'•.'•:• mâmê: = 00 = C7> ECO icn ■CD 00 ŒUVRES COMPLÈTES DE RONSARD TOME PREMIER LES AMOURS * ^ COLLECTION " SHliECTA » DES CLASSIQUES GARNIER ŒUVRES COMPLETES DE RONSARD TOME PREMIER LES AMOURS Edition limitée à mille cinq cents exemplaires numérotés et tirés sur papier pur fil des Papeteries Lafuma. cyc in-j-i a y . COLLECTION " S E LECTA " DES CLASSIQUES GARNIER ŒUVRES COMPLÈTES RONSARD TEXTE DE 1578 PUBLIÉ AVEC COMPLÉMENTS, TABLES ET GLOSSAIRE Par Hugues VAGANAY AVEC UNE INTRODUCTION Par Pierre de NOLHAC De l'Académie Française TOME PREMIER LES AMOURS PARIS LIBRAIRIE G A il X I E R FRÈRES 6, RUE DES SAINTS-PÈRES, 6 1923 74 PIERRE DE RONSARD 1524-1585 L'œuvre de Ronsard effraie le lecteur moderne par son étendue. On craint avec raison de trouver bien des parties caduques dans des livres qui ont dû beaucoup de leur intérêt aux circonstances contemporaines et aux formes de culture propres à leur temps. Mais le lettré peut les ouvrir avec confiance ; la moitié au moins de la poésie de Ronsard lui est accessible sans préparation et demeure pour lui fraîche et vivante. Le trésor reste assez riche pour payer l'ennui d'un léger effort, tel que l'hésitation devant certains mots sortis de l'usage. La poésie de l'autre grand lyrique, Victor Hugo, toute proche de nous par la langue, commence déjà à s'éloigner par le sentiment et les idées, et le déchet inévitable pour ces œuvres immenses n'y sera pas moindre que chez le vieux Ronsard. A quatre siècles de distance, celui-ci nous émeut Ronsard. — Les Amours, t. I. a II PIERRE DE RONSARD en bien des pages, et chacun peut constater qu'il impose encore à nos poètes la plupart des formes d'expression qui lui ont servi. Admettons donc, dès l'abord, qu'une part de ses hautes ambitions s'est justifiée. Entrons sans trop d'appréhensions dans le vaste édifice que l'écrivain a cru aménager tout entier pour l'im- mortalité. Quelques salles s'éclairaient beaucoup mieux autrefois et plusieurs sont devenues assez obscures ; mais toutes peuvent être visitées, maint détail y charme les yeux et la majesté de l'ensemble impose le respect. De robustes mains ont construit la demeure de notre lyrisme naissant ; elle a été utilisée depuis par la poésie tout entière. La critique contemporaine met ce rôle de créa- teur dans une lumière toujours plus vive. Assu- rément, la rénovation de notre poésie par Ronsard et sa Pléiade a eu quelques précurseurs, qu'on cherche autour de la reine de Navarre et dans l'école qui fleurit à Lyon aux dernières années du règne de François Ier. Cependant la révolution ronsardienne est si brusque et si singulière que l'action personnelle de ceux qui l'ont faite y apparaît toute-puissante. Feuilletons les œuvres les plus fines de Maurice Scève et d'Antoine Heroët, après celles de Marot et de Marguerite de Valois, et ouvrons ensuite, à n'importe quelle page, les Odes, les Amours de Ronsard ou les PIERRE DE RONSARD III Regrets de Du Bellay. L'accent a complètement changé, l'image est plus forte, le chant plus sou- tenu ; la langue du poète s'est prodigieusement enrichie, en même temps que son horizon s'est agrandi de toutes les perspectives de l'Antiquité4 découverte. En quelques années, à des dates que l'on peut fixer, la poésie est entrée dans un monde nouveau. Il y a au moins autant de distance entre l'École lyonnaise et la Pléiade qu'il en est entre la poésie de Fontanes et de Lemercier, déjà chargée d'ins- pirations neuves, et celle de Lamartine, d'Hugo, de Vigny. Ainsi que les romantiques, Ronsard et ses amis ont bénéficié des dispositions d'un public qu'on avait commencé à dégoûter des vieilles formes. Mais les poètes humanistes, c'est- à-dire ceux qui écrivaient en latin, nombreux alors et trop oubliés, y avaient contribué bien plus que les poètes de langue française. L'idéal des nouveaux venus s'est surtout formé à les fréquenter et à puiser comme eux aux sources antiques. La « Brigade » de Ronsard (réduite plus tard, par un choix incertain, à une « Pléiade » de sept poètes) n'a pas triomphé sans résistance, mais elle n'a pas lutté longtemps. Sa rupture avec le passé a été à peu près totale, et les survivances qui se glissent dans ses premiers ouvrages s'en sont assez vite éliminées. Le mouvement de notre lyrisme après 1820 n'offre pas plus de prompt i- IV PIERRE DE RONSARD tude qu'après 1550. Par deux fois la littérature française, d'ordinaire si logique et si progressive en ses changements, a fourni l'exemple d'un rajeu- nissement éclatant et spontané. Égal d'Hugo pour le don lyrique, Ronsard est à plus haut rang comme chef d'école. Tous ses contemporains se sont inclinés devant lui, à la suite de son grand disciple, Joachim du Bellay. Il a été pour eux le maître, l'inventeur, l'unique « capitaine de bataille » dans la « guerre contre l'ignorance » C'est par lui qu'une géné- ration a su rompre avec une tradition mal héritée du moyen âge, qui se traînait dans l'épui- sement et se relevait en efforts inutiles par de médiocres imitations de l'Italie. Prenant direc- tement à l'Antiquité, et surtout à la grecque, la nourriture de son esprit, il a implanté chez nous une autre tradition, celle de la Grèce et de Rome, qui a revivifié notre poésie. Il a donné à celle-ci sa langue et son style. L'indigence dont elle souffrait avant lui la condamnait aux petits chefs- d'œuvre d'esprit et de badinage, et Marot lui- même ne lui offrait rien de plus. Ronsard l'a rendue capable d'ennoblir les sujets les plus humbles et d'aborder les plus élevés. Il a introduit en France ou renouvelé tous les genres, excellé dans plusieurs, ouvert les routes les plus difficiles et pressenti presque toujours ce qu'il n'a pas réalisé. Le XVIIe siècle, né de Ronsard pour la poésie, PIERRE DE RONSARD lui a marqué, vers la fin, de l'ingratitude. L'art classique a méconnu l'excellent constructeur de la langue et l'introducteur des Anciens. De la condamnation de Boileau, il a fallu Sainte-Beuve pour le relever. Encore la réhabilitation de 1828 fut-elle fort insuffisante et entourée des réserves d'un goût timide. Si l'on peut discuter en par- tie l'œuvre de Ronsard, les poètes d'aujour- d'hui ne se trompent pas à l'acclamer. L'artiste ardent, savant et lucide, pleinement conscient de son action de rénovateur et soumis aux durs labeurs qu'elle exigea, n'a plus à être vengé de dédains injustes. La façon dont il a conçu la poésie reste encore, à peu de détails près, la nôtre. Quant à la technique de son art, les lettrés qui ont pratiqué le vers français, ceux même qui y sont simplement sensibles, savent de quelle trempe solide et souple est l'outil qu'il a forgé. Son vers a déjà toutes nos musiques, et c'est lui qui a orchestré nos rythmes pour un concert qui n'est pas près de finir. II Parmi tant de livres précieux de notre poésie du xvie siècle présentés dans tous les formats et tous les caractères, que les bibliophiles se dis- putent aujourd'hui, celui qu'il faut choisir entre tous comme la relique la plus émouvante, c'est le très menu volume de 182 feuillets, dont le titre, chargé de vers grecs de Jean Dorât, porte : Les quatre premiers livres des Odes de Pierre de Ronsard, Vendômois, ensemble son Bocage, publiés à Paris par Guillaume Cavellart, imprimeur juré de l'Université, « à la Poule grasse », avec la date de 1550. L'avis du poète Au Lecteur, en vive prose batailleuse, ouvre un recueil où tout est neuf, où chaque page a dû scandaliser les vieux écri- vains et ravir d'aise une jeunesse impatiente de chants inconnus. Aucun livre de vers n'est plus vénérable pour un Français, pas même cette Défense et illustration de la langue française, parue quelque s mois auparavant et qui ne semble écrite que pour le préparer. Dans le manifeste de l'école, Joachim du Bellay ne se bornait pas à glorifier La langue nationale PIERRE DE RONSARD VII et à montrer qu'elle était capable, aussi bien que l'italienne, d'aborder tous les genres qu'avaient traités les Anciens. Il préparait les esprits à l'im- minent avènement d'une poésie, qui naissait dans l'Université de Paris, au secret d'un sanctuaire d'enthousiasme consacré aux Muses et desservi par une joyeuse « brigade » de