cœur. Arme.) Espée. Mousse.) Non tran- chant. Mousse, est ce que les Latins disent, Hebes.

CLXXI

Tousjours des bois la cyme n'est chargée Sous les toisons d'un hyver éternel : Tousjours des Dieux le foudre criminel Ne darde en bas sa menace enragée.

Tousjours les vents, tousjours la mer Egée Ne gronde pas d'un orage cruel : Mais de la dent d'un soin continuel Ma pauvre vie est tousjours outrager.

Plus je me force à le vouloir tuer, Plus il renaist pour mieux s'évertuer De féconder une guerre en moy-mesme.

O fort Thcbain, si ta serve vertu Avoit encor ce monstre combatu, Ce seroit bien de tes faits le treiziesme.

MURET

Tousjours des bois.) Il dit, que toutes choses ont quel- que intermission, fors son tourment, qui ne le laisse jamais en repos. Sous les toisons d'un hyver.) Sous les

I. LIVRE DES AMOURS 187

neiges. Le foudre criminel.) Qui punit ceux qui ons commis des crimes et des forfaits. Tel mot en Françoit est actif et passif, comme criminel pour coupable, et Lieutenant criminel, qui punit les crimes. La mer Egée.) Qui est toutefois la plus tempestueuse mer, qu'on sçache : comme tesmoigne Denys en sa Cosmographie, Oj Y^p ~-s xeîvqj èvaXîyy.ix X'jfzxc' ôoÉXXei TtJ'oÔt p.op[i.'jpcov à'xepoi; Trôpoç àfxçiTptTïiç,

De féconder une guerre en moymesme.) De faire que une guerre naisse perpétuellement dedans moy. O fort Thebain.) Il s'adresse à Hercule, qui purgea la terre de monstres : et dit, que s'il pouvoit combatre la force du soin qui luy ronge l'esprit, on pourroit bien conter cela pour le treiziesme de ses beaux faits. Ta serve vertu.) Parce que tout ce que fit Hercule, fut en obéissant à Eurysthée. Le treiziesme.) Parce qu'on nombre douze principaux labeurs d'Hercule, combien qu'il y en a beaucoup d'autres.

CLXXI1

Je veux brusler, pour m'en-voler aux cieux, Tout l'imparfait de mon escorce humaine, M'éternisant, comme le fils d'Alcméne, Qui tout en feu s'assit entre les Dieux.

Ja mon esprit chatouillé de son mieux, Dedans ma chair, rebelle, se promeine, Et j a le bois de sa victime ameine Pour s'immoler aux rayons de tes yeux.

O saint brazier, ô feu chastement beau, Enflame-moy d'un si divin flambeau, Qu'abandonnant ma despouille connue,

Net, libre, et nu, je vole d'un plein saut Outre le ciel, pour adorer haut L'autre beauté dont la tienne est venue.

l88 I. LIVRE DES AMOURS

MURET

Je veux brusler.) Il dit, qu'il est content de se bruslei aux rayons qui sortent des yeux de sa dame : afin que son esprit séparé du corps s'en vole jusques au ciel, pour contempler, et adorer la beauté divine, de laquelle est venue celle qui reluit en sa dame. Comme le fils d'Alcméne.) Comme Hercule, qui se brusla sur une montaigne de Thessalie, nommée Oete. Voy le neufiesme des Métamorphoses d'Ovide, et la dernière Tragédie de Senecque. Chatouillé de son mieux.) Poingt d'un désir du bien qu'il espère avoir après qu'il sera séparé du corps. Rebelle.) Se faschant d'y demeurer. Se pvomeinc.) Comme désireux de sortir.

CLXXIII

Mon fol penser pour s'en-voler plus haut Apres le bien que hautain je désire, S'est emplumé d'aisles jointes de cire, Propres à fondre au rais du premier chaut.

Luy fait oiseau, dispost de saut en saut Poursuit en vain l'objet de son martire, Et toy qui peux et luy dois contredire, Tu le vois bien, Raison, et ne t'en chaut.

Sous la clarté d'une estoile si belle, Cesse Penser de hazarder ton aisle, Qu'on ne te voye en bruslant dcsplumer :

Car pour esteindre une ardeur si cuisante, L'eau de mes yeux ne seroit suffisante, Ny suffisans tous les flots de la mer.

MURET Mon fol penser.) Il veut dire par ce Sonet, qu'il se

I. LIVRE DES AMOURS l8g

devroit retirer de penser en sa dame, veu qu'en y pensant il excite un feu dedans soy, que non seulement ses pleurs, mais toute l'eau de la mer ne sçauroit esteindre. Mais il desguise cela par une allégorie, et faisant une allusion à la fable de Daedale (qui pour soy, et pour son fils Icare fit des aisles jointes de cire, avec lesquelles ils s'en volèrent hors de Crète, ils estoient détenus prisonniers) il dit que son Penser s'est aussi emplumé d'aisles cirées (par ces aisles entendant une vaine et foible espérance) afin de parvenir à la hauteur de sa dame. Dit d'avantage, que Raison qui le devoit retirer de telle entreprise, le voit bien, et si n'en tient conte. A la fin il admoneste ce Penser, qu'il ne s'adresse plus en si haut lieu, de peur qu'à la fin il se voye desplumer en bruslant : c'est à dire, qu'il se voye embraser d'amour, et desnuer d'espé- rance. Une telle invention est dans un Sonet de l'Arioste, qui se commence, Nel mio pensier.

CLXXIIII

Or' que le ciel, or' que la terre est pleine De glas, de gresle esparse en tous endrois, Et que l'horreur des plus froidureux mois Fait hérisser les cheveux de la plaine :

Or' que le vent qui mutin se promeine, Rompt les rochers, et desplante les bois, Et que la mer redoublant ses abois, Sa rage enflée aux rivages ameine :

Amour me brusle, et l'hyver froidureux, Qui gelé tout, de mon feu chaleureux Ne gelé point l'ardeur qui tousjours dure.

Voyez, Amans, comme je suis traité, Je meurs de froid au plus chaut de l'esté, Et de chaleur au cœur de la froidure.

10,0 I. LIVRE DES AMOURS

MURET

Or' que le ciel.) Il est assez aisé de soy. [Je meurs de froid.) Pétrarque, i. 103. 1604.]

CLXXV

Je ne suis point, Muses, accoustumé De voir voz sauts sous la tarde serée : Je n'ay point beu dedans l'onde sacrée, Fille du pied du cheval emplumé.

De tes beaux rais chastement allumé Je fu Poëte : et si ma voix recrée, Et si ma lyre aucunement agrée, Ton œil en soit, non Parnasse, estimé.

Certes le ciel te devoit à la France, Quand le Thuscan, et Sorgue, et sa Florence, Et son Laurier engrava dans les cieux :

Ore trop tard, beauté plus que divine, Tu vois nostre aage, helas ! qui n'est pas digne Tant seulement de parler de tes yeux.

MURET

Je ne suis point.) Il dit, que s'il est Poëte, ce n'est point pour avoir veu les Muses, comme Hésiode, ne pour avoir beu de l'eau d'Hippocrene, ains que cela provient du bel œil de sa dame. Sous la tarde serée.) Hésiode dit, [Théo g., 10] que les Muses vont de nuict :

'EvvÛYtat (tteI/ov TîeptxaXXIa oaaav leTffai

Fille du pied.) Voy ce que j'ay dit en l'exposition du Vœu, qui est tout au commencement du livre. lit si nui voix recrée.) Prins d'Horace, [Od. IV, 3, 22-24]

I. LIVRE DES AMOURS ICI

Quôd monstror digito praetereuntium, Romanae fidicen lyrae : OuÔd spiro, et placeo, si placeo, tuum est. Le ciel te devoit.) Les dieux te dévoient faire naistre. Quand le Thuscan.) Pétrarque. Sovgue.) Rivière passant près d'Avignon. Et sa Florence.) Ville d'Italie, de laquelle il estoit natif. Et son Laurier.) Sa dame Laure.

CLXXVI

Ni les desdains d'une Nymphe si belle, Ni le plaisir de me fondre en langueur, Ni la fierté de sa douce rigueur, Ni contre Amour sa chasteté rebelle :

Ni le penser de trop penser en elle, Ni de mes yeux l'éternelle liqueur, Ni mes souspirs messagers de mon cœur, Ni de sa glace une ardeur éternelle :

Ni le désir qui me lime et me mord, Ni voir escrite en ma face la mort, Ni les erreurs d'une longue complainte,

Ne briseront mon cœur de diamant, Que sa beauté n'y soit tousjours emprainte : » Belle fin fait qui meurt en bien aimant.

MURET

Ni les desdains.) Il dit, qu'il n'y a rien qui le sceust empescher d'estre amoureux jusqu'à la mort. [Belle fin,) Pétrarque. I. 10. 1. 1604.]

CLXXVI I

Au mesme lict pensif je repose, Presque ma dame en langueur trespassa

IQ2 I. LIVRE DES AMOURS

Devant-hier, quand la fièvre effaça Son teint d'oeillets, et sa lèvre de rose.

Une vapeur avec sa fièvre esclose, Dedans le lict son venin me laissa, Oui par destin, diverse m'offensa D'une autre fièvre en mes veines enclose.

L'un après l'autre elle avoit froid et chaut : Ne l'un ne l'autre à mon mal ne défaut : Et quand l'un croist, l'autre ne diminue :

L'accès fiévreux tousjours ne la tentoit, De deux jours l'un sa chaleur s'alentoit : Amour nourrit la mienne continue.

MURET

Au mesme lict.) Se reposant dans un lict sa dame avoit esté tourmentée par quelque temps d'une fièvre tierce, il dit que dans ce mesme lict il endure une autre fièvre, c'est à sçavoir une fièvre amoureuse. Mais il y a différence entre la sienne, et celle de sa dame. Car celle de sa dame faisoit, qu'elle avoit maintenant froid, maintenant chaut : mais la sienne fait, qu'il a froid et chaut tout ensemble. Sa dame n'estoit tourmentée que de deux jours l'un : mais il est tourmenté perpétuelle- ment.

CLXXVIII

0 traits fichez jusqu'au fond de mon ame, () folle emprise, ô pensers repensez, 0 vainement mes jeunes ans passez, 0 miel, ô fiel, dont me repaist ma dame :

O chaut, ô froid, qui m'englace et m'cnflame, O prompts désirs d'espérance cassez,

LIVRE DES AMOURS I93

O douce erreur, ô pas en vain trassez,

O monts, ô rocs, que ma douleur entame :

O terre, ô mer, chaos, destins et cieux, O nuict, ô jour, ô Mânes stygieux, O fiere ardeur, ô passion trop forte :

O vous Daimons, ô vous divins esprits, Si quelque amour quelquefois vous a pris, Voyez, pour Dieu, quelle peine je porte.

MURET

O trait fichez.) Il invoque toutes les choses qu'il peut ou voir, ou penser, et les prie de contempler la grandeur de la peine qu'il souffre. Un Sonet tout semblable est dans Pétrarque, qui se commence, O passi sparsi.

D'espérance cassez.) Vuides d'espérance. Il prend, cassé, ainsi que les Latins prennent, Cassus. Virgile, \Mn. II, 85]

Demisere neci : nunc cassum lumine htgent.

Mânes.) Mânes se nomment en Latin les âmes sorties des corps. Il faut naturaliser et faire François ce mot là, veu que nous n'en avons point d'autre.

CLXXIX

En me bruslant, il fault que je me taise : Car d'autant plus qu'esteindre je me veux, Plus le désir me r'allume les feux, Qui languissoient sous une morte braise.

Si suis- je heureux (et cela me r'appaise) De plus souffrir que souffrir je ne peux, Et d'endurer le mal dont je me deulx. Je me deulx ? non, mais dont je suis bien aise.

Ronsard. Les Amours, t. I. 13

194 î- LIVRE DES AMOURS

Par ce doux mal j'adoray la beauté, Oui me liant d'une humble cruauté, Me desnoua les liens d'ignorance.

Par luy j'appris les mystères d'Amour, Par luy j'appris que pouvoit l'espérance, Par luy mon ame au ciel fit son retour.

MURET

En me bruslant.) Combien qu'il sente une douleur insupportable, si faut-il qu'il la souffre en se taisant. Car en se plaignant, il ne fait que plus fort allumer son feu. Si est-il toutefois heureux d'estre en tel poinct martyre, veu que la beauté de sa Dame luy a esté pre- mièrement occasion de se desempestrer de l'ignorance, et de peu à peu eslever son esprit à la contemplation de la beauté des choses célestes et divines. Je me deulx ? non.) Ceste figure est nommée par les Grecs È^av'pOoxTt;. Les François la peuvent nommer, Correction.

CLXXX

Amour et Mars sont presque d'une sorte : L'un en plein jour, l'autre combat de nuit, L'un aux rivaux, l'autre aux gend'armes nuit, L'un rompt un huis, l'autre rompt une porte :

L'un finement trompe une ville forte, L'autre coiment une maison séduit : L'un le butin, l'autre le gain poursuit, L'un deshonneur, l'autre dommage apporte.

L'un couche à terre, et l'autre gist souvent Devant un huis à la froideur du vent : L'un boit mainte eau, l'autre boit mainte larme.

I. LIVRE DES AMOURS I95

Mars va tout seul, les Amours vont tous seuls : Qui voudra donc ne languir paresseux, Soit l'un ou l'autre, amoureux, ou gendarme.

MURET

Amour et Mars.) C'est une comparaison des amou- reux, et des gendarmes, prinse entièrement d'une Elégie d'Ovide [Am. I, ix, 1] qui se commence

Militât omnis amans, et habet sua castra Cupido.

Rivaux.) Compagnons d'amour. Les François ont pour le jourd'huy mal appliqué ce mot de Ribault, pour signifier un Rufien. Au contraire c'est un nom d'honneur, et qui honnestement poursuit une dame, que Rival.

CLXXXI

Jamais au cœur ne sera que je n'aye, Soit que je tombe en l'obli du cercueil, Le souvenir du favorable accueil, Oui reguarit et rengregeâ ma playe.

Cette beauté, pour qui cent morts j'essaye, Me saluant d'un petit ris de l'œil, Se présenta si bénigne à mon dueil, Qu'un seul regard de tous mes maux me paye.

Si donc le bien d'un espéré bon jour, Plein de caresse, après un long séjour, En cent nectars mon espérance plonge,

Quel paradis m'apporterait ce bien, Si bras à bras d'un amoureux lien Je la tenois tant seulement en songe ?

MURET Jamais au cœur.) Il se resjouyt d'un salut, que sa

I96 I. LIVRE DES AMOURS

dame luy avoit donné avec un gracieux souzris : pré- voyant par là, combien de joye lui apportera le don de jouyssance.

CLXXXII

Seul je m'avise, et nul ne peut sçavoir Si ce n'est moy, la peine que je porte : Amour trop fin comme un larron emporte Mon cœur d'emblée, et ne le puis r'avoir.

Je ne devois donner tant de pouvoir A l'ennemy qui a la main si forte, Mais au premier le retenir de sorte Qu'à la raison obeist le devoir.

Or c'en est fait ! il a pris la carrière : Plus je ne puis le tirer en arrière : Opiniastre, il est maistre du frein.

Je cognois bien qu'il entraine ma vie . Je voy ma faulte, et si ne m'en soucie, » Tant le mourir est beau de vostre main !

MURET [lire BELLEAU]

Seul je m'avise.) Il est aisé de soy. Au premier.) Dés le commencement.

CLXXXIII

Au fond d'un val esmaillé tout au rond De mille fleurs, de loin j'avisay celle, Dont la beauté dedans mon cœur se celé, Et les douleurs m'apparoissent au front.

De bois toffus voyant le lieu profond, J'armay mon cœur d'asscurance nouvelle,

I. LIVRE DES AMOURS 197

Pour luy chanter les maux que j'ay pour elle, Et les tourmens que ses beaux yeux me font.

En cent façons desja ma foible langue Estudioit sa première harangue, Pour soulager de mes peines le fais :

Quand un Centaure envieux de ma vie, L'ayant en croppe, au galop l'a ravie, Me laissant seul, et mes cris imparfais.

MURET

Au fond d'un val.) Il dit, que se promenant quelque- fois en un lieu solitaire il apperceut sa dame, et incon- tinent accourut vers elle, pourpensant desja la manière qu'il devoit tenir à luy déclarer la grandeur de sa peine. Mais celuy qui la menoit en croppe, donna des espérons au cheval, et l'en emmena. Quand un Centaure.) Ainsi appelle-il celuy qui menoit sa dame en croppe. Les Poètes feignent, comme j'ay dit devant, que les Cen- taures estoient à demy hommes, à demy chevaux. Mais au vray, ce furent peuples de Thessalie, qui premiers montèrent à cheval : et le simple peuple les appercevant de loing, par derrière jugeoit qu'ils estoient my-chevaux et my hommes, xevxçv en Grec, est à dire, piquer.

CLXXXIIII

Veufve maison des beaux yeux de ma dame. Qui près et loin me paissent de douleur, Je t'accompare à quelque pré sans fleur, A quelque corps orfelin de son ame.

L'honneur du ciel est-ce pas ceste flame, Qui donne à tous et lumière et chaleur ? Ton ornement est-ce pas la valeur De son bel œil, dont la force me pâme ?

I98 I. LIVRE DES AMOURS

Soient tes buffets chargez de masse d'or, Et soient tes murs retapissez encor De broderie en fils d'or enlassée/

Cela, Maison, ne me peut resjouyr, Sans voir chez toi ceste Dame, et l'ouyr, Que j'oy tousjours, et voy dans ma pensée.

MURET

Veufve maison.) Il parle à une maison, en laquelle sa dame avoit quelquefois coustume de résider : et dit, que comme le Soleil est l'ornement du ciel, ainsi l'œil d'icelle estoit l'ornement de la maison, qui fait qu'elle estant absente, il ne sçauroit aucunement prendre plaisir. Me pasme.) Me fait pasmer. Retapissez.) Pour tapissez, le composé pour le simple : comme en Virgile, tenditque, fovetque, pour contenait. Et mille autres tels.

CLXXXV

Puis qu'aujourd'huy pour me donner confort, De ses cheveux ma maistresse me donne : D'avoir receu, mon cœur, je te pardonne, Mes ennemis au dedans de mon Fort.

Non pas cheveux, mais un filé bien fort Qu'Amour me lasse, et que le ciel m'ordonne, franchement captif je m'abandonne En si beau poil, le lien de ma mort.

D'un si beau crin le Dieu que Déle honore, Son col de laict blondement ne décore, Ny les flambeaux du chef Egyptien,

Quand de leurs feux les astres se couronnent, Maugré la nuict ne reluisent si bien Que ces cheveux qui mes bras environnent.

LIVRE DES AMOURS IÇ9

MURET

Puis qu' aujourd' huy . ) Il loue des cheveux de sa dame qu'elle luy avoit donnez pour en faire des brasselets Mes ennemis.) Amour et ses supposts. Voy ce que j'ay dit sur ce Sonet [LVIII], Quand le Soleil. D'un si beau crin.) Il dit que les cheveux d'Apollon, ne ceux de la Royne Bérénice, ne furent jamais si beaux, comme ceux que sa dame luy a donnez. Le Dieu que De'le honore.) Apollon qui est toutefois loué d'avoir belle perruque. Orphée, [Hymn., XXXIII, 9]

/pjjoxôjjLa y.aOxoà; cpv'uux;, ^pr,a[xo'jç t' âvaœaîvwv.

Ny les flambeaux du chef Egyptien.) Bérénice Royne d'Egypte, à cause d'un vœu qu'elle avoit fait pour son mary Ptolemée, surnommé Evergete (lequel estoit aussi son frère) appendit ses cheveux, qu'elle avoit merveil- leusement beaux, au temple de Venus. Le lendemain ils n'y furent point trouvez. Lors un grand Mathéma- ticien nommé Connon, pour appaiser le Roy qui en estoit fasché, luy fit accroire que les dieux les avoient fait venir au ciel, et les avoient changez en un Astre de sept estoiles, lequel est encores aujourd 'huy nommé la Perruque de Bérénice. Callimach en fit une Elégie, qui a esté tournée en Latin par Catulle [LXVI, 1], et se commence,

Omnia qui magni dispexit sidéra mundi.

CLXXXVI

Je m'asseuroy qu'au changement des cieux, Cet an nouveau romprait ma destinée, Et que sa trace en serpent retournée Adouciroit mon travail soucieux :

Mais puisqu'il est neigeux et pluvieux, Baignant son front d'une humide journée,

200 I. LIVRE DES AMOURS

Cela me dit qu'au cours de ceste année J'escouleray ma vie par mes yeux.

O toy qui es de moy la quinte essence, De qui l'humeur sur la mienne a puissance, Ou de tes yeux serene mes douleurs,

Ou bien les miens alambique en fontaine, Pour estoufer mon amour et ma peine Dans le ruisseau qui naistra de mes pleurs.

MURET

Je m'asseuroy.) Il dit qu'il esperoit, qu'au changement de l'année son destin se changeroit aussi, et qu'il ne seroit plus si asprement tormenté. Mais voyant le dernier jour de Décembre, et le premier de Janvier estre pluvieux, il prend de un présage qu'il pleuvera son ame par les yeux, c'est à dire, que il se consumera de pleurs tout le long de l'année. A la fin il prie sa dame, ou qu'elle appaise ses pleurs, ou qu'elle luy en face tant getter, que le ruisseau qui en sortira, soit suffisant pour y estoufer sa flame. Et que sa trace en serpent retournée.) Il semble que l'an se retourne en soy mesmes, comme un serpent : d'où mesme il a prins le nom, car, An, en composition de mots Latins signifie quelque rondeur. De sont Annus, annulus, ambio, ambustus, ambesus, et tels autres. Virgile, [Georg. II, 402]

Atque in se sua per vestigia volvitar annus.

A ceste occasion les Egyptiens, comme tesmoigne Orus Apollo, voulant peindre l'an, peignoient un serpent mordant sa queue. La quinte essence.) La meilleure et plus pure partie. Si tu veux entendre plus amplement que c'est à dire, quinte essence, voy un livre appelle le Ciel des Philosophes. Alambique.) Fay distiller.

I. LIVRE DES AMOURS 201

CLXXXVII

Meschante Aglaure, advienne que l'envie Rouille ton cœur, cœur de femme indiscret, D'avoir osé publier le secret, Qui bien-heuroit le plaisir de ma vie.

Fiere à ton col Tisiphone se lie, Qui d'un remors, d'un soin, et d'un regret, D'un feu, d'un fouet, d'un serpent, et d'un trait, Sans se lasser punisse ta folie.

Pour me venger ce vers injurieux Suive l'horreur du despit furieux, Dont Archiloch aiguisa son ïambe :

Et mon courroux t'ourdisse le licol Du fil meurtrier, que l'envieux Lycambe, Pour se sauver, estraignit à son col.

MURET

Meschante Aglaure.) . Il maudit une qui avoit révélé quelque sien secret. Meschante Aglaure.) Aglaure fille de Cecrops, parce qu'ayant promis à Mercure de luy ayder, moyennant quelque somme d'argent, à jouyr d'une sœur qu'elle avoit, nommée Herse, par après estant meuë d'envie, le voulut empescher, fut par luy convertie en pierre. Voy le second des Métamorphoses. L'envie.) Qui est le plus grand tourment qui soit. Horace, [Epist. I, 2, 58-59]

Invidia Siculi non invenere tyranni

Majus tormentum.

Tisiphone.) Une des furies. Pour me venger.) Les vers d'Archiloch furent cause, que Lycambe se pendit. Il souhaite que ses vers en facent autant à celle, qui l'a offensé. Lycambe avoit promis de bailler sa fille Neobole

202 I. LIVRE DES AMOURS

en mariage au Poëte Archiloch : et après la luy refusa. Le Poëte courroucé fit des carmes Iambiques contre luy, par lesquels il le diffama si bien, que le pauvre Lycambe de honte et de regret se pendit par le col. Son ïambe.) Son vers Iambique.

CLXXXVIII

En nulle part, comme a chanté Virgile, La foy n'est seure, et me l'a fait sçavoir Ton jeune cœur, mais vieil pour décevoir, Rompant la sienne en amour trop fragile.

Tu ne sçaurois, comme femme inutile, Assujettir les cœurs à ton pouvoir, Jouet à vent, flot prompt à s'esmouvoir, Beauté trop belle en ame trop mobile.

Escoute, Amour, si tu as quelque fois Haussé ton vol sous le vent de ma voix, Jamais mon cœur de son cœur ne racointes.

Puisse le ciel sur sa langue envoyer Le plus aigu de sa foudre à trois pointes Pour le payment de son juste loyer.

MURET

En nulle part.) Ce Sonet et le précèdent appartiennent à une mesmes. Comme a chante' Virgile.) Au quatriesme de l'Enéide, [373] Nusquam tuta fides.

CLXXXIX

Son chef est d'or, son front est un tableau, je voy peint le gain de mon dommage :

I. LIVRE DES AMOURS 203

Belle est sa main, qui me fait devant l'âge Changer de teint, de cheveux et de peau.

Belle est sa bouche et son soleil jumeau, De neige et feu s'embellist son visage, Pour qui Jupin reprendroit le plumage Ore d'un Cygne, or' le poil d'un Toreau.

Dous est son ris, qui la Méduse mesme Endurciroit en quelque roche blesme, Vangeant d'un coup cent mille cruautez.

Mais tout ainsi que le Soleil efface Les moindres feux, ainsi ma foy surpasse Le plus parfait de toutes ses beautez.

MURET

Son chef est d'or.) Les beautez de sa dame sont grandes : mais la foy qui est en luy les surpasse d'autant, comme le Soleil les estoiles. Ore d'un Cygne.) Comme pour Lede, de laquelle la fable est descrite amplement dans le troi- siesme des Odes. Or' le poil d'un Toreau.) Comme pour Europe, de laquelle voy le livret de Baif. Méduse.) Voy ce que j'ay dit sur le Sonet [VIII], Lors que mon œil.

cxc

Tousjours l'erreur, qui séduit les Menades, Ne déçoit pas leurs cerveaux estonnez : Tousjours au son des cornets entonnez Les monts Troyens ne foulent de gambades.