rimeurs. C'était le petit collège de Coqueret, dirigé par le Limousin Jean Dorât, qui expliquait à des écoliers déjà mûrs et bons latinistes les merveilleux poètes grecs, Homère, Eschyle, Pindare. Du Bellay était venu de son Anjou prendre part à cet enchante- ment et au grand effort qui allait suivre. Il annon- çait Ronsard en traçant en vingt passages de son livre le portrait du grand poète attendu de tous, qui devait envoyer à l'oubli de bruyantes renom- mées de cour et de vaines couronnes des Jeux floraux, enrichir d'un seul coup la France des trésors « pillés » à l'Antiquité grecque et latine, « amplifier » magnifiquement la langue maternelle et lui faire produire pour la première fois « œuvre digne de l'immortalité ». Lentement formé dans le silence d'une retraite studieuse par la découverte progressive des Anciens, conseillé par les meilleurs maîtres humanistes, soutenu par l'admiration fidèle d'un cénacle, l'auteur des Odes se jeta à vingt-cinq ans à la conquête de la gloire. Tous ceux qui ont pris part aux premiers combats sous un tel chef lui ont gardé une recon- VIII PIERRE DE RONSARD naissance enivrée. Quarante ans plus tard, la plume du vieux Pasquier. frémit encore en les contant, et D'Aubigné, qui professa toujours le culte du maître, se console mal de n'avoir pas été de la première « bande ». Baïf en fut, avec Jean de La Péruse, Olivier de Magny et tous les gais compagnons qui couronnèrent de fleurs le bouc de Jodelle. Mais une opposition se montra féroce. Bien des « gens de lettres » (le mot est du temps), qui sentaient la nécessité d'une réforme, et dont un Art poétique récemment publié par l'avocat Sébilet résumait les aspirations modérées, trou- vèrent qu'un Ronsard allait trop loin, quand il rejetait avec des formules de mépris tout ce qui fut rimé avant lui : « L'imitation des nôtres m'est tant odieuse, affirmait-il, (d'autant que la langue est encore dans son enfance) , que pour cette raison je me suis éloigné d'eux, prenant style à part, sens à part, œuvre à part, ne désirant avoir rien de commun avec une si monstrueuse erreur ». On disait ce jeune audacieux « vanteur et glouton de louange », et Du Bellay, de son côté, trouvait dans maint libelle d'ironiques réfutations du sien. Mais là-même où ils se trompaient, ils avaient eu raison de frapper fort ; la jeunesse, qu'ils vou- laient à eux, ne se rallie qu'aux thèses tranchées et aux convictions agressives. Tandis que celle-ci venait aux novateurs dès leur appel, la Cour, déjà régulatrice des mœurs PIERRE DE RONSARD IX polies et du goût public, penchait à se prononcer contre eux. Les poètes en faveur et leur chef Mellin de Saint-Gelais, s'étant sentis visés, se défendirent. L'outrecuidance de ces manifestes, l'étrangeté des formes « pindariques » et des mots forgés sur le grec, l'obscurité dont un pédantisme juvénile enveloppait les allusions mythologiques, tout prêtait à ridiculiser les nouveaux venus. Chez le Roi, comme chez sa sœur Marguerite de France, où les lettrés trouvaient accueil, le Ven- dômois fut traité assez durement. Il riposta sans ménager personne, et les blessures qu'il sut faire se fussent envenimées, si des admirateurs, qui allaient être ses meilleurs amis, Jean de Morel et Michel de L'Hospital, n'avaient pris hardiment sa défense. Ils obtinrent sa réconciliation avec Saint-Gelais et l'appui de la princesse, qui devint sa plus chère protectrice. Bientôt la Cour partagea l'enthousiasme des lettrés et, lorsque parurent les recueils des Amours, des Hymnes, des Poèmes, elle adopta le jeune maître, qu'elle avait vu jadis parmi les pages de ses princes et qui avait voulu, pendant des années, disparaître de sa scène bril- lante pour apprendre chez les savants le métier de poésie. Ces commencements de la Pléiade mériteront toujours de retenir l'attention, car ils orientent toute une période de l'histoire des esprits. A partir du moment où l'école s'organise autour de son PIERRE DE RONSARD chef, reconnu 1' « enrichisseur de la langue fran- çaise » et le savant « architecte des rythmes nou- veaux », elle tente, avec des fortunes diverses, des voies inexplorées. Nos poètes se croient investis d'une sorte de sacerdoce d'art, dont il ne fut jamais question auparavant, et dont l'orgueil, qui exalte souvent hors de mesure leurs prétentions, les encourage aussi au labeur consciencieux et désin- téressé. Ronsard le répète sans cesse en vers et même en prose, par exemple lorsqu'il adresse à un débutant son Abrégé de l'Art poétique fran- çais : « Sur toutes choses tu auras les Muses en révérence, voire en singulière vénération, et ne les feras jamais servir à des choses déshonnêtes, à risées, ni libelles injurieux ; mais les tiendras chères et sacrées comme les filles de Jupiter, c'est-à-dire de Dieu, qui de sa sainte grâce a premièrement par elles fait connaître aux peuples ignorants les excellences de sa majesté. » Don du ciel et d'essence divine, la poésie impose à ceux qui s'y livrent, en échange de terrestres avantages et d'honneurs qu'ils sont en droit de réclamer, des devoirs particuliers et le dévouement de toute leur vie. La carrière de Ronsard, malgré ses obligations intermittentes de courtisan, fut vouée plus géné- reusement que nulle autre au service des Muses. Elle se trouve jalonnée par des livres, qui tous ont apporté quelque enrichissement à la poésie PIERRE DE RONSARD XI de notre pays. Si chacune de ces publications est attendue avec curiosité, célébrée avec enthou- siasme, c'est que ce génie se renouvelle en pleine conscience de soi-même, s'inquiète de son propre perfectionnement et n'épuise pas sa fécondité. III Dès son début, Ronsard s'est placé très haut. Ce n'est pas par un recueil de vers d'amour, comme la plupart des poètes du temps, qu'il a voulu s'imposer. En dépit d'une inexpérience, qui n'est point si visible, et d'erreurs, qui ne sont point si nombreuses, les Odes de 1550 introduisent chez nous, et du premier coup, le grand lyrisme. L'Antiquité en offrait le modèle sous deux formes, auxquelles, pour simplifier, nous attachons le nom de Pindare et celui d'Horace. Le chantre de Lydie et de Phidylé apparaît comme le pre- mier maître de Ronsard et celui dont l'influence fut le plus durable. Des affinités profondes les rapprochaient ; ils avaient en commun leur façon d'envisager le plaisir, leur enchantement de la nature et les formes mêmes de leur mélancolie. Notre poète montrait pourtant déjà un sentiment rustique plus frais et plus coloré, pris à son cher pays de Vendômois. Mais ses odes « horatiennes », quelque parfaite qu'en fût la forme, n'appor- taient point d'essentielles nouveautés. Tout autres furent les « pindariques », qui s'étalent au seuil PIERRE DE RONSARD XIII du recueil et dans les éditions complétées garde- ront la place d'honneur. Dorât, qui en a suggéré l'idée à son brillant éco- lier et lui en offre l'exemple en ses odes latines, sait quelle libération de telles compositions appor- teront à la poésie, capable désormais de mener son vol en plein ciel. Il y a excès, sans doute, à dé- calquer le strict groupement de la strophe, de l'antistrophe et de l'épode, et le désordre artifi- ciel des poèmes où le Thébain honorait les vain- queurs des jeux de la Grèce, leur famille et leur cité. Mais quelle grandeur dans la conception du rôle du poète, éducateur des hommes, qui sait dire la vérité aux puissants, flétrir les méchants, distribuer aux héros les palmes de l'immortalité, et transmettre en sentences majestueuses la sagesse antique ! En célébrant la victoire du duc d'Enghien à Cérisoles ou le succès de Jarnac dans son duel avec La Chasteigneraye, en louangeant pour l'honneur de la patrie le roi Henri, la reine Catherine, Madame Marguerite, le cardinal de Lorraine et le futur chancelier de L'Hospital, comme aussi ses compagnons de poésie, Ronsard abusait d'une mythologie familière aux auditeurs de Pindare, insipide pour des Français de son temps. Il est obscur avec délice, pédant avec obstination, et le savant mécanisme de ses rythmes n'a d'autre mérite que celui de la difficulté vaincue. Cependant l'ouvrage est vraiment neuf et d'une XIV PIERRE DE RONSARD brillante