Tousjours le Dieu des vineuses Thyades N'afolle pas leurs cœurs espoinçonnez, Et quelque fois leurs esprits forcenez Cessent leur rage, et ne sont plus malades.

204 l- LIVRE DES AMOURS

Le Corybante a quelque fois repos, Et le Curet sous les armes dispos, Ne sent tousjours le Tan de sa Déesse :

Mais la fureur de celle qui me joint, En patience une heure ne me laisse, Et de ses yeux tousjours le cœur me point.

MURET

Tousjours l'erreur.) Les ministres de Bacchus et de Cybele, lors qu'ils sacrifioient, estoient espris d'une fureur qui les faisoit courir, crier, sauteler, comme hors du sens : mais ceste fureur ne les tenoit pas tousjours. Mais le Poëte dit, que la fureur que sa dame luy livre, ne le laisse pas une heure en repos. Menades.) Pres- tresses de Bacchus, ainsi dites du verbe [JiatveffOat, qui signifie estre hors du sens. Des cornets.) Aux sacrifices de Bacchus, on jouoit de cornets, de trompettes, de fleutes, de tabourins, tout l'un parmy l'autre. Catulle, [LXIV, 262-265]

Plangebant alij proceris tympana palmis, Aut tereti tenues tinnitus aère ciebant. Multi raucisonis efflabant cornua bombis, Barbaraque horribili stridebat tibia cantu.

Thyades.) Ainsi se nomment aussi les Prestresses de Bacchus, lequel entre ses autres noms est appelle Thyo- née : ou à cause de sa mère Thyone, ou par ce qu'il ins- titua premier les sacrifices, ou par ce que le verbe 9'Jeiv en Grec, signifie quelquefois avoir l'esprit hors de soy. Le Corybante.) Corybantes estoient nommez les Prestres de Cybele, du verbe xpûôeiv, qui signifoit cacher : parce qu'ils cachèrent Jupiter nouvellement né, comme je diray après. Le Curet.) Rhée, autrement nommée Cybele, mère de Jupiter, après qu'il fut né, le porta en Crète, et le bailla en charge aux Curetés, peuples de ce pays là, de peur que Saturne, selon sa coustume, ne le mangeast. Les Curetés le cachèrent dans un antre,

I. LIVRE DES AMOURS 205

autour duquel ils dansoient tout armez, crians et faisans entreheurter leurs boucliers, de peur que Saturne ne l'entendist. Callimach, [Hymnus in Jovem, 52-54]

OuXa 81 y.o'-ipvJTsç ve tzs.q\ TrpoXiv to^pr^Tovco, TeJ/£a 7zsTi\7t'[0v-iz, "va Kpôvo; o>!>a<xiv r,y r,v 'AurnSoç eîffatot, /.a: (jlt( œôo xcrjpîÇovTO^.

Arat aussi le raconte. De les Prestres de Cybele furent nommez Curetés, et retindrent ceste manière de danser en armes. Voy Ovide au quatriesme des Fastes. Le Tan.) La fureur. Ainsi prennent souvent les Grecs le mot olv-poç. Qui me joint.) C'est à dire, qui me tient en serre près du cœur.

CXCI

Bien que les champs, les fleuves, et les lieux, Les monts, les bois, que j'ay laissez derrière, Me tiennent loin de ma douce guerrière, Astre fatal, d'où s'escoule mon mieux :

Quelque Daimon par le congé des cieux, Qui presidoit à mon ardeur première, Conduit tousjours d'une aisle coustumiere Sa belle image au séjour de mes yeux.

Toutes les nuicts, impatient de haste, Entre mes bras je rembrasse et retaste Son vain portrait en cent formes trompeur :

Mais quand il voit que content je sommeille, Rompant mon aise il s'enfuit, et m'esveille Seul en mon lict, plein de honte et de peur.

MURET

Bien que les champs.) Combien qu'il soit loin de sa dame, si est-ce que quelque bon ange la luy fait voir

206 I. LIVRE DES AMOURS

toutes les nuicts en songeant. Il ne se plaint que d'une chose : c'est que ses songes sont trop courts, et qu'ils finissent lors qu'il y prend plus grand plaisir. Astre fatal.) Laquelle est un astre fatal. Son vain portrait en cent formes trompeur.) Son simulacre qui le trompe, ondoyant devant luy en cent formes.

CXCII

Il faisoit chaut, et le somne coulant Se distilloit dans mon ame songearde, Quand l'incertain d'une idole gaillarde Fut doucement mon dormir affolant.

Panchant sous moy son bel y voire blanc, Et my-tirant sa langue fretillarde, Me baisottoit d'une lèvre mignarde, Bouche sur bouche, et le flanc sus le flanc.

Que de coral, que de lis, que de roses, Ce me sembloit, à pleines mains descloses Tastay-je lors entre deux maniments ?

Mon Dieu, mon Dieu, de quelle douce haleine, De quelle odeur estoit sa bouche pleine, De quels rubis, et de quels diamants ?

MURET

II faisoit chaut.) Il descrit le plaisir qu'il print en son- geant, s'estant endormy quelque apresdinée d'esté. Le sens n'est pas fort difficile à comprendre. [Ce Sonnet est contraire au précèdent. 1587.]

CXCIII

Ces flots jumeaux de laict bien espoissi Vont et revont par leur blanche valée,

I. LIVRE DES AMOURS 207

Comme à son bord la marine salée, Qui lente va, lente revient aussi.

Une distance entre eux se fait, ainsi Qu'entre deux monts une sente égalée, Blanche par tout de neige dévalée, Quand en hyver le vent s'est adouci.

deux rubis haut eslevez rougissent, Dont les rayons cet yvoire finissent De toutes parts uniment arrondis :

tout honneur, toute grâce abonde : Et la beauté, si quelqu'une est au monde, Vole au séjour de ce beau paradis.

MURET

Ces flots jumeaux.) Il descrit la beauté des tetins de sa dame, disant que le sein d'icelle est un paradis de beauté, auquel s'en volent toutes les autres beautez qui sont au monde. Vont et revont.) Ainsi Arioste, Due pome acerbe, e pur d' avorio fatto Vengono, e van corne onda al primo margo, Quando piacevole aura il mar combatte.

Une distance.) L'Arioste mesmes en un autre lieu. Spatio fra lor tal discendea, quai fatte Esser veggeam fra piccolini colli L'ombrose valli in sua, stagione amené, Ch'el verno habbia di neve ail' hora piene.

CXCIIII

Quelle langueur ce beau front deshonore ? Quel voile obscur embrunist ce flambeau ? Quelle palleur dépourpre ce sein beau, Qui per à per combat avec l'Aurore ?

208 I. LIVRE DES AMOURS

Dieu médecin, si en toy vit encore L'antique feu du Thessale arbrisseau, Vien au secours de ce teint damoiseau, Et son liz palle en œillets recolore.

Et toy Barbu, fidèle gardien Des Rhagusins, peuple Epidaurien, Fais amortir le tison de ma vie :

S'il vit, je vy, s'il meurt, je ne suis riens : Car tant son ame à la mienne est unie, Que ses destins seront suivis des miens.

MURET

Quelle langueur.) Sa dame estant malade d'une fièvre, il prie Apollon, et Esculape de la guérir, disant, que si elle meurt, il est impossible qu'il vive. Dieu médecin.) Il entend Apollon, qui premier inventa la médecine. Du Thessale arbrisseau.) De Dafné pucelle Thessalienne, qui fut changée en Laurier. Voy le premier des Meta- morfoses. Et toy Barbu.) Il entend Esculape fils d'Apollon, lequel les anciens souloient peindre avec longue barbe. Des Rhagusins, peuple Epidaurien.) Marulle au qua- triesme livre des Epigrammes, [16. De laudibus Rha- cusae] tesmoigne que les Rhagusins, peuple d'Italie, sont venus d'Epidaure ville dédiée à Esculape. Fais amortir le tison de ma vie.) Oste l'ardeur de la fièvre à celle, de laquelle dépend ma vie, comme celle de Meleagre dependoit d'un tison. Voy Ovide au huictiesme des Métamorphoses. Que ses destins.) Sa mort. Ainsi disent souvent les Latins, fata, et les Grecs, xVjo.

cxcv

Du bord d'Espaigne, le jour se limite, Jusques à l'Inde il ne croist point de Heur,

LIVRE DES AMOURS 200,

Qui de beauté, de grâce et de valeur Puisse égaler le teint de Marguerite.

Si riche gemme en Orient eslite Comme est son lustre enrichy de bon-heur, N'emperla point de la Conche l'honneur s'apparut Venus encor petite.

Le pourpre esclos du sang Adonien, Le triste Ai Ai du Telamonien, Ny des Indois la gemmeuse largesse,

Ny tous les biens d'un rivage estranger, A leurs trésors ne sçauroient eschanger Le moindre honneur de sa double richesse.

MURET

Du bord d'Espaigne.) Il loue celle de laquelle j'ay parlé au Sonet [CVII], qui se commence, Ravy du nom. Si riche gemme.) C'est à dire en la coquille, dans laquelle Venus nouvellement née vint à bord, n'y avoit point une si belle perle, comme est ceste Marguerite. Le pourpre esclos du sang Adonien.) La fleur qui nasquit du sang d'Adonis, après qu'il fut tué par le sangler. Voy la fin du dixiesme des Métamorphoses. Ai Ai du Telamonien.) La fleur en laquelle sont escrites ces deux lettres Ai, qui nasquit du sang d'Ajax, fils de Telamon. Voy ce que j'ay dit sur le Sonet [XVI] qui se commence, Je veux pousser. Aussi que le nom d'Ajax vient du verbe Grec oû'aÇu), qui signifie pleurer, comme dit Sophocle. Ny des Indois.) Le pays d'Indie est abondant en pierres précieuses. De sa double richesse.) Il dit double, par ce que le nom Marguerite, est le nom d'une fleur, et d'une perle.

Ronsard. Les Amours, t. I. 14

210 I. LIVRE DES AMOURS

CXCVI

Au plus profond de ma poitrine morte Il m'est advis qu'une main je reçoy, Qui me pillant entraine avecque soy Mon cœur captif, que maistresse elle emporte.

Coustume inique, et de mauvaise sorte, Malencontreuse et misérable loy, Tu m'as tué, tant tu es contre moy Loy sans raison misérablement forte.

Faut-il que veuf, seul entre mille ennuis, Mon lict désert je couve tant de nuits ? ! que je porte et de haine, et d'envie

A ce Vulcan ingrat et sans pitié, Qui s'opposant aux rais de ma moitié, Fait éclipser le Soleil de ma vie.

MURET

Au plus profond.) Ainsi qu'il estoit à deviser avecque sa dame, un qui avoit authorité sur elle, la vint prendre et l'emmena : dequoy il se plaint, disant, qu'en s'en allant, elle luy avoit arraché le cœur. A ce Vulcan.) Ainsi nomme il celuy, qui emmenoit sa dame. Eclipser.) Esvanouir, disparoistre. [Ce Sonnet n'appartient point à Cassandre, non plus que d'autres qui sont en ce livre. 1587-]

CXCVII

Ren moy mon cœur, ren moy mon cœur, pillarde, Que tu retiens dans ton sein arresté :

I. LIVRE DES AMOURS 211

Ren moy ren moy ma douce liberté,

Qu'à tes beaux 3'eux, mal caut, je mis en garde :

Ren moy ma vie, ou bien la mort retarde, Qui me poursuit en aimant ta beauté, Par ne sçay quelle honneste cruauté, Et de plus près mes angoisses regarde.

Si d'un trespas tu payes ma langueur, L'âge à-venir maugréant ta rigueur, Dira sus toy : De ceste fiere amie

Puissent les oz reposer durement, Qui de ses yeux occit cruellement Un qui l'avoit plus chère que sa vie.

MURET

Ren moy mon cœur. Il dit à sa dame, ou qu'elle luy rende son cœur, ou qu'elle use envers luy de quelque humanité pour retarder sa mort : l'asseurant qu'elle sera maudite de la postérité, si par sa rigueur elle le contraint à mourir. [Ce Sonnet n'appartient point à Cassandre, non plus que d'autres qui sont en ce livre. I587-]

CXCVIII

Quand le grand œil dans les Jumeaux arrive, Un jour plus doux seréne l'Univers, D'espics crestez ondoyent les champs vers, Et de couleurs se peinture la rive.

Mais quand sa fuite obliquement tardive, Par le sentier qui roulle de travers, Atteint l'Archer, un changement divers Et de verdure, et de Soleil nous prive.

212 I. LIVRE DES AMOURS

Ainsi quand l'œil de ma Déesse luit Dedans mon cœur, en mon cœur se produit Un beau printemps qui me donne asseurance :

Mais aussi tost que son rayon s'enfuit, De mon printemps fait avorter le fruit, Et sans meurir fauche mon espérance.

MURET

Quand le grand œil.) Il fait une comparaison de l'œil de sa dame au Soleil. Le grand œil.) Le Soleil. Dans les Jumeaux.) Ce qui se fait le dixhuictiesme de May, selon Ptolomée. Par le sentier qui roulle de travers.) Par le cercle appelle Zodiaque. Atteint l'Archer.) Le dixhuic- tiesme de Novembre.

CXCIX

Pille, Garçon, d'une main larronnesse Le bel esmail de la verte saison, Puis à plein poing en- jonche la maison Du beau tapis de leur meslange espaisse.

Despen du croc ma lyre chanteresse : Je veux charmer, si je puis, la poison, Dont un bel œil enchanta ma raison Par la vertu d'une œillade maistresse.

Donne moy l'encre, et le papier aussi : En cent papiers tesmoins de mon souci, Je veux tracer la peine que j'endure :

En cent papiers plus durs que diamant, Afin qu'un jour nostre race future Juge du mal que je souffre en aimant.

LIVRE DES AMOURS 213

MURET

Pille, Garçon.) Il parle à l'un de ses serviteurs, luy disant qu'il aille cueillir force fleurs à getter parmy sa chambre, et qu'il luy donne sa lyre, afin d'adoucir un peu son forment. Dit d'avantage, que puis qu'il ne peut faire autre chose, pour le moins fera il tant, que sa peiue sera entendue de toute la postérité. En cent papiers plus durs que Diamant.) C'est à dire, ausquels il escrira choses, qui seront de plus longue durée, que le Dia- mant.

ce

Les vers d'Homère entre-leus d'aventure, Soit par destin, par rencontre, ou par sort, En ma faveur chantent tous d'un accord La guarison du tourment que j'endure.

Ces vieux Barbus, qui la chose future, Des traits des mains, du visage et du port Vont prédisant, annoncent reconfort Aux passions de ma peine si dure.

Mesmes la nuict, le somne qui vous met Douce en mon lict, augure me promet Que je verray voz fiertez adoucies :

Et que vous seule oracle de l'amour, Verifirez en mes bras quelque jour L'arrest fatal de tant de prophéties.

MURET

Les vers d'Homère.) Il dit que toutes les choses, par lesquelles on peut prévoir ce qui est à advenir, luy pré- disent qu'à la fin il obtiendra de sa dame ce qu'il désire. Les vers d' Homère.) C'estoit une chose usitée aux anciens

214 î- LIVRÉ DES AMOURS

d'ouvrir un Homère, ou un Virgile, ou un autre tel Poëte à l'aventure, et des vers qu'ils rencontroient à ceste fortuite ouverture, colliger les choses qui leur dévoient advenir. Les exemples en sont assez frequens aux his- toires. Ces vieux Barbus.) Il entend ceux, qui vulgai- rement sont appelez Bohémiens. Vous seule oracle de l'amour.) Vous qui estes seule, de laquelle la voix peut servir de certain oracle à mon amour.

CCI

Un sot Vulcan ma Cyprine fachoit : Elle en pleurant qui son courroux ne celé, L'un de ses yeux arma d'une estincelle, De l'autre une eau sur sa joue épanchoit.

Tandis Amour, qui petit se cachoit Comme un oiseau dans le sein de la belle, En l'œil humide alloit baignant son aisle, Puis en Tardant ses plumes il séchoit.

Ainsi voit-on d'une face diverse Rire et pleurer tout en un mesme temps Douteusement le Soleil du printemps.

L'un de ses yeux tant d'humeur m'escoula, L'autre mon cœur si doucement brûla, Que rien que feux et larmes je ne verse.

MURET

Un sot Vulcan.) Il descrit la contenance de sa dame estant faschée. Ainsi voit-on.) Comparaison prinsc de l'Arioste, parlant d'Olympie,

Era il bel viso, quai esser suol Da primavera alcuna volta il cielo, Quando la pioggia cade : e à un tempo il Sot Si sgombra iniorno il nubiloso vélo.

I. LIVRE DES AMOURS '^15

CCII

Amour, quel dueil, et quelles larmes feintes, Et quels souspirs ma dame alloit formant, Et quels sanglots, alors que le forment D'un teint de mort ses grâces avoient peintes !

Croisant ses mains à l'cstomach estreintes Fichoit au ciel son regard lentement, Et larmoyant parloit si tristement, Que les rochers se brisoient de ses pleintes.

Les deux fermez aux cris de sa douleur, Changeans de teint de grâce et de couleur, Par sympathie en devindrent malades :

Tous renfrongnez les astres secoùoient Leurs rais du chef : telles pitiez nouoient Dans le crystal de ses moites œillades.

MURET

Amour, quel dueil.) L'argument de ce Sonet dépend du précèdent. Les deux fermez.) Arrestez. Mot Italien. Par sympathie.) Par une similitude, et conjonction de nature qui est entre elle et les cieux. Sympathie est un mot Grec : mais il est force d'en user, veu que nous n'en avons point d'autre. [Ronsard l'avait lu dans Rabelais. I, 56.]

CCI II

Le feu jumeau de ma dame brusloit Par le rayon de leur flame divine, L'amas pleureux d'une obscure bruine, Qui de leur jour la lumière celoit.

2l6 I. LIVRE DES AMOURS

Un bel argent chaudement s'escouloit Dessus sa joue, en la gorge yvoirine, Au beau séjour de sa chaste poitrine, l'Archerot ses flèches émouloit.

De neige tiède estoit sa face pleine, D'or ses cheveux, ses deux sourcils d'ébene, Ses yeux luisoient comme un astre fatal :

Roses et lis, la douleur contrainte Formoit l'accent de sa juste complainte, Feu ses souspirs, ses larmes un crystal.

MURET

Le feu jumeau.) Il continue encor à descrire la conte- nance de sa dame estant ainsi faschée. L'amas pleureux.) Un amas de larmes et de pleurs, qui comme une bruine commençoit à se fondre. Bruine.) Vient de brun : ce sont petites nuées espaisses qui pendent sur le hault des montaignes. Un bel argent.) Il entend les larmes. Esmouloit.) Aiguisoit. De neige tiède.) Ces six carmes sont presque traduits de Pétrarque,

La testa or fine, e calda nove il volto, Hebeno i cigli, e gli occhi eran due stellc. Ond'Amor V arco non tendeva in fallo :

Perle e rose vermiglie, ove V accolto Dolor formava ardenti voci e belle, Fiamma i sospir, le lagrime crystallo.

CCIIII

Celuy qui fit le monde façonné Sur le compas de son parfait exemple, Le couronnant des voustes de son temple, M'a par destin ton esclave ordonné.

I. LIVRE DES AMOURS 217

Comme l'esprit, qui saintement est Pour voir son Dieu, quand sa face il contemple, Plus heureux bien, recompense plus ample, Que de le voir, ne luy est point donné.

Ainsi je perds ma peine coustumière, Quand à longs traits j 'œillade la lumière De ton bon œil, chef-d'œuvre nompareil.

Voila pourquoy, quelque part qu'il séjourne, Tousjours vers luy maugré moy je me tourne, Comme un Soucy aux rayons du Soleil.

MURET

Celuy qui fit.) Ce Sonet est presque traduit d'un de Bembo, qui se commence L'alta cagion. De son parfait exemple.) De l'Idée qu'il en avoit éternellement conceuë. De son temple.) Du ciel. Comme un Soucy.) Le Soucy est une fleur, nommée par les Grecs Heliotropium, à cause qu'elle se tourne tousjours vers le Soleil.

ccv

Le doux sommeil qui toute chose appaise, N'appaise point le soing qui m'a ravy : En vous je meurs, en vous seule je vy, Ne voyant rien sinon vous qui me plaise.

Voz yeux au cœur m'ont jette telle braise, Qu'un feu treschaut s'est depuis ensuivy, Et dés le jour qu'en dansant je vous vy, Je meurs pour vous, et si en suis bien aise.

De mal en mal, de soucy en soucy J'ay l'ame triste, et le corps tout transi, Sans eschauffer le froid de vostre glace.

2l8 I. LIVRE DES AMOURS

Au moins lisez et voyez sur mon front Combien de morts voz beaux sourcils me font : » Le soing caché se cognoist à la face.

MURET [lire BELLEAU]

Beaux sourcils.) Beaux yeux. Il prend une partie pour l'autre, afin de faire son vers plus doux et sonoreux.

CCVI

Ce jour de May, qui a la teste peinte D'une gaillarde et gentille verdeur, Ne doit passer sans que ma vive ardeur Par vostre grâce un peu ne soit estainte.

De vostre part si vous estes attainte Autant que moy d'amoureuse langueur, D'un feu pareil soulageons nostre cœur. » Qui aime bien, ne doit point avoir crainte.

Le temps s'enfuit, ce pendant ce beau jour Nous doit apprendre à démener l'amour, Et le pigeon qui sa femelle baise.

Baisez moi donc, et faisons tout ainsi Que les oiseaux, sans nous donner soucy : Apres la mort on ne voit rien qui plaise.

MURET [lire BELLEAU]

Ce jour de May.) Ce Sonet est assez facile, lequel n'a pas esté fait pour Cassandre, mais pour quelque autre.

î. LIVRE DES AMOURS 2IO,

CCVII

Comme on souloit si plus on ne me blasme D'estre tousjours de nature ocieux, L'honneur en soit au trait de ces beaux yeux, Qui m'ont poly l'imparfait de mon ame.

Le seul rayon de leur gentille flame Dressant en l'air mon vol audacieux Pour voir le Tout, m'esleva jusqu'aux cieux, Dont icy bas la partie m'enflame.

Par le moins beau, qui mon penser aisla, Au sein du beau mon penser s'en-vola, Espoinçonné d'une manie extresme :

du vray beau j'adore le parfait, Là, d'ocieux actif je me suis fait, je cogneu ma maistresse et moymesme.

MURET

Comme on souloit.) Il dit, que si maintenant on ne le blasme d'estre paresseux, comme il souloit, l'honneur en est deu aux beaux yeux de sa dame. Pour voir le Tout.) Pour contempler la beauté divine, source de toutes autres beautez. Manie.) Fureur. Platon au Faedre tesmoigne, que les anciens estimoient ce nom très honneste. Actif.) Diligent.

CCVIII

Fier Aquilon, horreur de la Scythie, Le chasse-nue, et l'esbranle-rocher, L'irrite-mer, et qui fais approcher Aux enfers l'une, aux cieux l'autre partie :

220 I. LIVRE DES AMOURS

S'il te souvient de la belle Orithye, Toy de l'hyver le plus fidèle archer, Fais à mon Loir ses mines relascher, Tant que ma dame à rive soit sortie.

Ainsi ton front ne soit jamais moiteux, Et ton gosier horriblement venteux Mugle tousj ours dans les cavernes basses :

Ainsi les bras des chesnes les plus vieux, Ainsi la terre, et la mer, et les cieux Tremblent d'effroy, quelque part tu passes.

MURET

Fier Aquilon.) Voyant quelquefois sa dame tormentée des vents sur la rivière du Loir, il fait ce vœu au vent Borée, le priant de s'appaiser tant qu'elle vienne à bord. Horreur de la Scythie.) Ovide, [Met. I, 64-65]

Scythiam, septcmque triones Horrifer invasit Boreas.

Le chasse-nue.) Par ce qu'il a vertu de chasser et dis- siper les nues, comme tesmoigne le commentaire d'Arat sur ce lieu,

[jtl^ot popf]o; à7Ta<7Tpà^avroç î'ôïjai

Ces trois mots, chasse-nue, esbranle-rocher, et irrite- mer, sont heureusement composez à la manière grecque pour signifier les effects du vent Borée, desquels il se vante luy mesmes en Ovide, disant ainsi [Met. VI, 690- 6qi]

Apta mihi vis est : hac tristia nubila pello, Hac fréta concutio, nodosaque robora verto.

Orythie.) C'est le nom d'une fille du Roy Erechtée, de laquelle le vent Borée fut amoureux, et la ravit. Voy la fin du sixiesme des Métamorphoses. Mugle.) Mugler se dit proprement du cry des bœufs, Mugir e.

I. LIVRE DES AMOURS 221

CCIX

Sœur de Paris, fille du Roy d'Asie, A qui Phebus en doute fit avoir Peu cautement l'aiguillon du sçavoir, Dont sans profit ton ame fut saisie :

Tu variras vers moy de fantasie, Puis qu'il te plaist (bien que tard) de vouloir Changer ton Loire au séjour de mon Loir, Voire y fonder ta demeure choisie.

En ma faveur le ciel te guide icy, Pour te monstrer de plus près le soucy Qui peint au vif de ses couleurs ma face.

Vien Nymphe, vien, les rochers et les bois Qui de pitié s'enflament sous ma voix, Pleurant ma peine, eschaufferont ta glace.

MURET

Sœur de Paris.) Il se resjouit, dequoy sa dame vient pour demeurer au pays de Vandomois, espérant par là, plus aisément amollir la rigueur d'icelle. Du Roy d'Asie.) De Priam. A qui Phebus.) Voy ce que j'ay dit sur le Sonet, [XXXIII] qui se commence. D'un abusa'.

ccx

L'or crespelu, que d'autant plus j'honore, Que mes douleurs s'augmentent de son beau, Laschant un jour le noud de son bandeau, S'esparpilloit sur le sein que j'adore.

222 I. LIVRE DES AMOURS

Mon cœur, helas ! qu'en vain je r'appelle ore, Vola dedans, ainsi qu'un jeune oiseau, Oui s'enfueillant au frais d'un arbrisseau, De branche en branche à son plaisir s'essore.

Lors que dix doigts, dix rameaux yvoirins En ramassant de ce beau chef les brins, Prindrent mon cœur en leur rets qui m'affolle.