hardiesse. Il fortifie la langue et le style sans leur faire violence trop rude ; l'élan qui vise toujours les sommets, la constante recherche de la pensée la plus noble élargissent prodigieusement le domaine de la poésie. L'idée antique de la gloire y apparaît déjà dans toute sa force. Ramenée dans le monde moderne par le grand Pétrarque et la prédication de toute sa vie, cette idée a exercé une influence puissante sur l'Italie du quattrocento ; elle a contribué à la transformation des mœurs de la Renaissance et à un changement dans la condi- tion de l'écrivain. Nos humanistes, qui en furent nourris, l'ont transmise à Ronsard avec les textes anciens, qui font de la recherche de la renommée le principal mobile des actions humaines. C'est la souveraine récompense, et le plus haut des monarques lui-même a besoin d'une célébration écrite pour en être assuré. Dispensateur de la gloire, le poète peut donc se croire au-dessus de ceux qui la reçoivent de lui : Si la plume d'un poète Ne favorisait leur nom, Leur vertu serait muette Et sans langue leur renom... La Muse l'enfer défie, Seule nous élève aux deux, Seule nous béatifie Linnombrés au rang des Dieux. PIERRE DE RONSARD XV Aux inspirations horatiennes et pindariques s'ajoutèrent bientôt celles qu'offrit à nos poètes la découverte d'Anacréon. Le recueil erotique d'un anonyme alexandrin, imprimé par Henri Estienne en 1555 sous le nom du poète de Téos, vint enrichir leur art de ces thèmes mièvres et gracieusement colorés que les siècles suivants lui empruntèrent. Qui ne connaît chez Ronsard l'Amour piqué, l'Amour logé, l'Amour mouillé, et tant d'ode- lettes fines, qui lui firent assez tôt délaisser le pindarisme ? Mais toutes ses odes, quelles qu'en soient la forme et l'importance, ont un caractère commun et que partagent même certains sonnets. Ces poèmes ont été conçus par l'auteur pour être chantés, le plus souvent avec un accompagnement d'instruments à cordes, et l'on a les airs de ses musiciens, Certon, Janequin, Goudimel, plus tard Roland de Lassus. On ne doit pas oublier l'usage auquel il les destinait : « La poésie sans les instru- ments, disait-il, ou sans la grâce d'une seule ou plusieurs voix, n'est nullement agréable, non plus que les instruments sans être animés de la mélodie d'une plaisante voix. » Quand les poètes du temps parlent de leur luth et de la lyre qui résonne sous leurs doigts, ce sont des réalités qu'ils invoquent et non la banale image dont leurs successeurs abu- seront. Déjà, pour Malherbe, ces mots n'offriront plus qu'une métaphore. Les odes de la Pléiade, au contraire, sont inséparables de la musique, XVI PIERRE DE RONSARD comme le furent celles des Anciens et comme l'étaient déjà, d'ailleurs, les psaumes de Marot et les « chansons » de son école. Ronsard ne con- çoit pas les vers lyriques autrement que chantés à une ou plusieurs voix, et c'est en vue de la colla- boration des musiciens qu'il s'attache à certaines particularités métriques, telles que l'alternance des rimes masculines et féminines, qui s'impose alors à l'usage, et leur répétition rigoureuse à la même place de la strophe. Ainsi se fixent, pour l'époque où la musique ne les soutiendra plus, tant de rythmes dont la plupart viendront jusqu'à nous. Ce « sentier inconnu », que Ronsard traçait hardiment sur le Parnasse français, il ne pouvait se vanter de l'ouvrir par la publication de ses Amours. Le sonnet commençait à envahir la France, après avoir pullulé en Italie, et, si l'im- portance du livre le montrait digne du jeune « prince des poètes », avant lui déjà Du Bellay avait réuni le recueil de l'Olive, et Pontus de Tyard celui des Erreurs amoureuses. Les cent quatre-vingt-trois sonnets des Amours, la plupart imités de Pétrarque et de Bembo, quelques-uns de l'Arioste et de « pétrarquistes » moindres, laissent cependant déborder la personnalité de l'écrivain. D'après la théorie de la Pléiade, l'ori- ginalité réside dans la forme française, nullement dans le sujet ou les développements, qu'on em- PIERRE DE RONSARD XVII prunte à l'Antiquité ou à l'Italie, comme à un fonds commun où tout le monde a déjà puisé et où chacun sans scrupule puisera encore. C'est le style, le mouvement, l'adaptation nouvelle qui comptent, et toute idée de plagiat est écartée. Ronsard et les siens se font gloire d'un bel emprunt à d'autres langues, comme d'une conquête, et le Commentaire de Marc- Antoine de Muret sur les Amours de son ami, notant avec complaisance en chaque passage l'application de la doctrine, en fait un titre de plus à la reconnaissance des Français. Ce commentaire, tout à fait analogue à ceux dont les humanistes enrichissaient alors les éditions des illustres Anciens, était utile à beaucoup de lec- teurs, qui voulaient bien admirer l'auteur à la mode, mais que déroutaient à chaque instant l'abus de ses fables grecques et de ses vocables inusités. Muret rendait un véritable service à Ronsard, en l'éclaircissant comme un auteur diffi- cile ; mais le livre avait assez de parties vivantes pour obtenir un succès durable, et c'était précisé- ment ce que le poète y mettait de personnel dans l'expression de l'amour. Parmi les poètes de l'amour, Ronsard tient rang d'inventeur. Il use de modèles littéraires, de pa- rures mythologiques, des thèmes platoniciens de Pétrarque et de Bembo ; mais c'est la vérité d'une passion jeune, ardente, sincère, qui se livre en ses premiers recueils, comme se révélera dans les Ronsard. — Les Amours, t. T. b XVIII PIERRE DE RONSARD Sonnets pour Hélène la mélancolie des dernières tendresses. A travers les lieux communs de la rhé- torique amoureuse et sous la convention des symboles, s'évoque la beauté des femmes qui ont régné sur un cœur fervent ; ils retracent des aven- tures réelles, les drames véridiques de l'espoir, de l'indifférence, de l'infidélité ou de la séparation. On voudrait reconstituer autour de quelques figures nettes l'histoire sentimentale du poète ; et voici d'abord cette Cassandre, qui remplit de sa fierté d'héroïne de l'Arioste les premiers livres des Amours. Elle a vécu sous le ciel de Touraine, elle s'est appelée Cassandre Salviati, et son père fut un Florentin devenu banquier du Roi et marié à une Française. Son doux visage de quinze ans, la grâce de son maintien et de sa danse ont en- chanté le jeune Ronsard pendant un bal au châ- teau de Blois, et son prompt mariage a enflammé sa passion naissante, au lieu de l'éteindre. La châ- telaine de Pray s'est trouvée dans les conditions requises par la tradition des poètes pour inspirer l'amour « courtois » ; mais elle ne semble pas avoir accordé de reconnaissance à qui lui donnait l'im- mortalité. Après avoir douté à tort de l'existence réelle de Cassandre, on est porté aujourd'hui à tirer des vers qui la chantent une histoire trop précise. Plus d'un épisode n'est probablement que le décalque d'un grand modèle. Comment ne pas PIERRE DE RONSARD XIX penser que le séjour de Cassandre à La Posson- nière, château de famille de Ronsard, correspond au voyage de Laure à Vaucluse, et ne pas voir dans le portrait de l'aimée, que dessina l'ami Denisot, le pendant de celui dont Pétrarque remerciait le peintre Simone Martini ? Au reste, elle a rempli à elle seule toute la rêverie du jeune homme ; la douceur de la nature vendômoise, au milieu de laquelle il l'a évoquée, comme les thèmes de poésie antique qui lui fournissaient des comparaisons de beauté, ont ensemble servi à glo- rifier la jeune déesse ; il la chanta sans cesse parmi d'autres amours, et sa vie tout entière resta en- chantée de cette première rencontre. Il la rappe- lait encore, sous ses cheveux gris, en des vers délicieux : L'absence, ni l'oubli, ni la course du jour N'ont effacé le nom, les grâces et l'amour Qu'au cœur je m'imprimai dès ma jeunesse tendre, Fait nouveau serviteur de toi, belle Cassandre... Et si l'âge En coulant a perdu un peu de nos jeunesses, Cassandre, c'est tout un, car je n'ai pas égard A ce qui est présent, mais au premier regard, Au trait qui me navra de ta grâce enfantine... Il est heureux pour la poésie de Ronsard qu'il n'ait reçu de cette jeune femme que plaisant XX PIERRE DE RONSARD accueil et gracieux remerciements pour tant de vers à sa gloire. Grâce à cette pudique réserve, la source des premiers émois ne s'est point tarie. On reconnaît dans le flot si mélangé de ces recueils, où Genèvre, Astrée et d'autres encore confondent leurs sensuelles images, l'onde chaste qui reflète celle de Cassandre. Elle reste l'idéal d'une vie qui ne se refuse pas à des réalités souvent fort vulgaires. Elle l'illumine jusqu'à la fin, et il n'est pas de vers plus purs, ni d'un accent plus péné- trant, que ceux qui furent écrits pour elle ou sous le rayon de son étoile. 0 beaux yeux, qui m'étiez si cruels et si doux... On retrouve moins aisément ceux que Marie a inspirés. Cette amoureuse a existé, mais non telle assurément que la dépeignent des * biographes dociles, dupés par les arrangements de Ronsard dans ses éditions tardives. Il y a des confusions volontaires dans son « Canzoniere » et plus d'une pièce mise sous le nom de Marie a pu être composée pour une autre ; on sent parfois aussi une trans- formation analogue à celle qui met en scène, dans ses églogues, des princes ou des gens de son propre rang sous des noms de bergers et parmi les détails de la vie champêtre. Il a pourtant im- posé à l'imagination de la postérité, après l'avoir transfigurée dans la sienne, cette fille de Bour- PIERRE DE RONSARD XXI gueil, qui anime encore pour nous des horizons familiers. Ce nom de Marie n'a-t-il été à l'origine qu'un écho de celui de Maria, que célébrait Ma- nille ? une paysanne agréa-t-elle ou fit-elle lan- guir les vives entreprises du gentilhomme ? Arrangés ou vrais, ces amours de peu de saisons, auxquelles ne manque même pas l'épisode de l'inconstance féminine, sont contées en des vers d'un tour vif et naturel, où se glissent de char- mantes descriptions des occupations de la bien- aimée et du pays qu'embellit sa grâce rustique. Elle avait quinze ans, et la fraîcheur d'une rose du matin, lorsqu'il la rencontra Aux jardins de Bour gueil, près d'une eau solitaire. Idéalisée par la mémoire du poète, la jeune Ange- vine mourut à la fleur de l'âge. C'est par ce triste destin qu'elle rejoignit, sur un point qui la distinguait de Cassandre, la glorieuse maîtresse de Pétrarque. Ronsard paraît imiter dans l'émo- tion sincère d'un souvenir les admirables sonnets In morte di M adonna Laura. Ceux qui pleurent la mort de Marie sont à peine moins parfaits que les italiens, et notre poésie en garde plusieurs parmi ses joyaux : Comme on voit sur la branche au mois de mai la rose En sa belle jeunesse, en sa première fleur, XXII PIERRE DE RONSARD Rendre le ciel jaloux de sa vive couleur, Quand l'aube de ses pleurs au point du jour l'arrose ; La grâce dans sa feuille et l'amour se repose, Embaumant les jardins et les arbres d'odeur ; Mais battue ou de pluie ou d'excessive ardeur, Languissante elle meurt, feuille à feuille déclose... Les questions de technique pure eurent à cette époque créatrice une importance qu'elles n'ont jamais retrouvée au même degré. Lorsque Ron- sard posséda la pleine maîtrise du vers alexan- drin, avec ses parfaits essais des Amours, il s'empressa de l'employer à d'autres usages. Ce vers semblait alors destiné surtout à des sujets familiers, étant regardé comme le plus voisin de la prose ; le poète voulut en utiliser toutes les ressources. Il est surprenant, à vrai dire, qu'il lui ait préféré, pour le poème épique qu'il prépa- rait et qui allait être la Franciade, l'ancien vers de dix syllabes, le « vers commun » qu'a utilisé l'ancienne épopée française. Un épisode essayé en alexandrins montre qu'il a délibérément rejeté cette forme, à laquelle Charles IX trouva, paraît-il, une majesté insuffisante pour narrer la légende de son aïeul Francus, fils d'Hector. On sait que le choix du monarque n'a pas porté bonheur à un ouvrage d'ailleurs mal conçu, et qui n'a jamais dépassé le quatrième livre, l'auteur s'étant dégoûté de l'achever. Au contraire, les beaux PIERRE DE RONSARD XXIII alexandrins de Ronsard, « lesquels, disait-il, j'ai mis, comme tu sais, en vogue et en honneur », lui devinrent de plus en plus habituels. Il sut en dégager les harmonies et les coupes, même les plus libres ; il les assouplit au récit, à l'épître, à l'églogue, au discours en vers, et tous ces genres apparurent successivement dans son œuvre, grâce à l'instrument vigoureux et varié qu'il se trouvait former pour des siècles. IV Soucieux de remplir envers la patrie les devoirs que lui imposaient les desseins de sa jeunesse et le programme de la Défense, Ronsard ne se contentait pas de rêver, en combinant l'Odyssée avec l'Enéide, l'épopée qui manquait à la France nouvelle ; il cherchait de quelles autres formes de grande poésie il pourrait la doter encore. Ces préoccupations généreuses donnèrent lieu à deux recueils de prix, les Hymnes et les Poèmes. Les Hymnes surtout sont mémorables dans l'histoire du vers alexandrin, parce que pour la première fois ce vers s'y trouve adapté aux plus hauts sujets, s'y prête à de larges développements de morale et de philosophie, aux allégories longtemps soutenues, aux narrations d'allure épique. L'hu- maniste a trouvé des modèles antiques, moins dans les hymnes homériques que dans Callimaquc et dans Théocrite. Se rappelant comment ces poètes servaient les rois Ptolémées et les « sei- gneurs » de la cour d'Alexandrie, il s'avise de louer le roi de France, le cardinal de Lorraine et d'autres personnages de son choix, en associant PIERRE DE RONSARD XXV leur nom aux fables merveilleuses ou aux questions élevées qu'il entreprend de traiter en leur hon- neur. Il les intéresse à l'Eternité, au Ciel, à la Justice, à la Philosophie, à la Mort ; il leur conte les légendes de l'or et celle des « Daimons », en de longues pages, d'où l'ennui n'est point absent, mais que relèvent souvent soit un récit aux bril- lantes images, soit une exposition d'idées abstraites nouvelle en notre poésie, soit quelque allégorie éloquente : Ecoute donc ma voix, ô Déesse Victoire, Qui guéris des soudars les plaies, et qui tiens En ta garde les rois, les villes et leurs biens, Qui portes une robe empreinte de trophées, Qui as de ton beau chef les tresses étoffées De palme et de laurier, et qui montres sans peur Aux hommes comme il faut endurer le labeur ; ... Viens, Déesse, ici-bas Favoriser Henri, et d'un bon œil regarde La France pour jamais et la prends sous ta garde. Les Poèmes ont rassemblé des pièces souvent plus courtes, plus vives, où l'actualité tient sa place ainsi que la vie du poète, avec ses amitiés, les souvenirs de sa jeunesse et le rappel de ses travaux. Cette variété de tons s'accentue encore, quand il se prend à rajeunir l'églogue, à rimer pour la cour des Valois des « mascarades » et des XXVI PIERRE DE RONSARD « cartels », à mettre sa verve inventive au service de ses princes, comme cet autre humaniste, Ange Politien, le savait faire à Florence au siècle pré- cédent pour ennoblir les plaisirs des ancêtres de Catherine de Médicis. Ce rôle de poète mêlé à la Cour et favori de Charles IX ajoute peu à peu à son prestige et fait apparaître en tout son éclat, aux yeux des autres pays de l'Europe, la royauté littéraire qu'il exerce dans le nôtre. Son existence se trouvait assurée par une suffi- sante pension royale et les bénéfices d'église, qui étaient d'usage pour les gens de lettres de ce temps. Sans être prêtre, Ronsard en reçut sa part. Ses poèmes gardent le témoignage de requêtes insistantes et aussi de remerciements. Il jugeait que la fonction que remplit le poète mérite des avantages matériels et les réclamait pour ses amis tout autant que pour lui-même. C'est ici surtout qu'il est nécessaire de se placer dans le courant littéraire de la Renaissance pour comprendre sa pensée et lui éviter d'injustes reproches. En beau- coup de ses vers, par exemple, l'adulation pure- ment verbale qu'il offre aux grands fait partie de la tradition classique. Elle lui semble de nulle conséquence et ne coûte rien à sa dignité. Si des mortels entrent dans l'Olympe et sont appelés parmi les dieux, c'est par son seul vouloir de poète, et les bienfaits qu'il sollicite d'eux en échange ne valent