Je le vy bien, mais je ne peus crier, Tant un sang froid ma langue vint lier, Glaçant d'un coup mon cœur et ma parolle.

MURET

L'or crespelu.) La fiction de ce Sonet est prinse de Bembo, au Sonet, qui se commence, Da que' bei crin. Il dit que sa dame avoit un jour deslié ses cheveux, et que son cœur vola dedans comme un oiseau, si bien qu'à la fin il y fut empestré. Le noud.) Le Poète use de ces deux mots neud et noud indifferentement en tous ses livres. S'essore.) Mot de fauconnerie. Brins.) Cheveux.

CCXI

L'homme a la teste ou de plomb, ou de bois, S'il ne tressaut de crainte et de merveille, Quand face à face il voit ma nompareille, Ou quand il oit les accords de sa voix :

Ou quand, pensive, aux jours des plus beaux mois La voit à part (comme un qui se conseille) Tracer les prez, et d'une main vermeille Faire un bouquet des fleurettes de chois :

Ou quand l'esté, lors que le chaud s'avale, Au soir à l'huis l'apperçoit, qu'elle égale La soye à l'or d'un pouce ingénieux :

I. LIVRE DES AMOURS 223

Puis de ses doigts, qui les roses effacent, Toucher son Luth, et d'un tour de ses yeux Piller les cœurs de mille hommes qui passent.

MURET

L'homme a la teste.) Il est assez aisé de soy.

CCXII

Avec les fleurs et les boutons esclos Le beau printemps fait printaner ma peine, En chaque nerf, au sang de chaque veine Soufflant un feu qui m'ard jusques à l'os.

Le marinier ne conte tant de flos, Quand plus Borée horrible son haleine, Ny de sablons l'Afrique n'est si pleine, Que de tourmens dans mon cœur sont enclos.

J'ay tant de mal, qu'il me prendroit envie Cent fois le jour de me trancher la vie, Minant le Fort loge ma langueur :

Si ce n'estoit que je tremble de creinte, Qu'après la mort ne fust la playe esteinte Du coup mortel qui m'est si doux au cœur.

MURET

Avec les fleurs.) Il dit que le printemps luy renouvelle sa douleur : et qu'il sent un si grand nombre de maux. que cent fois le jour luy prendroit envie de se tuer, si n'estoit qu'il craint, qne la mort mesme ne puisse mettre fin à sa peine. Printaner.) Reverdir. Horrible.) Hor- ribler, est rendre horrible. Mot inventé par l'Auteur, Il en a usé aussi en l'Ode de la paix. L'Afrique.) Laquelle

224 I- LIVRE DES AMOURS

est toutefois merveilleusement sablonneuse. Catulle, [VII, 3-4]

Quàm magnus numerus Libyssae arenae

Laser piciferis jacet Cyrenis.

Le Fort.) Son cœur, sa langueur demeure.

CCXIII

Si blond, si beau, comme est une toison Qui mon dueil tue, et mon plaisir renforce, Ne fut oncq l'or, que les toreaux par force Aux champs de Mars donnèrent à Jason.

De ceux qui Tyr ont choisi pour maison, Si fine soye au mestier ne fut torse : Ny mousse au bois ne revestit escorse Si tendre qu'elle en la prime saison.

Poil digne d'estre aux testes des Déesses, Puis que pour moy tes compaignons tu laisses, Je sens ramper l'espérance en mon cœur :

Courage Amour, desja la ville est prise, Lorsqu'en deux parts, mutine, se divise, Et qu'une part se vient rendre au veinqueur.

MURET

Si blond, si beau.) Ayant receu des cheveux de sa dame, il loue la beauté d'iceux. Sur la fin il dit, que comme quand les citoyens d'une ville assiégée se divisent entre eux, tellement que l'une partie se rend, c'est un tresbon signe pour ceux qui tiennent le siège : ainsi, veu que les cheveux de sa dame se divisent, et que l'une partie se vient rendre à luy, cela luy est un présage certain de victoire. Aux champs de Mars.) Voy le septiesme des Métamorphoses. De ceux qui Tyr.) La soye de l'Isle de

I. LIVRE DES AMOURS 225

Tyr estoit anciennement fort estimée. [Ce Sonnet n'ap- partient point à Cassandre. 1587.]

CCXIIII

D'une vapeur enclose sous la terre Ne s'est conceu cest esprit ventueux : Outre ses bords le Loir impétueux Perdant noz bleds les campaignes n'enserre.

Le Prince Eole en ces mois ne déterre L'esclave orgueil des vents tumultueux, Ny l'Océan des flots tempestueux De sa grand clef, les sources ne desserre.

Seuls mes souspirs ont ce vent enfanté, Et de mes pleurs le Loir s'est augmenté Pour le départ d'une beauté si fiere :

Et m'esbahis de tant continuer Souspirs et pleurs, que je n'ay veu muer Mon cœur en vent, et mes yeux en rivière.

MURET

D'une vapeur.) Sa dame estant départie d'avecques luy, advint que tresgrands vents s'esmeurent, et la rivière du Loir s'enfla plus que de coustume. Il dit que les vents ont esté engendrez de ses souspirs, et la rivière aug- mentée de ses pleurs. Cest esprit.) Ce vent. Voyez ce qu'en dit Seneque. L'esclave orgueil des vents tumultueux.) Les vents orgueilleux et tumultueux, lesquels il tient esclaves, et enserrez dans ses cavernes. Voyez Homère et Virgile.

Ronsard. Les Amours, t. I. 15

226 I. LIVRE DES AMOURS

CCXV

Amour, je suis plus aise que les Dieux, Quand chaudement tu me baises, Maistresse : De ton baiser la douceur larronnesse Tout esperdu m'en- vole jusqu'aux cieux.

Mon sang, mon cœur, ma toute, j'aime mieux Ton seul baiser, que si quelque Déesse, De cent plaisirs amoureux tenteresse, M'accoloit nud d'un bras délicieux.

Mais ton orgueil a tousjours de coustume D'accompagner ton baiser d'amertume, Froid sans saveur : aussi je ne pourrois

Souffrir tant d'heur : car mon ame qui touche Mille beautez, s'enfuiroit par ma bouche, Et de trop d'aise en ton sein je mourrois.

MURET

Amour, je suis.) Il descrit le plaisir, qu'il prend à baiser sa dame. La douceur larronnesse.) Oui me desrobe le cœur. M'en-vole.) Me ravit. Tenteresse.) Qui tente, et qui essaye mille sortes de plaisirs. [Ce Sonnet, comme plusieurs autres, n'appartient en rien à Cassandre. 1587.]

CCXVI

Je sens portrait dedans ma souvenance Ses longs cheveux, et sa bouche et ses yeux, Son doux regard, son parler gracieux, Son doux maintien, sa douce contenance.

I. LIVRE DES AMOURS 227

Un seul Janet, honneur de nostre France, De ses crayons ne la portrairoit mieux, Que d'un Archer le trait ingénieux M'a peint au cœur sa vive remembrance.

Dans le cœur doncque au fond du diamant J'ay son portrait, que je vay plus aimant Que mon cœur mesme. O vive portraiture !

De ce Janet l'artifice mourra : Dedans mon cœur le tien me demourra, Pour estre vif après ma sépulture.

MURET

Je sens portrait.) Peintre du monde ne sçauroit si bien portraire sa dame : comme il se dit l'avoir portraite dans le cœur. Un seul Janet.) Janet, peintre du Roy, homme sans controverse premier en son art.

CCXVII

De ses maris l'industrieuse Heleine, L'esguille en main, retraçoit les combas Dessus la gaze : en ce poinct tu t'esbas D'ouvrer le mal duquel ma vie est pleine.

Mais tout ainsi, maistresse, que ta leine D'un filet noir figure mon trespas, Tout au rebours, pourquoy ne peins-tu pas De quelque verd un espoir à ma peine ?

Mon œil ne voit sur ta gaze rangé Sinon du noir, sinon de l'orangé, Tristes tesmoins de ma longue souffrance.

228 I. LIVRE DES AMOURS

O fier destin ! son bel œil me desfait, Et tout cela qu'en jouant elle fait, Ne me promet qu'une désespérance.

MURET

De ses maris.) Voyant quelquefois sa dame s'esbatre à ouvrer à l'esguille, il dit que cest ouvrage mesme ne luy signifie que desespoir. De ses maris.) De Menelas et de Paris, maris d'Helene. Homère au troisiesme de l'Iliade [125-127] raconte que Iris, entrant en la chambre d'Helene, la trouva faisant un ouvrage, auquel elle trassoit une partie des combats qui avoient desja esté donnez entre les Grecs et les Troyens.

Ttjv 0' £'jo' èv fJtîyàoto" r( 8s fzsyav taxôv ticpatvev, oïirXaxa uaouaoÉTjv, —oàéx; o'îvÉTraaaîv àsôXouç Tptitov 0' '.--ooàaojv xat 'A^àiwv yaXxoy txtôvwv.

Dessus la gaze.) Gaze est une manière de toile, de laquelle les Damoiselles usent à faire leurs ouvrages.

CCXVIII

Amour, que j'aime à baiser les beaux yeux De ma maistresse, et à tordre en ma bouche De ses cheveux l'or fin qui s'escarmouche Dessus son front astre comme les deux !

C'est à mon gré le plus beau de son mieux Que son bel œil, qui jusqu'au cœur me touche, Et son beau poil, qui d'un Scythe farouche Rendroit le cœur courtois et gracieux.

Son beau poil d'or, et son beau chef encore De leurs beautez font vergongner l'Aurore, Quand plus crineuse elle embellit le jour :

I. LIVRE DES AMOURS 220.

Et dans son œil une image demeure, Qui va jurant par les flèches d'Amour De me guarir : mais je ne m'en asseure.

MURET

Amour, que j'aime.) L'argument est bien aisé. D'un Scythe.) Les Scythes sont peuples Septentrionaux, bar- bares au possible. Vergongner.) Avoir honte. Crineuse.) Abondante en cheveux.

CCXIX

L'arc qui commande aux plus braves gendarmes, Qui n'a soucy de plastron ny d'escu, D'un si doux trait mon courage a veincu, Que sus le champ je luy rendy les armes.

Comme inconstant je n'ay point fait d'alarmes Depuis que serf sous Amour j'ay vescu, Ny n'eusse peu : car pris je n'ay oncq eu Pour tout secours, que l'ayde de mes larmes.

Et toutefois il me fasche beaucoup D'estre défait, mesme du premier coup, Sans résister plus long temps à la guerre :

Mais ma défaite est digne de grand pris, Puisque le Roy, ains le Dieu, qui m'a pris, Combat le Ciel, les Enfers, et la Terre.

MURET

L'arc qui commande.) Il se plaint d'avoir si tost esté vaincu par Amour. En fin il se console, considérant que par Amour il n'y a si grand, qui ne soit surmonté. Combat le Ciel, les Enfers et la Terre.) Au ciel il a vaincu Jupiter, aux enfers Pluton, en la terre les hommes.

230 I. LIVRE DES AMOURS

CCXX

L'œil pour lequel vivre icy je me plais, Qui fait rocher celuy qui s'en approuche, Ore d'un ris, or' d'un regard farouche Nourrit mon cœur en querelle et en pais.

Par vous, bel œil, en souffrant je me tais : Mais aussi tost que la douleur me touche, Toy belle, sainte, et angelique bouche, De tes douceurs re-vivre tu me fais.

Bouche, pourquoy me viens-tu secourir, Quand ce bel œil me force de mourir ? Pourquoy veux-tu que vif je redevienne ?

Fertile au soing je revis en langueur, Un vray Prothé', afin que le soing vienne Plus longuement se paistre de mon cœur.

MURET

L'œil pour lequel.) Quand l'œil de sa dame est prest à le faire mourir, la bouche le fait revivre, afin que son tonnent soit perpétuel, comme celuy de Promethée, duquel nous avons parlé cy dessus. [XII]

CCXXI

Depuis le jour que captif je souspire, L'an s'est en soy retourné par sept fois : (Sous astre tel je pris l'haim) toutefois Plus qu'au premier ma fièvre me martire.

Quand je soulois en mon estude lire Du Florentin les lamentables vois,

î. LIVRE DES AMOURS 23I

Comme incrédule, alors je ne pou vois En le mocquant, me contenir de rire.

Je ne pensoy, tant novice j'estoy, Qu'homme eust senti ce que je ne sentoy, Et par mon fait les autres je jugeoye.

Mais l'Archerot qui de moy se fâcha, Pour me punir, un tel soing me cacha Dedans le cœur, qu'onque puis je n'euz joye.

MURET

Depuis le jour.) L'argument est facile. L'an s'est en soy retourné par sept fois.) C'est à dire, sept ans sont passez. C'est une allusion au carme que j'ay desja allégué, [Virgile, Georg. II, 402]

Atque in se sua per vestigia volvitur annus. Du Florentin.) De Pétrarque.

CCXXII

Quand je te voy seule assise à par-toy, Toute amusée avecques ta pensée, Un peu la teste encontre bas baissée, Te retirant du vulgaire et de moy :

Je veux souvent pour rompre ton esmoy, Te saluer, mais ma voix offensée, De trop de peur se retient amassée Dedans la bouche, et me laisse tout coy.

Souffrir ne puis les rayons de ta veuë : Craintive au corps, mon ame tremble esmeuë Langue ne voix ne font leur action :

232 I. LIVRE DES AMOURS

Seuls mes souspirs, seul mon triste visage Parlent pour moy, et telle passion De mon amour donne assez tesmoignage.

MURET [lire BELLEAU] Quand je te voy.) Ce Sonet se commente de soy-mesme

CCXXIII

De veine en veine, et d'artère en arter De nerfz en nerfz le salut me passa, Que l'autre jour ma dame prononça, Me promenant tout triste et solitaire.

Il fut si doux, que je ne puis m'en taire, Tant en passant d'aiguillons me laissa, Et tellement de son trait me blessa, Que de mon cœur il ne fist qu'un ulcère.

Les yeux, la voix, le gracieux maintien A mesme fois s'accordèrent si bien, Que du plaisir mon ame fut si gloute,

Afriandée au goust d'un nouveau bien, Qu'en desdaignant son terrestre lien, De me laisser fut mille fois en doute.

MURET [lire BELLEAU] De veine en veine.) La fin de ce Sonet est de Pétrarque.

CCXXIIII

Que dites vous, que faites vous mignonne ? Que songez vous ? pensez vous point en moy ?

I. LIVRE DES AMOURS 233

Avez vous point soucy de mon esmoy, Comme de vous le soucy m'espoinçonne ?

De votre amour tout le cœur me bouillonne, Devant mes yeux sans cesse je vous voy, Je vous entens absente, je vous oy, Et mon penser d'autre amour ne resonne.

J'ay voz beautez, voz grâces et voz yeux Gravez en moy, les places et les lieux, je vous vy danser, parler et rire.

Je vous tien mienne, et si je ne suis pas mien, En vous je vy, je m'anime et respire, Mon tout, mon cœur, mon sang, et tout mon bien.

MURET [lire BELLEAU]

Que dites vous.) Ce Sonet de soymesme se donne à entendre, sans autre interprétation.

ccxxv

Mets en oubly, Dieu des herbes puissant, Le mauvais tour que non loin d'Hellesponte Te fit m'amie, et vien d'une main pronte Guarir son teint de fièvres pallissant.

Tourne en santé son beau corps périssant : Ce te sera, Phebus, une grand'honte, Si la langueur sans ton secours surmonte L'œil, qui te tint si long temps languissant.

En ma faveur si tu as pitié d'elle, Je chanteray, comme l'errante Dele S'enracina par ton commandement :

234 1- LIVRE DES AMOURS

Que Python fut ta première conqueste, Et comme Dafne aux tresses de ta teste Donna l'honneur du premier ornement.

MURET

Mets en oubly.) Il prie Apollon de donner guerison à sa dame, qui estoit malade. Dieu des herbes puissant.) Apollon, qui parle ainsi de soy en Ovide, [Met. I, 522] Adde, quod herbarum est subiecta potentia nobis.

Le mauvais tour.) Lequel j'ay raconté sur le Sonet [XXXIII] qui se commence, D'un abusé. D'Hellesponte.) Bras de mer passant assez près de Phrygie. Ce te sera, Phebus, une grand' honte.) Ainsi Properce,

Tarn formosa tuum mortua crimen erit.

L'errante Dele.) L'isle de Dele estoit errante et vaga- bonde par la mer, jusqu'à ce qu'Apollon y nasquit, lequel la rendit stable. Voy Virgile sur le commencement du troisiesme de l'Enéide. Que Python fut.) Apollon, dés qu'il fut né, tua le serpent Python. Voy le premier des Métamorphoses. Dafne.) Laquelle, comme j'ay dit devant, fut changée en Laurier.

CCXXVI

Bien que ton trait, Amour, soit rigoureux, Et toy remply de fraude et de malice, Assez, Amour, en te faisant service, Suyvant ton camp, j'ay vescu bien heureux.

Ceste beauté, qui me fait langoureux, Non, mais qui veut qu'en vain je ne languisse, En la baisant me dit, que je tondisse De son poil d'or un lien amoureux.

I. LIVRE DES AMOURS 235

J'euz tant d'honneur, que de son ciseau mesme Je le tranchay. Voyez l'amour extresme, Voyez, Amans, la grandeur de mon bien.

Jamais ne soit, qu'en mes vers je n'honore Et le ciseau, et les cheveux encore, L'un mon ministre, et l'autre mon lien.

MURET

Bien que ton Irait.) Par ce Sonet voit-on, que les amou- reux font souvent grrand cas de bien peu de chose. Mi- nistre.) Qui me servit et ayda à couper les cheveux. Il entend les ciseaux. [Ce Sonnet n'appartient point à Cassandre. 1587.]

CCXXVII

Si hors du cep je suis arresté, Cep l'Amour de ses flèches m'enclouë, J'eschappe franc, et du reth qui me noue, En libre col je me voy de-rheté :

Au verd d'un pré loing de gens escarté, Qu'à bras fourchus l'eau du Loir entrenouë, De gazons d'herbe un temple je te voue, Heureuse saincte et aime Liberté.

je veux pendre au plus hault choeur du temple Un sainct tableau, qui servira d'exemple A tous amans, qu'ils ne m'aillent suyvant.

Et pour garder que plus je n'y retombe, Je veux tuer aux Dieux une Hécatombe. » Belle fin fait qui s'amende en vivant.

236 I. LIVRE DES AMOURS

MURET

Si hors du cep.) S'il peut eschapper de la servitude, en laquelle il est, il voue un temple, et des sacrifices à la Déesse Liberté. Du cep.) Du lien. De-rheté.) Deslié. A bras fourchus.) Tellement qu'elle en fait comme une isle. Gazons.) Les Latins diroient, Vivo de cespite. Héca- tombe.') C'estoient anciennement sacrifices de cent bœufs.

CCXXVIII

Veu la douleur, qui doucement me lime. Et qui me suit, compagne, pas à pas, Je prevoy bien qu'encor je ne suis pas Pour trop aimer, à la fin de ma rime.

Dame, l'ardeur qui de chanter m'anime, Et qui me rend en ce labeur moins las, C'est que je voy qu'agréable tu l'as, Et que je tiens de tes pensers la cime.

Je suis, Amour, heureux et plus qu'heureux De vivre aimé, et de vivre amoureux De la beauté d'une dame si belle,

Qui lit mes vers, qui en fait jugement,. Et dont les yeux me baillent argument De souspirer heureusement pour elle.

MURET

Veu la douleur.) 11 est assez aisé.

LIVRE DES AMOURS 237

CCXXIX

Le Jeu, la Grâce, et les Frères Jumeaux Suivent ma dame, et quelque part qu'elle erre, Dessous ses pieds fait esmailler la terre, Et des hyvers fait des printemps nouveaux.

En sa faveur jargonnent les oiseaux, Ses vents Eole en sa caverne enserre, Le doux Zephyre un doux souspir desserre, Et tous muets s'acoisent les ruisseaux.

Les Elemens se remirent en elle, Nature rit de voir chose si belle : Je tremble tout, que quelqu'un de ses Dieux

Ne passionne après son beau visage, Et qu'en pillant le trésor de nostre âge, Ne la ravisse, et ne l'emporte aux cieux.

MURET

Le Jeu, la Grâce.) Il dit que sa dame est si belle, qu'il a crainte qu'elle ne luy soit ravie par un Dieu, faisant allusion aux anciennes amoureuses des Dieux, lesquelles furent ravies pour l'excellence de leur beauté, Acoisent.) Appaisent. Vieil mot François.

BAISER

Quand de ta lèvre à demy-close (Comme entre deux fleuris sentiers) Je sens ton haleine de rose,

Mes lèvres les avant-portiers Du baiser, se rougissent d'aise»

238 I. LIVRE DES AMOURS

Et de mes souhaits tous entiers Me font jouyr, quand je te baise. Car l'humeur du baiser appaise, S'escoulant au cœur peu à peu, Ceste chaude amoureuse braise, Dont tes yeux allumoient le feu.

MURET [?]

Quand de ta.) Ce baiser est tiré d'un baiser, qui est en Aule-Gelle.

ELEGIE A CASSANDRE

Mon œil, mon cœur, ma Cassandre, ma vie, He ! qu'à bon droit tu dois porter d'envie A ce grand Roy, qui ne veut plus souffrir Qu'à mes chansons ton nom se vienne offrir. C'est luy qui veut qu'en trompette j'eschange Mon luth, afin d'entonner sa louange, Non de luy seul, mais de tous ses ayeux, Qui sont hault assis au rang des Dieux.

Je le feray, puis qu'il me le commande : Car d'un tel Roy la puissance est si grande, Que tant s'en faut qu'on la puisse éviter, Qu'un camp armé n'y pourroit résister. Mais que me sert d'avoir tant leu Tibulle, Properce, Ovide, et le docte Catulle, Avoir tant veu Pétrarque et tant noté, Si par un Roy le pouvoir m'est oté De les ensuyvre, et s'il faut que ma lyre Pendue au croc ne m'ose plus rien dire ?

I. LIVRE DES AMOURS 239

Doncques en vain je me paissois d'espoir De faire un jour à la Tuscane voir, Que nostre France autant qu'elle est heureuse A souspirer une pleinte amoureuse : Et pour monstrer qu'on la peut surpasser, J'avois desja commencé de trasser Mainte Elégie à la façon antique, Mainte belle Ode, et mainte Bucolique.

Car, à vray dire, encore mon esprit N'est satisfait de ceux qui ont escrit En nostre langue, et leur amour mérite Ou du tout rien, ou faveur bien petite.

Non que je sois vanteur si glorieux D'oser passer les vers laborieux De tant d'amans qui se pleignent en France : Mais pour le moins j'avois bien espérance, Que si mes vers ne marchoient les premiers, Qu'ils ne seroient sans honneur, les derniers. Car Eraton qui les amours descceuvre, D'assez bon œil m'attiroit à son œuvre.

L'un trop enflé les chante grassement, L'un énervé les traine bassement, L'un nous dépeint une dame paillarde, L'un plus aux vers qu'aux sentences regarde, Et ne peut oncq, tant se sceut desguiser, Apprendre l'art de bien Petrarquiser.

Que pleures-tu, Cassandre, ma douce ame ? Encor Amour ne veut couper la trame Qu'en ta faveur je pendis au métier, Sans achever l'ouvrage tout entier.

Mon Roy n'a pas d'une beste sauvage Succé le laict, et son jeune courage,

24O I. LIVRE DES AMOURS

Ou je me trompe, a senti quelquefois Le trait d'Amour, qui surmonte les Rois.

S'il l'a senti, ma coulpe est effacée, Et sa grandeur ne sera courroucée, Qu'à mon retour des horribles combas, Hors de son croc mon Luth j'aveigne à-bas, Le pincetant, et qu'en lieu des alarmes Je chante Amour, tes beautez, et mes larmes. » Car l'arc tendu trop violentement, « Ou s'alentit, ou se rompt vistement.

Ainsi Achille après avoir par terre Tant fait mourir de soudars en la guerre, Son Luth doré prenoit entre ses mains Teintes encor de meurdres inhumains, Et vis à vis du fils de Menœtie, Chantoit l'amour de Briseïs s'amie : Puis tout soudain les armes reprenoit, Et plus vaillant au combat retournoit.

Ainsi, après que l'ayeul de mon maistre Hors des combats retirera sa dextre, Se desarmant dedans sa tente à part : Dessus le Luth, à l'heure ton Ronsard Te chantera : car il ne se peut faire Qu'autre beauté luy puisse jamais plaire, Ou soit qu'il vive, ou soit qu'outre le port, Léger fardeau, Charon le passe mort.

MURET ;?]

Mon œil, mon cœur.) Par ceste Elégie le Poëtc veut rendre sa maistrcsse jalouse du commandement que le Roy Henry deuxiesme de ce nom, son maistre, luy avoit fait, de ne plus chanter d'Amour, et totalement

I. LIVRE DES AMOURS 241

s'adonner aux vers héroïques, et descrire les faits de Francus, fils d'Hector, tige primitif des Roys de France : et luy dit, qu'il est impossible de pouvoir résister à la volonté d'un si grand et magnanime Prince, veu que mesme un camp armé n'y pourrait résister. Il l'asseure toutefois de jamais ne l'oublier, et s'il peut desrober quelques heures de relasche en chantant son Francus les employer comme un bon serviteur, à la louange d'elle à l'augmentation de sa renommée, et à la mémoire éternelle de son nom. Il se plaint après d'avoir perdu le temps en la lecture des livres amoureux, puis que par le commandement de son maistre, le moyen luy est osté de p]us escrire d'Amour : et d'avantage que tous ceux qui ont escrit de son temps de leurs mieux aimées, ne l'ont point encore rendu satisfait : et bien qu'ils soient parvenus à un grand avancement, si est-ce que Ion pourroit encore mieux dire, et atteindre (comme a fait Pétrarque) au comble de la perfection. Du fils de Menœtie.) De Patrocle. De Briseis s'amie.) Briseis fut aimée d'Achille, laquelle à la fin luy fut ostée par Aga- memnon, dont procéda son ire contre les Grecs : laquelle ire à cause de son amie qui luy avoit esté ravie, bailla l'argument au divin Homère de chanter le vénérable poëme de son Iliade, ainsi que asseure Virgile en ses fragmens : Principium sacri carminis Ma fuit.