point à ses yeux l'honneur qu'il leur PIERRE DE RONSARD XXVII fait par sa louange. Ses prétendues bassesses sont plutôt une preuve de l'orgueil, souvent puéril, qu'il porte dans sa profession. De plus en plus attiré par ses agréables résidences de Vendômois et de Touraine, Ronsard ne s'en- gourdit point dans les facilités d'une vie épicu- rienne, qu'il mène beaucoup plus en ses vers que dans la réalité de ses grands labeurs. Sa noble conscience d'écrivain l'a déjà guidé vers d'autres devoirs. Il s'intéresse au bien public aussi passionnément qu'il a servi jusqu'alors la cause du beau. Il commence par écrire, à l'usage des jeunes rois François II et Charles IX, des dis- cours « pour bien régner » et l'Institution pour l'adolescence du Roi très chrétien, où il traite, avec une honnête liberté et parfois de singulières hardiesses, des obligations réciproques des rois et des sujets. La reine Catherine lui sait gré de concourir ainsi à l'éducation de ses fils trop tôt appelés à la couronne. Mais il est déjà prêt à s'adresser directement à la France malheureuse et à trouver sur sa lyre, pour la plaindre, les accords émouvants qu'elle n'a encore jamais entendus. Les Discours des misères de ce temps et la Re- montrance au peuple de France ouvrent à notre poésie d'autres voies nouvelles, sans que l'auteur, cette fois, se soit proposé d'inventer ni d'étonner. A ces grands ouvrages spontanés, leur intérêt historique n'est pas sans ajouter du prix. Ils XXVIII PIERRE DE RONSARD paraissent à une heure des plus cruelles, quand la discorde civile, depuis longtemps contenue par une forte puissance royale sous François Ier et Henri II, se déchaîne sous des prétextes religieux et va mettre en péril l'unité même de la France. Ronsard a le sens national trop juste pour ne pas voir la nécessité de se rallier, dans une crise aussi grave, autour de l'institution monarchique. Un instinct de tradition non moins pressant le porte à défendre en même temps le catholicisme, qui est un lien entre les Français, et à combattre le parti des princes huguenots portés, dès l'origine des troubles, à s'appuyer sur l'étranger. Quoi qu'on puisse penser de la place qu'il s'assigne dans la bataille des esprits, il sait la tenir avec honneur. Rien ne l'obligeait à en prendre une, et personne n'attendait que le poète des Amours se mît à porter des coups et s'exposât à en recevoir. N'ayant aucun profit à en retirer, il y risquait sa réputation, plus tard même sa sécurité. L'ardeur d'une foi patriotique et quelque goût naturel pour la lutte l'ont jeté dans celle-ci ; mais d'abord la souffrance des humbles l'a ému, et il n'a pu supporter sans s'indigner le spectacle des provinces ravagées par les hommes d'armes : Voyant le laboureur tout pensif et tout morne, L'un traîner en pleurant sa vache par la corne, L'autre porter au col ses enfants et son lit, PIERRE DE RONSARD XXIX Je m' enfermai trois jours, ref rogné de dépit, Et prenant le papier et l'encre, de colère, De ce temps malheureux j'écrivis la misère. Dans ces pages vigoureuses, le lettré s'efface derrière le citoyen, et la mythologie même, dont sa pensée ne se sépare guère, y paraît à peine. Le partisan, à y regarder de près, montre plus de mesure qu'on ne pourrait le croire. Sa véhémence acerbe comporte une sorte d'équité. Son blâme ni sa louange ne vont pas toujours d'un seul côté, puisque, après avoir flétri les prédicants fana- tiques, les brûleurs d'images saintes et les pilleurs de couvents, il proclame sans ménagement les abus ecclésiastiques, « le Pape trop enflé de biens », le scandale des prélats mondains et des prêtres corrompus. Il supplie les Pères du Concile de Trente d'aviser sans retard aux grands remèdes et regrette que la réforme nécessaire n'ait pas été faite à temps. L'ironie dont il cingle ceux qui l'apportent avec le fer et le feu est d'autant plus persuasive qu'elle n'épargne pas leurs adver- saires. Il écarte d'ordinaire, sauf quand il riposte à ses plus grossiers diffamateurs, les attaques trop personnelles ; il garde même son estime et sa reconnaissance à ceux des rebelles qui furent ses amis ou ses bienfaiteurs, qu'ils soient Bourbon ou Châtillon. Dans un temps où les violences de la parole arment tant de brutalité et de fureur, XXX PIERRE DE RONSARD il n'a rien à se reprocher de cette sorte. Chrétien de bonne foi, quoique paganisé d'imagination, il ignore trop évidemment certains besoins mys- tiques et moraux des grandes âmes de son époque et, d'où qu'ils viennent, s'étonne de les rencontrer. Mais il a sincèrement horreur de voir « la secte calvine » faire de « cette pauvre terre » de France « la proie de l'Angleterre » et amener « l'étranger qui boit les eaux du Rhin ». Pour ce crime, il invoque la punition du ciel et le châtiment des lois ; il compte aussi sur le repentir généreux des coupables. Comme autrefois Pétrarque criant : Pace ! Pace ! à travers une Italie déchirée, en des vers qu'il connaît fort bien, il apprend aux Français ivres de sang qu'ils sont les fils d'une même mère digne d'amour, et dresse devant leurs yeux, au milieu du combat fratricide, cette image désolée. Une tendresse par moments se mêle à ces objurgations frémissantes : De Bèze, je te prie, écoute ma parole... La terre qu'aujourd'hui tu remplis toute d'armes Et de nouveaux chrétiens déguisés en gens d'armes... Ce n'est pas une terre allemande ou gothique, Ni une région tartare ni scythique ; C'est celle où tu naquis, qui douce te reçut, Alors qu'à Vézelay ta mère te conçut ; Celle qui t'a nourri et qui t'a fait apprendre La science et les arts dès ta jeunesse tendre, Pour lui faire service et pour en bien user... PIERRE DE RONSARD XXXI Écrits d'enthousiasme ou d'indignation, roulant d'un même flot le meilleur et le pire, mêlant dans leur verve rapide d'assez nombreuses platitudes à des envolées presque sublimes, les discours poli- tiques de Ronsard ont des parties d'admirables poèmes. Le don qu'il y fait aux lettres françaises égale celui qu'elles ont reçu des Odes et des Amours. Les contemporains ne s'y sont pas trompés ; ils ont admiré, applaudi, imité. Posséderions-nous, sans ce puissant modèle, les incomparables Tra- giques d'Agrippa d'Aubigné ? L'éloquence est entrée avec Ronsard chez les Muses françaises. Corneille l'y fixera pour jamais, et l'on serait injuste d'oublier à quel prédécesseur il doit le mouvement et l'ampleur de sa grande rhétorique de poète. Jusqu'à la fin de sa vie, Ronsard perfectionne son œuvre et enrichit ses recueils. Il n'y a pas d'ouvrages de son déclin, car l'astre a vieilli sans décliner. Plusieurs de ses plus beaux poèmes, par exemple l'élégie Contre les hacherons de la forêt de Gastine ou le discours Sur l'Equité des vieux Gaulois, datent du temps où, ayant tout à fait quitté la Cour, il vivait presque constamment dans ses prieurés de Vendômois et de Touraine ; tel autre, plus tardif encore, a été retrouvé parmi ses papiers et publié dans la première édition posthume par ses exécuteurs testamentaires. En tout cas, c'est au dernier tiers de sa vie littéraire qu'appartient un de ses ensembles les plus heu- reux, et celui où l'on aime voir le couronnement de sa carrière. Il clôt, du moins, glorieusement son œuvre amoureuse. Les Sonnets pour Hélène ne sont pas un simple jeu d'écrivain. Sans doute, ils datent d'une époque où Ronsard a senti la nécessité d'opposer un recueil nouveau à ces Amours d'Hippolyte, qui venaient PIERRE DE RONSARD XXXIII de procurer à Desportes un succès éclatant. Favori du roi Henri III, adopté par la Cour, soutenu par le goût italien qui gagnait de plus en plus et qu'il représentait avec éclat, ce rival disputait à son tour la place de son maître vieil- lissant. Celui-ci savait bien qu'en certaines luttes littéraires nul ne pouvait se mesurer à lui ; mais gardait -il encore le cœur des femmes ? Cassandre et Marie ne semblaient-elles pas démodées à la génération nouvelle ? Ronsard chercha une der- nière dame. Au Louvre même, parmi les filles d'honneur de la Reine-mère, il choisit la plus fine, la plus lettrée, la plus vertueuse, cette « Minerve de la Cour », qui se nommait Hélène de Surgères et que d'autres poètes, Desportes lui-même, chantaient à l'envi. Dans ce concert leurs voix ne serviront plus désormais que d'accompagnement à la sienne. Les deux livres ajoutés à ses Amours en 1578 lui rendirent sans conteste, pour les connaisseurs, la place disputée. La très noble histoire de cœur qu'il y racontait, plus précise, plus circonstan. ciée que les précédentes, était celle d'un homme d'âge ayant cherché d'abord un thème d'exer- cices littéraires, puis enchanté peu à peu par les charmes d'une liaison intellectuelle digne de lui. A-t-il fini par nourrir sous son « chef grison » les pensées d'un véritable amour ? Sans doute aimait-il Hélène d'être grave, sérieuse, accueil- Ronsard. — Les Amours, t. I. c XXXIV PIERRE DE RONSARD lantc ; il était attendri par la mélancolie et la santé frêle de cette jeune femme, pure et délicate fleur d'une cour pervertie. Elle-même, fière de la gloire de son poète, se montrait reconnaissante de celle qu'il offrait en échange de ses sourires et de sa bonté. Grâce à Hélène, il se sentait capable encore de tresser les couronnes les plus durables et de donner de ses mains, comme Pétrarque, l'immortalité : Longtemps après la mort je vous ferai revivre, Tant peut le docte soin d'un gentil serviteur, Qui veut en vous servant toutes vertus ensuivre ; Vous vivrez, croyez-moi, comme Laure en grandeur Au moins tant que vivront les plumes et le livre ! Des sonnets, des stances pour Hélène brillent au rang des parfaits poèmes de Ronsard. On les récitera tant que des hommes se plairont à pro- noncer des vers dans notre langue. Ils comptent parmi ceux qui ont le mieux aidé à rajeunir la renommée du poète et qui assurent son nom de ne point périr. Même dans une civilisation intellectuelle amoin- drie, les Muses, qu'il savait immortelles, veilleront sur sa mémoire. Nous ne sommes pas, d'ailleurs, le^ seuls à l'honorer. On s'aperçoit que notre PIERRE DE RONSARD XXXV Ronsard est à certains égards le père de tout le lyrisme moderne. Son influence s'est prompte- ment étendue hors des frontières de notre langue. Ce que lui doivent l'Angleterre, l'Allemagne, la Pologne, d'autres pays encore, est attesté aujour- d'hui par l'histoire des lettres européennes ; il a rendu à l'Italie elle-même, avec Chiabrera, une part des secours qu'il a reçus d'elle. Pour la France, son bienfait fut incomparable. Il a paru à l'heure où notre prose grandissait et devenait adulte, s'apprêtant aux nobles tâches de l'âge classique. Sans le Vendômois et le mou- vement dont il fut l'âme, la poésie n'eût pas marché du même pas. On conçoit fort bien que la prose eût pris ses directions après Rabelais, avec Amyot et Montaigne, tandis que nos rimeurs arriérés auraient continué à construire le « chant royal » et le rondeau du vieux temps, ou se se- raient attardés à des imitations sans avenir. Il fallait une main vigoureuse pour arracher la poésie à ces jeux stériles et la mener à de nou- veaux destins. Ronsard en eut la force et la volonté, et son autorité sur les intelligences fut telle qu'ayant trouvé autour de lui les jeunes talents prêts à l'applaudir, il ne cessa jamais de les entraîner. Le renouvellement continu qu'il imposa à son génie est la plus belle leçon qui ressort de cette grande vie. Un tel écrivain a des droits certains à la reconnaissance de sa nation. Cette récompense XXXVI PIERRE DE RONSARD doit s'ajouter à celle qui, dès ses premiers vers, sembla suffisante à sa fierté : L'honneur sans plus du vert laurier m'agrée... Pierre de Nolhac. NOTE Nous avons déjà, dans la savante édition de M. Paul Laumonier, le dernier texte de Ronsard publié du vivant du poète. Il sera précieux, à tous égards, pour le public d'en pouvoir lire un autre. Le choix fait par M. Vaganay du texte de 1578, qui est celui de la maturité de Ronsard, aurait eu l'approbation certaine des contemporains les plus lettrés. Deux témoignages considérables permettent de l'affirmer. L'un vient d'Etienne Pasquier, dans ses Recherches de la France (édition Feugère, tome II, page 35), où ce compagnon intime de la Brigade parle avec tant d'auto- rité de Ronsard et de son génie. Il s'indigne de la défi- PIERRE DE RONSARD XXXVII guration que ce « grand poète entre les poètes » a fait subir à son œuvre, lorsqu'il l'a remaniée pour l'in-folio de 1584 : « Deux ou trois ans avant son décès, étant affaibli d'un long âge, affligé des gouttes et agité d'un chagrin et maladie continuelle, cette verve poétique, qui lui avait auparavant fait bonne compagnie, l'ayant presque abandonné, il fit réimprimer toutes ses poésies en un grand et gros volume, dont il réforma l'économie géné- rale, châtra son livre de plusieurs belles et gaillardes inventions, qu'il condamna à une perpétuelle prison, changea des vers tout entiers, dans quelques-uns y mit d'autres paroles qui n'étaient de telle pointe que les premières, ayant par ce moyen ôté le garbe qui s'y trouvait en plusieurs endroits, ne considérant que, com- bien qu'il fût le père et par conséquent avait toute auto- rité sur ses compositions, si est-ce qu'il devait penser qu'il n'appartient à une fâcheuse vieillesse de juger des coups d'une gaillarde jeunesse. » Pasquier a été plus sévère encore, et par avance, sur l'édition posthume de 1587 que Jean Galland prétendait donner d'après les dernières corrections de l'auteur : « Un autre peut-être reviendra après lui, qui censurera sa censure, et redonnera la vie à tout ce qu'il a voulu supprimer. J'entends qu'il y a quelqu'un (que je ne veux nommer) qui veut regratter sur ses œuvres, quand on les réimprimera ; s'il est ainsi, ô misérable condition de notre poète, d'être maintenant exposé sous la juridiction de celui qui s'estimait bien honoré de se frotter à sa robe quand il vivait ! » L'autre jugement n'est pas moins intéressant, c'est celui du célèbre érudit Claude Dupuy, au cours d'une lettre inédite à G. V. Pinelli, bibliophile de Padoue, que j'ai citée dans Ronsard et l'Humanisme, p. 233. Il met en garde son correspondant sur les textes de 1584 et 1587 : « J'aimerais beaucoup mieux les premières éditions que ces dernières, èsquelles il a tout gâté selon mon juge- XXXVIII PIERRE DE RONSARD nient, ayant ôté plusieurs belles pièces et changé les plus beaux et hardis traits des autres, de manière qu'on n'y reconnaît quasi plus ce grand Ronsard qui a mis notre poésie française au parangon de la grecque et romaine. » Sans méconnaître ce qu'il y a d'excessif dans ces appréciations passionnées, M. A. -P. Garnier peut mettre avec confiance sous le patronage de Pasquier et de Dupuy l'édition publiée à la veille du quatrième cente- naire de la naissance de Ronsard. P. N. AVERTISSEMENT SUR LA PRÉSENTE ÉDITION Quand, en 1828, Sainte-Beuve réveilla la gloire de Ronsard, endormie depuis 1630, date de la dernière édition de ses œuvres, il n'eut cure de pâlir sur les diffé- rentes éditions que la Bibliothèque royale pouvait lui offrir ; il se contenta de feuilleter d'une main experte et diligente le bel in-folio de 1623, qu'il offrit ensuite à Victor Hugo. Un quart de siècle plus tard, Gand?r, dans une thèse demeurée intéressante, déclarait que les va- riantes du texte de Ronsard étaient si nombreuses que nul ne s'aviserait jamais de les relever. Gandar écrivait en 1854 ; trois ans après, un éditeur audacieux, Prosper Blanchemain, poète lui-même, pu- bliait le premier volume des « Œuvres complètes de P. de Ronsard. . . sur les textes les plus anciens », où il annonçait un relevé de variantes qui fut tout à fait insuffisant et arbitraire. Au reste, ci l'entreprise était louable, son exécution était prématurée : il eût fallu débuter par réunir les textes, noter les diverses leçons, les comparer ensemble et se demander quelle des éditions publiées du vivant de Ronsard représentait le mieux sa pensée. Faite con amore, l'édition de Blanchemain devint la vulgate, que tous suivent depuis soixante ans en raison de sa commodité et qui a souvent égaré les travailleurs. La reproduction du texte de 1584 par Marty-Laveaux, XL AVERTISSEMENT dans la collection de la Pléiade française, destinée aux bibliophiles, fut tirée à trop petit nombre pour faciliter l'étude de Ronsard. Celle