Que l'ayeul de mon maistre.) Francus ayeul des Rois de France. Léger fardeau.) C'est ce qu'Homère appelle, parlant des Idoles des morts qui sont aux enfers, àuevinvà xâpTiva.

ELEGIE A MURET

Non Muret, non, ce n'est pas du jour d'huy, Que l'Archerot, qui cause nostre ennuy, Cause l'erreur qui retrompe les hommes : Non Muret, non, les premiers nous ne sommes, A qui son arc, d'un petit trait veinqueur,

Ronsard. Les Amours, t. I. 16

242 I. LIVRE DES AMOURS

Si grande playe a caché sous le cœur : Tous animaux, ou soient ceux des campagnes, Soient ceux des bois, et tous ceux des montagnes Sentent sa force, et son feu doux-amer Brusle sous l'eau les Monstres de la mer.

! qu'est-il rien que ce garçon ne brûle ? Ce porte-ciel, ce tu'-geant Hercule Le sentit bien : je dy ce fort Thebain Qui le sangler estrangla de sa main, Qui tua Nesse, et qui de sa massue Morts abbatit les enfans de la Nue : Qui de son arc toute Lerne estonna, Qui des enfers le Chien emprisonna, Qui sur le bord de l'eau Thermodontée Prit le baudrier de la vierge dontée : Qui tua l'Ourque, et qui par plusieurs fois Se remocqua des feintes d'Achelois : Qui fit mourir la pucelle de Phorce, Qui le Lion desmachoira par force, Qui dans ses bras Anthée acravanta, Qui deux grands monts pour ses marques planta.

Bref, cest Herôs correcteur de la terre, Ce cœur sans peur, ce foudre de la guerre, Sentit ce Dieu, et l'amoureuse ardeur Le matta plus que son Roy commandeur.

Non pas espris, comme on nous voit esprendre, Toy de ta Janne, ou moy de ma Cassandre : Mais de tel Tan amour l'aiguillonnoit, Que tout son cœur, sans raison, bouillonnoit Au souffre ardent, qui luy cuisoit les veines : Du feu d'amour elles furent si pleines, Si pleins ses os, ses muscles et ses ners,

1. LIVRE DÈS AMOURS 243

Que dans Hercul', qui purgea l'univers,

Ne resta rien sinon une amour foie,

Que luy versoient les deux beaux yeux d'Iole.

Tousjours d'Iole il aimoit les beaux yeux, Fust que le char qui donne jour aux cieux Sortist de l'eau, ou fust que dévalée Tournast sa roue en la plaine salée, De tous humains accoisant les travaux, Mais non d'Hercul' les misérables maux.

Tant seulement il n'avoit de sa dame Les }^eux colez au plus profond de l'ame : Mais son parler, sa grâce, et sa douceur Tousjours colez s'attachoient à son cœur.

D'autre que d'elle en son ame ne pense : Tousjours absente il la voit en présence. Et de fortune, Alcid', si tu la vois, Dans ton gosier bègue reste ta voix, Glacé de peur voyant la face aimée : Ore une fièvre ardemment allumée Ronge ton ame, et ores un glaçon Te fait trembler d'amoureuse frisson.

Bas à tes pieds ta meurdriere massue Gist sans honneur, et bas la peau velue, Qui sur ton doz roide se herissoit, Quand ta grand main les Monstres punissoit. Plus ton sourcil contre eux ne se renfrongne, 0 vertu vaine, ô bastarde vergongne, O vilain blasme, Hercule estant donté (Apres avoir le monde surmonté) Non d'Eurysthée, ou de Junon cruelle, Mais de la main d'une simple pucelle.

Voyez pour Dieu, quelle force a l'Amour,

16-

244 l- LIVRE DES AMOURS

Quand une fois elle a gaigné la tour

De la raison, el' ne laisse partie

Qui ne soit toute en fureur convertie.

Ce n'est pas tout : seulement pour aimer, Il n'oublia la façon de s'armer, Ou d'empongner sa masse hazardeuse, Ou d'achever quelque emprinse douteuse : Mais lent et vain, anonchalant son cœur, Qui des humains l'avoit rendu veinqueur, Terreur du monde plus lasche diffame) Il s'habilla des habits d'une femme, Et d'un Herôs devenu damoiseau, Guidoit l'esguille, et tournoit le fuseau, Et vers le soir, comme une chambrière, Rendoit sa tasche à sa douce joliere, Qui le tenoit en ses lacs plus serré Qu'un prisonnier dans un cep enserré.

Grande Junon, tu es assez vengée De voir ainsi sa vie estre changée, De voir ainsi devenu filandier Ce grand Alcid' de tant de Rois meurdricr, Sans adjouster à ton ire indomtée Les mandemens de son frère Eurysthée.

Que veux-tu plus ? Iôle le contraint D'estre une femme : il la doute, il la craint, Il craint ses mains, plus qu'un valet esclave Ne craint les coups de quelque maistre brave.

Et ce-pendant qu'il ne fait que penser A s'atiffer, à s'oindre, à s'agencer, A dorloter sa barbe bien rongnée, A mignotter sa teste bien peignée, Impuniment les Monstres ont loisir

I. LIVRE DES AMOURS 245

D'assujettir la terre à leur plaisir,

Sans plus cuider qu'Hercule soit au monde :

Aussi n'est-il : car la poison profonde,

Qui dans son cœur s'alloit trop dérivant,

L'avoit tué dedans un corps vivant.

Nous doncq, Muret, à qui la mesme rage Peu cautement affole le courage, S'il est possible, évitons le lien Que nous ourdist l'enfant Cytherien : Et rabaissons le vouloir qui domine, Dessous le joug de la raison divine, Raison, qui deust au vray bien nous guider, Et de nos sens, maistresse, présider.

Mais si l'amour en effect misérable A desja fait nostre playe incurable, Tant que le mal peu subject au conseil De la raison, desdaigne l'appareil, Vaincuz par luy, faisons place à l'envie, Et sur Alcid' desguisons nostre vie, En ce-pendant que les rides ne font Cresper encore le champ de nostre front, Et que la neige en vieillesse venue Ne fait encor nostre teste chenue, Qu'un jour ne coule entre nous pour néant. Suivons Amour, il n'est pas mal séant, Mais grand honneur au simple populaire, Des grands seigneurs imiter l'exemplaire.

MURET

Non Muret, non.) Si les autheurs, comme j'ay dit au Prologue de ce livre, se fussent rendus familiers de ceux qui les ont commentez, nous n'eussions esté en la peine,

246 I. LIVRE DES AMOURS

depuis nous sommes tombez, pour les entendre : car facilement ils eussent sceu leurs conceptions. Or le Poëte, comme l'un de mes meilleurs amis, m'a rescrit ceste Elégie, en laquelle il s'efforce de prouver que ce n'est point vice d'aimer, par l'exemple des plus grands personnages de ce monde, lesquels ont vivement senti la puissance d'Amour, inévitable à tout homme de bon cœur. Il preuve si doctement son dire par le tesmoi- gnage du magnanime Hercule, qui aima la pucelle Iole, que cela ne nous sçauroit estre tourné à vice, d'aimer noz maistresses, puis qu'un si grand personnage devant nous est tombé en pareille erreur. Je ferois icy un dis- cours particulier des faits et labeurs d'Hercule : mais pourcc qu'ils sont cognus à tout le monde, je m'en depor- teray. Si grande playe a caché sous le cœur.) C'est ce que ditTheocrite 'j-oxâpotov 'éXxoç. Que son Roy commandeur.) Eurysthée qui commandoit à Hercule. Alcid'.) Alcide, Hercule.

CHANSON

D'un gosier masche-laurier

J'oy crier Dans Lycofron ma Cassandre, Qui prophetize aux Troyens

Les moyens Qui les réduiront en cendre.

Mais ces pauvres obstinez

Destinez Pour ne croire à leur Sibylle, Virent, bien que tard, après

Les feux Grecs Forcencr parmy leur ville.

I. LIVRE DES AMOURS 247

Ayant la mort dans le sein,

De leur main Plomboient leur poitrine nue, Et tordant leurs cheveux gris,

De longs cris Pleuroient, qu'ils ne l'avoient creuë.

Mais leurs cris n'eurent pouvoir

D'esmouvoir Les Grecs si chargez de proye, Qu'ils ne laissèrent sinon

Que le nom De ce qui fut jadis Troye.

Ainsi pour ne croire pas, Quand tu m'as Prédit ma peine future : Et que je n'aurois en don,

Pour guerdon De t'aimer, que la mort dure :

Un grand brasier sans repos, Et mes os, Et mes nerfs, et mon cœur brûle : Et pour t'amour j'ay receu

Plus de feu, Que ne fit Troye incrédule.

MURET

D'un gosier masche-laurier.) Il parle en ceste chanson à sa dame, comme si elle estoit celle Cassandre, qui fut fille à Priam : ce que j'ay desja noté en d'autres lieux.

248 I. LIVRE DES AMOURS

Il dit donc, que comme les Troyens se trouvèrent tresmal, pour n'avoir voulu croire les prédictions de leur Cas- sandre, ainsi l'Autheur s'est mal trouvé, par faute de n'avoir pas creu ce que la sienne luy predisoit. Pour mieux entendre cecy, voy ce que j'ay desja dit sur deux Sonets, desquels l'un se commence [XIX], Avant le temps ; l'autre [XXXIII], D'un abusé. D'un gosier masche-laurier.) D'un gosier prophétique. Les Prestres et les Prestresses anciennement, lors qu'ils vouloient prophétiser, et chanter les oracles, mangeoient du lau- rier, et s'en couronnoient aussi, afin qu'Apollon, qui aime cest arbre, prenant plaisir à leur haleine et à leur regard, leur envoyast plus aisément l'esprit prophétique. Lyco- fron parlant de Cassandre,

A).).' àcTTOTOV /ÉO'jja -aj-iaiyr, [W,v,

AacpvTjÇaywv ^oî6a£ev èx Aaïuuov o~a.

Tibulle, [II, v, 63-64]

Vcra cano : sic usque sacras innoxia lauros

Vescar, et œternum sit mihi virginitas.

Dans Lycofron.) Lycofron, natif de Chalcide, fut un des sept Poètes, qui florirent du temps de Ptolemée Philadelphe Roy d'Egypte, et furent nommez la Pléiade. Ce Lycofron, entre autres œuvres, a fait un poëme intitulé Cassandre, qui seul nous est demeuré : auquel il la feint prédire les maux qui dévoient arriver à la ville de Troye. A leur Sybille.) Sybilles se nommoient femmes, qui predisoient les choses à venir. Stooç, Dieu : SouXf,, vouloir, ou conseil. Plomboient.) Meurdrissoient : par ce que la chair meurdrie devient de couleur plombée.

SONET [CCXXX]

Mon des Autels, qui avez des enfance Puisé de l'eau qui coule sur le mont, les neufs Sœurs dedans un antre font Seules à part leur saincte demeurance :

I. LIVRE DES AMOURS 249

Si autrefois l'amoureuse puissance Vous a planté le myrte sur le front, Enamouré de ces beaux yeux, qui sont Par voz escrits l'honneur de nostre France :

Ayez pitié de ma pauvre langueur, Et de voz sons adoucissez le cœur D'une qui tient ma franchise en contrainte.

Si quelquefois en Bourgongne je suis, Je flechiray par mes vers, si je puis, La cruauté de vostre belle Saincte.

MURET [?]

Mon des Autels.) Ce Sonet s'adresse à Guillaume des Autels, gentilhomme Charolois, tres-docte en la langue Grecque, Latine et Françoise, comme assez ses escrits (qui n'ont gueres de pareils en science et en perfection de bien dire) le tesmoignent de tous costez. Outre la cognoissance des lettres humaines, esquelles il a dés sa jeunesse esté soigneusement institué, il a diligemment estudié en la loy, jusques à en faire profession. Toutefois il n'a point pour telle estude fascheuse tant oublié les Muses, qu'aux heures superflues il n'escrive tousjours quelque belle poésie en Latin ou en François. Et pour ce qu'il a fort célébré une sienne maistresse, qu'il appelle sa Saincte : le mien autheur le prie, que ce pendant qu'il est en ce pays icy, il fléchisse sa Cassandre par la douceur de ses vers, et qu'il luy rendra la pareille, s'es- sayant d'adoucir sa Saincte, si de fortune il va jamais au pays elle demeure.

CHANSON

Du jour que je fus amoureux, Nul past, tant soit-il savoureux,

250 I. LIVRE DES AMOURS

Ne vin tant soit il délectable,

Au cœur ne m'est point agréable :

Car depuis l'heure je ne sceu

Manger ou boire qui m'ait pieu.

Une tristesse en l'ame close

Me nourrist, et non autre chose.

Tous les plaisirs que j'estimois Alors que libre je n'aimois, Maintenant, je les desestime : Plus ne m'est plaisante l'escrime, La paume, la chasse, et le bal, Mais comme un sauvage animal Je me pers, pour celer ma rage, Dans un bois, ou près d'un rivage.