de M. Paul Laumonier, qui suit le même texte, ne peut devenir pour tous d'un usage courant. Le moment a semblé venu de réimprimer enfin, dans une édition accessible à tous les lecteurs, le texte que nous estimons, aujourd'hui comme il y a vingt ans, présenter au mieux l'œuvre du grand Vendô- mois. La première poésie imprimée de Ronsard fut l'Ode très gaillarde adressée à Peletier et publiée en 1547 dans les Œuvres poétiques de celui-ci ; ses derniers vers ne parurent, en 1586, qu'après sa mort. Pendant ces qua- rante années, que d'événements politiques, que de chan- gements dans les mœurs et dans la langue ! Tout au début, Ronsard, partisan des réformes de Meigret, essaya de les faire triompher : il se résigna assez tôt à subir l'orthographe de ses imprimeurs, mais il modifia sans cesse son texte suivant les événements, son vocabulaire selon ses lectures ; et ce n'est pas un médiocre embarras que d'avoir à choisir le texte qui nous représente le mieux la pensée du poète. Les solutions données avant nous ont été différentes, suivant le tempérament des éditeurs ou les exigences des collections qui accueillaient leurs travaux. Nous soutenons, pour notre compte, que pour com- prendre Ronsard dans la complexité de son existence et de sa pensée, il faut nous reporter à l'an 1577, alors qu'âgé de cinquante-deux ans, ayant encore huit ans à vivre, il préparait cette sixième édition collective qui devait maintenir son prestige menacé par le succès foudroyant de son disciple Des Portes et ajoutait près de deux cents pièces nouvelles à celles qui l'avaient rendu sans rival jusqu'en 1573. Une édition destinée au grand public ne saurait repro- duire les éditions originales. Qu'on se rappelle que les Odes parurent en 1550, le Livre 1 des Amours en 1552, AVERTISSEMENT XLI le Livre II (combinant la Continuation de 1555 et la Nouvelle Continuation de 1556) en 1560, les Hymnes en I555 et ^oô^. les Poèmes (pour une grande partie) en 1560, les Discours en 1562 et 1563, les Elégies et les Eglo- gues en 1565, la Franciade en 1572, les Fonnets pour Hélène en 1578 ; on s'imagine aisément les déplaisants contrastes qu'offrirait la présentation, dans une édition collective, de textes écrits à des époques si diverses et quelquefois remaniés plus tard pour entrer dans une de ces éditions que Ronsard semble s'être plu à multiplier. Ronsard a voulu faciliter la tâche de la postérité en réunissant, de son vivant, ses divers recueils sous le nom d'Œuvres. L'édition de Rouen 1557, qui nous donne, sous trois foliotations différentes, mais dans une même typographie et un même format, les Amours de 1552, la Continuation et la Nouvelle Continuation de 1555 et 1556, le Bocage et les Mélanges de 1554 et 1555, n'est sans doute qu'un essai auquel le poète demeura peut- être étranger ; mais les éditions collectives de 1560, 1567, 1571, 1572-3, 1578, 1584, ont bien paru avec l'entier assentiment et l'active participation de Ronsard, si nous ne pouvons en dire de même de la première édi- tion posthume, celle de 1587. Ayant en toutes ces éditions sous les yeux, nous avons pu les comparer et en faire un minutieux examen dont voici les résultats principaux. Quatre des cinq volumes de 1560 reproduisent avec trop de servilité les recueils antérieurs, et trop de pièces importantes sont de composition postérieure pour que cette édition puisse servir de modèle. Celle de 1567 fut sans doute une spéculation de l'éditeur ami des beaux formats et de la claire typo- graphie. Ronsard s'en désintéressa : une note placée à la fin des Amours et au début des Odes porte en effet « Fautes survenues à l'impression pour l'absence de l'au- teur » 1 Ainsi qu'en 1560, la numérotation des Odes était très fautive. XLII AVERTISSEMENT L'édition de 1571 suit trop fidèlement les éditions antérieures et ne s'en distingue pas assez pour servir de type ; elle est au reste trop incomplète. Quant à celle de 1572-3, c'est en gros celle de 1571, avec, en plus, la Franciade. Nous avons soumis à une minutieuse critique l'édition tant vantée de 1584, dans la Revue des Bibliothèques (janvier 191 2) : les suppressions, trop souvent injusti- fiées, qui s'y rencontrent, ne nous permettent d'en admi- rer que la typographie. Elle demeure vénérable, car ce fut sur son texte que s'endormit Ronsard de son dernier sommeil, mais ce texte n'est guère qu'une copie, infidèle souvent, de celui de 1578. La profusion des variantes que nous offre l'édition de 1587 indique que celle de 1584 fut l'objet d'une révision soigneuse ; nous ignorerons toujours dans quelle pro- portion Galland respecta la pensée dernière du poète et s'il se contenta de transcrire les corrections que Ron- sard aurait inscrites sur un exemplaire du bel in-folio de 1584. On ne s'explique guère non plus le retour de 1587 à des textes condamnés depuis vingt ans au moins par Ronsard. En donnant la préférence à cette édition de 1578, nous pouvons présenter aux admirateurs de Ronsard un texte très homogène, en une graphie uniforme pour la plus grande partie de l'Œuvre du poète : « les Pièces retranchées » sont en effet bien moins nombreuses ici qu'en 1584 et surtout 1587, et l'apport particulier de ces deux dernières éditions ne compense que très peu ce qui leur manque des éditions précédentes. Les viru- lentes attaques des protestants n'étaient pas sans avoir ému le poète, et 1578 est moins abondante en « folas- tries » que 1571, mais moins émondée pourtant que I584- De toutes les éditions, celle de 1578 eut les soins les plus personnels de Ronsard. Belleau n'était plus là pour revoir le Commentaire de Muret ou le sien propre, et AVERTISSEMENT XLIII le poète mit conscience à remanier une œuvre à laquelle il apportait l'appoint le plus considérable qu'elle dût encore recevoir : les Sonnets pour Hélène et les Amours diverses. Il supprimait en somme assez peu, mais intro- duisait une disposition que nous pouvons estimer défi- nitive, bien qu'elle ait été modifiée parfois en 1584. Ainsi les Hymnes, qui en 1571 étaient réparties en IV Livres, ne l'étaient plus qu'en II Livres en 1578, mais toutes les Hymnes de 1571 se retrouvaient en 1578, avec sans doute d'assez nombreuses variantes de texte. Le bizarre Bocage royal de 1584 n'existait pas en 1578, et ce n'est pas un des moindres mérites de notre édition que de l'avoir fait disparaître en rétablissant l'ordre ancien des Poèmes. L'adoption raisonnée du texte de 1578 nous a permis de diminuer singulièrement le nombre des « Pièces retranchées » ; c'est ainsi que nous avons pu conserver à leur rang vingt-deux odes au lieu de les reléguer dans les Appendices que nul ne feuillette. On peut varier de sentiments sur les raisons qui pous- sèrent Ronsard à donner ses Œuvres « Reueues, corrigées & augmentées d'une grande partie outre les précédentes impressions, par le mesme Autheur, rédigées en sept Tomes, assauoir, Les Amours, Les Odes, Les Poèmes, Les Elégies, Les Hymnes, Les Discours, & la Franciade, >< ainsi que le porte le privilège donné à Paris, le 10 no- vembre 1577. Elles furent achevées d'imprimer le 6 fé- vrier 1578. La disposition du Second Livre des Amours, et surtout les Sonnets pour Hélène de Surgères, la même que 1' & Hippolyte » de Des Portes, nous donnent à croire que, par cette édition bien revue et mise au point, Ron- sard voulut essayer de maintenir sa renommée et recon- quérir la faveur qui s'attachait à l'œuvre de Philippe Desportes, dont les éditions se succédaient d'année en année depuis quatre ans. Et surtout, la valeur vraie de notre édition vient de XLIV AVERTISSEMENT ce qu'elle fut exécutée par le potte, en pleine possession de son instrument et à un âge où la maladie n'avait pas encore pris son empire définitif sur un corps débile depuis de longues années. Pour parler son langage, son ombre, aux Champs-Elysées, s'éjouira de voir renaître un texte qu'il prit grand'peine à polir et à organiser ; mieux, le chrétien qu'il fut toujours nous rappellera ces vers du dernier de ses Sonnets : J'ay vescu, j'ay tendu mon nom asse? insigne ; Ma plume vole au Ciel pour estrc quelque signe Loin des appas mondains qui trompent les plus fins. H. V. 1 E S OEVVRES DE P. DE RONSARD G E N T I T.