L'amour fut bien forte poison Qui m'ensorcela la raison, Et qui me desroba l'audace Que je portoy dessus la face, Me faisant aller pas à pas, Triste et pensif, le front à bas, En homme qui craint et qui n'ose Se fier plus en nulle chose.

Le forment qu'on feint dTxion, N'approche pas de ma passion, Et mieux j'aimerois de Tantale Endurer la peine fatale Un an, qu'estrc un jour amoureux, Pour languir autant malheureux Que j'ay fait, depuis que Cassandre Tient mon cœur, et ne le veut rendre.

I. LIVRE DES AMOURS 251

MURET [?]

Du jour que je fus amoureux.) Il dit que depuis le jour qu'il devint amoureux, il n'a prins plaisir à boire ny à manger : et qu'il s'est seulement entretenu d'une tristesse enclose dedans son cœur. Dit outre, qu'il ne prend plus de plaisir au passetemps, qu'il avoit accous- tumé d'exercer, ains se retirant de toute compaignie humaine, ne s'esjouyt qu'à songer en son mal, lequel surpasse (comme il dit) la peine de Tantale et d'Ixion. Du jour.) Depuis le jour.

ELEGIE A JANET Peintre du Roy.

Pein moy, Janet, pein moy je te supplie, Sur ce tableau les beautez de m'amie De la façon que je te les diray. Comme importun je ne te suppliray D'un art menteur quelque faveur luy faire. Il suffit bien si tu la sçais portraire Ainsi qu'elle est, sans vouloir desguiser Son naturel pour la favoriser : Car la faveur n'est bonne que pour celles Qui se font peindre, et qui ne sont pas belles.

Fay luy premier les cheveux ondelez, Serrez, retors, recrespez, annelez, Qui de couleur le cèdre représentent : Ou les allonge, et que libres ils sentent Dans le tableau, si par art tu le peux, La mesme odeur de ses propres cheveux. Car ses cheveux comme fleurettes sentent, Quand les Zéphyrs au printemps les esventent.

252 I. LIVRE DES AMOURS

Que son beau front ne soit entre-fendu De nul sillon en profond estendu, Mais qu'il soit tel qu'est l'eau de la marine, Quand tant soit peu le vent ne la mutine, Et que gisante en son lict elle dort, Calmant ses flots sillez d'un somne mort.

Tout au milieu par la grève descende Un beau ruby, de qui l'esclat s'espandc Par le tableau, ainsi qu'on voit de nuit Briller les rais de la Lune, qui luit Dessus la neige au fond d'un val coulée, De trace d'homme encore non foulée.

Apres fay luy son beau sourcy voutis D'Ebene noir, et que son ply tortis Semble un Croissant, qui monstre par la nue Au premier mois sa vouture cornue : Ou si jamais tu as veu l'arc d'Amour, Pren le portrait dessus le demy tour De sa courbure à demy cercle close : Car l'arc d'Amour et luy n'est qu'une chose.

Mais las ! Janet, helas, je ne sçay pas Par quel moyen, ny comment, tu peindras (Voire eusses tu l'artifice d'Apelle) De ses beaux yeux la grâce naturelle, Qui font vergongne aux estoilles des cieux. Que l'un soit doux, l'autre soit furieux, Que l'un de Mars, l'autre de Venus tienne : Que du bénin toute espérance vienne, Et du cruel vienne tout desespoir : L'un soit piteux et larmoyant à voir, Comme celuy d'Ariadne laissée Aux hors de Die, alors que l'insensée

I. LIVRE DES AMOURS 253

Voyant la mer, de pleurs se consomment,

Et son Thésée en vain elle nommoit :

L'autre soit gay, comme il est bien croyable

Que l'eut jadis Pénélope louable,

Quand elle vit son mary retourné,

Ayant vingt ans loing d'elle séjourné.

Apres fay luy sa rondelette oreille Petite, unie, entre blanche et vermeille, Qui sous le voile apparaisse à l'égal Que fait un lis enclos dans un crystal, Ou tout ainsi qu'apparoist une rose Tout fraischement dedans un verre enclose.

Mais pour néant tu aurois fait si beau Tout l'ornement de ton riche tableau, Si tu n'avois de la lineature De son beau nez bien portrait la peinture. Pein le moy donc gresle, long, aquilin, Poly, traitis, l'envieux malin Quand il voudroit n'y sçauroit que reprendre, Tant proprement tu le feras descendre Parmy la face, ainsi comme descend Dans une plaine un petit mont qui pend.

Apres au vif pein moy sa belle joue Pareille au teint de la rose qui noue Dessus du laict, ou au teint blanchissant Du lis qui baise un œillet rougissant. Dans le milieu portrais une fossette, Fossette, non, mais d'amour la cachette, D'où ce garçon de sa petite main Lasche cent traits, et jamais un en vain, Que par les yeux droit au cœur il ne touche.

Helas ! Janet, pour bien peindre sa bouche,

254 ï- LIVRE DES AMOURS

A peine Homère en ses vers te diroit

Quel vermillon égaler la pourrait :

Car pour la peindre ainsi qu'elle mérite,

Peindre il faudrait celle d'une Charité.

Pein la moy doncq, qu'elle semble parler,

Ores sourrire, ores embasmer l'air

De ne sçay quelle ambrosienne haleine.

Mais par sur tout fay qu'elle semble pleine

De la douceur de persuasion.

Tout à l'entour attache un milion

De ris, d'attraits, de jeux, de courtoisies,

Et que deux rangs de perlettcs choisies

D'un ordre égal, en la place des dents

Bien poliment soient arrangez dedans.

Pein tout autour une lèvre bessonne, Qui d'elle mesme, en s'eslevant, semonne D'estre baisée, ayant le teint pareil Ou de la rose, ou du coural vermeil, Elle flambante au printemps sur l'espine, Luy rougissant au fond de la marine.

Pein son menton au milieu fosselu, Et que le bout en rondeur pommelu Soit tout ainsi que Ion voit apparoistre Le b[o]ut d'un coin qui ja commence à croistre.

Plus blanc que laict caillé dessus le jonc Pein luy le col, mais pein-le un petit long, Gresle et charnu : et sa gorge douillette Comme le col soit un petit longuette.

Apres fay luy par un juste compas, Et de Junon les coudes et les bras, Et les beaux doigts de Minerve, et encore La main égale à celle de l'Aurore.

I. LIVRE DES AMOURS 255

Je ne sçay plus, mon Janet, j'en suis : Je suis confus, et muet : je ne puis Comme j'ay fait, te déclarer le reste De ses beautez qui ne m'est manifeste : Las ! car jamais tant de faveurs je n'u, Que d'avoir veu ses beaux tetins à nu. Mais si l'on peut juger par conjecture, Persuadé de raisons, je m'asseure Que la beauté qui ne s'apparoit, doit Estre semblable à celle que l'on voit. Donque pein la, et qu'elle me soit faite Parfaite autant, comme l'autre est parfaite.

Ainsi qu'en bosse esleve moy son sein Net, blanc, poly, large, entre-ouvert, et plein, Dedans lequel mille rameuses veines De rouge sang tressaillent toutes pleines.

Puis quand au vif tu auras descouvers Dessous la peau les muscles et les ners : Enfle au dessus deux pommes nouvelettes, Comme l'on voit deux pommes verdelettes D'un orenger, qui encores du tout Ne font qu'à l'heure à se rougir au bout.

Tout au plus haut des espaules marbrines, Pein le séjour des Charités divines, Et que l'Amour sans cesse voletant Tousjours les couve, et les aille esventant, Pensant voler avec le Jeu son frère De branche en branche es vergers de Cythere.

Un peu plus bas en miroir arrondy, Tout potelé, grasselet, rebondy, Comme celuy de Venus, pein son ventre : Pein son nombril ainsi qu'un petit centre,

256 I. LIVRE DES AMOURS

Le fond duquel paroisse plus vermeil Qu'un bel œillet favoris du Soleil.

Qu'attens tu plus ? portray moy l'autre chose Oui est si belle, et que dire je n'ose, Et dont l'espoir impatient me point : Mais je te pry, ne me l'ombrage point, Si ce n'estoit d'un voile fait de soye Clair et subtil, afin qu'on l'entre-voye.

Ses cuisses soient comme faites au tour A pleine chair, rondes tout à l'entour, Ainsi qu'un Terme arrondy d'artifice, Qui soustient ferme un royal édifice.

Comme deux monts enlevé ses genous, Douillets, charnus, ronds, délicats, et mous, Dessous lesquels fay luy la grève plene, Telle que l'ont les vierges de Lacene, Quand près d'Eurote en s'accrochant des bras Luttent ensemble, et se gettent à bas : Ou bien chassant à meutes découplées Quelque grand cerf es forests Amyclées.

Puis pour la fin portray luy de Thetis Les pieds estioits, et les talons petis.

Ha, je la voy ! elle est presque portraitc : Encore un trait, encore un, elle est faite. Levé tes mains, ha mon Dieu, je la voy ! Bien peu s'en faut qu'elle ne parle à moy.

MURET [?]

Pein moy Janet.) Il prie en ceste Elégie Janet Peintre très excellent (qui pour représenter vivement la nature a passé tous ceux de nostre aage en son art) de pour- traire les beautez de s'amie dedans un tableau. Je pense

I. LIVRE DES AMOURS 257

qu'il aura bien à faire de la pourtraire aussi bien par couleurs, comme le Poète par la seule couleur de l'ancre l'a icy pourtraite. Au reste ce ne sont que belles des- criptions, vives représentations, et douces mignardises d'amour, prises des beautez de la mesme Venus. Il a expressément imité en ceste Elégie deux Odes d'Ana- creon, esquelles en l'une il fait peindre s'amie, et en l'autre son mignon. Au bord de Die.) Die est une petite isle, Ariadne (du nom de laquelle est venu le nom d'Adrienne) fut délaissée par son traistre amoureux Thésée. Theocrite, [Id. II, 45 46]

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Es forests Amyclees.) Les filles de Lacedemone et de Lacene, avoient une coustume de se despouiller toutes nues au bord du fleuve Eurote, et de luitter les unes contre les autres, mesmement contre les garçons, ou d'aller à la chasse par les forests Amyclees, c'est à dire d'aller à la chasse par quelques forests de ce pays ainsi nommées, en monstrant leur belle grève, chaussées d'un brodequin à la façon de leur pays.

ELEGIE

Cherche, maistresse, un Poëte nouveau, Qui après moy se rompe le cerveau A te chanter : il aura bien affaire, Et fust-ce un Dieu, s'il peut aussi bien faire. Si nostre Empire avoir jadis esté Par noz François aussi avant planté Que le Romain, tu serois autant leuë, Que si Tibull' t'avoit pour sienne esleuë : Et neantmoins tu te dois contenter De voir ton nom par la France chanter, Autant que Laure en Tuscan anoblie

258 I. LIVRE DES AMOURS

Se voit chanter par la belle Italie.

Or pour t'avoir consacré mes escris, Je n'ay gaigné sinon des cheveux gris, La ride au front, la tristesse en la face, Sans mériter un seul bien de ta grâce : Bien que mon nom, mes vers, ma loyauté, Eussent d'un tigre esmeu la cruauté. Et toutefois, je m'asseure, quand l'âge Aura donté l'orgueil de ton courage, Que de mon mal tu te repentiras, Et qu'à la fin tu te convertiras : Et ce-pendant je souffriray la peine, Toy le plaisir, comme dame inhumaine, De trop me voir languir en ton amour, Dont Nemesis te doit punir un jour.

Ceux qui amour cognoissent par espreuve, Lisant le mal perdu je me treuve, Ne pardon'ront à ma simple amitié Tant seulement, mais en auront pitié.

Or quant à moi, je pense avoir perdue, En te servant, ma jeunesse espandue Deçà delà dedans ce livre icy. Je voy ma faute et la prens à mercy, Comme celuy qui sçait que nostre vie N'est rien que vent, que songe, et que folie.

MURET [?] Cherche maistrcsse.) Cette Elégie est assez aisée de soy.

LIVRE DES AMOURS 259

CCXXXI

J'alloy roulant ces larmes de mes yeux, Or'plein de doute, ore plein d'espérance, Lors que Henry loing des bornes de France Vengeoit l'honneur de ses premiers ayeux :

Lors qu'il trenchoit d'un bras victorieux Au bord du Rhin l'Espagnole vaillance, Ja se traçant de l'aigu de sa lance Un beau sentier pour s'en aller aux cieux.

Vous sainct troupeau, mon soustien et ma gloire, Dont le beau vol m'a l'esprit enlevé, Si autrefois m'avez permis de boire

Les eaux qui ont Hésiode abreuvé, Soit pour jamais ce souspir engravé Au plus sainct lieu du temple de Mémoire.

MURET

J'alloy roulant.) Il descrit le temps, auquel ce livre fut composé, entremeslant une louange du treschrestien, et tresvictorieux Roy Henry [deuxiesme 1604]. A la fin il prie les Muses, qu'elles luy facent ce bien d'immor- taliser son livre. Un semblable lieu est à la fin des Georgiques de Virgile.

FIN DU PREMIER LIVRE

Abbeville (France). Imprimerie F. Paillart. 4-23.

al

Imp. Byménlé, 4-13

PC

167/, A2 1923 t.l

Ronsard, Pierre de Oeuvres complètes

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