-H O M M E V andomois. REDIGEES EN SEPT TOMES, Reueuès, &c augmentées. 7roj/e% le contenu de cep rentier Tome en Lt fage fuyuante. kA paris, Chez Gabriel Buon, au cloz Bruneau à Tenfèigne S. Claude, i S 7 8. >AVï.C T\IYILÈQE DV \0r. SOMMAIRE DE CE QUI EST CONTEN1 EN CES DEUX TOMES DES A M OURS Première partie des Amours de Cassandre, dédiée à Cassandre, commentée par M. Antoine de Muret. Seconde partie, des Amours de Marie, divisée en deux livres, dédiez à Marie, dont le premier est commenté par R. Belleau. Les Amours d'Eurymedon et de Callirée, dédiées à Callirée. La Charité, à la Marguerite et unique perle de France, la Royne de Navarre. Sonets et Madrigals pour Astrée, dédiez à elle mesme. Le Printemps, à la Sœur d'Astrée. Sonets pour Hélène, en deux livres, dédiez à elle mesme. Les Amours diverses, et Sonets à personnes diverses, dédiées à N. de Neufville, Seigneur de Villeroy. Amour logé, à M. de Pougn}'. [Sonets retranchés, de 1552 à 1578. — Sonets ajoutés de 1578 à 1585]. [Tables des noms et des premiers vers]. DE P. RONSARDO Adrianus Tumebus Ronsardus carmen Musis et Apolline dignum Oui pangit, qui Graiugenae Latiaeque Camœnae Ornamenta suis aspergit plurima chartis, Atque indicta prius dias in luminis or as Multa viris priscis auctor doctissimus effert : Vermiculata notis variant emblemata pictis Cui versum, gemmaeque nitent, et carmina signant, Purpureis veluti se floribus induit arbos, Pingitur in varios aut pratum vere colores, A ut picturato praetexens aéra limbo Ducit ab adverso speciem Thaumantias astro : Aonio Musas deducet vertice primus. Primus Idumaeas feret et tibi Gallia p aimas : Sequana quaque piger sinuosis flexibus errât, Amneque dividuam conjungit pontibus urbem, Piérides vobis solido de marmore templum Hospita tecta parans angusta sede locabit : Vester et autistes vittis sacrata revinctus Tempora, Panchaeos aris adolebit honores. Anle hune incomptis Faani Satyrique canebant Carminibus, numerusque rudi Saturnins ore Stridebat, nec erat vobis, Phoeboque poëta Ullus digna loquens, sed ineptus quale per agros Perstrepit upilio sylvestri carmen avena. Primus at hic plenos deprompsit pectore cantus, Et sensus vivis aniniavit vocibus, ipso huplevitque Deo, quem cordibus intus anhelis Enthea verorum spirant praecordia val ion. BELLAIUS RONSAlRDO Undique in Oceanum volvant cum flumina lymphas, Cumque Iris nubes hauriat Oceano, Fluminibus, Ronsarde, tamen nil crescit ab Mis, Ut neque decrescit nubibus Oceanus : Sic tua laus, totum quae latè amplectitur orbem, Fluctibus immensi non minor Oceani, Crescere nec potis est, nec jam decrescere, laude Omni hominum major, major et invidia. Majorent hic igitur magno te dicet Homero, Ille tibi magnum cedere Virgilium. Mî satis est, veteri ut titulo se marmora jactant, Dicere, Ronsardi est hoc quoque, Lector, opus. Ronsard. — Les Amours, t. J. AD PETRUM RONSARDUM virum nobilem IO. AURATI POETAE REGII ODE AD NUMEROS PINDARICOS. STROPHE I. Lyrae potentes Camoenae, Agite, quis deûm herosve, Homo quis fidibus inseri Poscit ? Satis Pisa jam, Jovisque memoratus Olympus, sacrum et Herculis patris opus. At nunc patriae principem Chelys, apud Celticos Decus grande populos, Decet vos suo Sibi Pindari cantu personare, nume- rosque Gallicos Latiis ANTISTRO. Remunerari haud inultos. Itaque par pari reddens, Nova plectra resequar novis, Clavumque clavo velut, Retundam : ego reperta Meis Italis I. LIVRE DES AMOURS LI Patria, indigenaque Ronsarde tua : 6 flos virûm,, et Decus olivi, aut illius Virilis, quo oblinitur, Et artus terit Amyclaea pubes : Aut illius, quod hilares Ferè Camoenae aboient. EPOD. Nam seu quis artem, sinuosaque Corporis volumina velit, Quibus corpus apte Vel in equum, vel de equo Volans micat in audacibus Pugnis, stupebit dicatum gravibus umbris Musarum, agilibus quoque Saltibus Martis expedisse membra. STROPH. II. Inertis oci laborem Probet ametque sin alter, Iterum slupeat, ut cavae Nervis maritans lyrae Virûm décora praesignium, claraque Facta, sydera vehat Supra memoranda omnibus, Sine modo fineque, Puellaribus et in Choris, et dapes Super principumque Mensas : sacras ut epulas, Divumque nectar eos. LU I. LIVRE DES AMOURS Soient sonare inter hauslus Patris Apollinis grata Modulamina : superûm Intus remugit donius Beata, geminatque Sonos : seu libct Bella dicere deûm, Stragesque Gigantum et neces Sua cum in ipsos gravi Refluxere juga cum Ruina, Jovis Manu, fulminumquc Vi fracta, ut aetheris apex Suas opes tremeret. Sive mavult faciles sui Patris impetus, et aquilae Rapaces volatus Strepere dulci lyra : Ouod excutiat è frontibus Rugas deorum : serenetque Jovis ora, Siquando nimis impiae Asperarunt in arma saeva gentes. stropii. m. Ad hos canenlis lepores Quasi sopore devinctus Sua tela digitis pater J'onit remissis : jacet ! Hrunque latus I. LIVRE DES AMOURS LUI 4 Reclinans super Sceptra fulva Jovis : et Ceu sponte fluitantia Gemina dans brachia Tuis victa ftdibus, Et alas pares, Fovet frigidum igné Languente fulmen : ea vis Tuis modis fidicen ANTIST. Inest A polio : sed in diis Tua Chelys celebretur, Modo non alia vegnet in Terris honoratior Ea, vada Ledi quae, Et ornât solurn Vtndocinum : ubi super Somnos puero ab ardua Apice quercus volans Apum examen agite Suum melleum In os nectar infans Ingessit, hocque tenerum Tibi imbait latice EPOD. Ronsarde guttur. Tyrio velut Aliti ferunt, prope suae Caput juge Dirces : Nota foret quae, lirae Utrunque fore mox principe))/ Gentilis : altos sonans quae raperet Orco LIV I. LIVRE DES AMOURS Reges, Jovis Olympici Sanguinem, melle tinctulos per hymnos. STROPH. IIII. Amanda virtus, magistri Negat et abnuit cura m : Sine fraude, sine et artibus Excurrit in campum equus : Canis nemora rimansque venaticus Prensat, haustibus hians Notis sine dolo, feras Eatibulis jam quoque Cubantes : nec opéra Docentis canunt Per agros amictae Pennis aves : neque sonum Amabilem citharae ANTISTRO. Eburneae temperas tu hisi duce et magistro te Tibi, Petre : amor at in tuos Candorque amicos, suum Decus sibi adimens arrogat caeteris, Invide ns sibi malè : Quos inter erat et locus Mihi aliquis : nec nego Tibi saepe Latium Per, et Doricum Nemus colligentem Thymbram, thymximquc, casiamque, l'ahulo solitum I. LIVRE DES AMOURS LV EPOD. Praebere me : dulcis apiculae More, tu labella tenera Ad haec porrigebas Rudia fundamina Favi, tibi tua quae dein Polita cura, diu saepeque operose Nectar coaluere in hoc, Quale non stillat Hybla, non Hymettus. ODE. AD ËUNDEM ejusdem. Quis te deorum caecus agit furor Ronsarde, Graium fana recludere Arcana ? lucos quis movere, Quos situs et sua jam vetustas Formidolosos fecerat ? ô novuni Non expavescens primus iter lyrae Tentare : Romanis quod olim Turpiter incutiat pudorem, Nil taie qucmdam tangere pectine Ausis Latino, quale ferox sonat Cadmi colonus septichordi Liberius jaculans ab arcu. Tu primus, ut jam trita relinquercs Testudinis vestigia Gallicae, Aggressus excluso timoré Ogygio tua labra fonte Mersare : voces indéque masculas Haurire, dignas principibus viris : Quorum tua sacrata buxo Facla sui stupeant nepotes. Foelix ter ô qui jam modo fortitcr Te vate sese pro patria geret : Non ejus ultra oblivioso Dente teret senium labores, Seu quis rebclli frena Britanniae Portans, ferons fregerit impeius I. LIVRE DES AMOURS LVII Gentis : suos in limitesque Reppulerit nimium vagantem, Avulsa seu quis membra rejunxerit Regno resectae brachia Galliae, Atque Italas assertor urbes Reddiderit solitis habenis. Sonets de Joachim DU BELLAY, Angevin à P. de Ronsard. 1552. Le siècle d'or qui pour se redorer Dore tes vers du plus fin or du monde, Me faict ici par l'or de ta faconde En mon esprit, ton esprit adorer. Le dieu du Loyr, qui par ton souspirer Enfle le cours de son eau vagabonde, En bouillonnant du plus creux de son onde Semble ses pleurs de tes pleurs attirer. Le plus beau ciel ses beaultez faict descendre, Pour embellir le beau de ta Cassandre Comme ung miracle, et grande nouveaulté. Heureux sonneur, heureux sonnetz encore, Heureux l'honneur, qui ton honneur décore, Heureux l'amour, heureuse la beaulté. COELO MUSA BEAT. [I553-] 1578 Comme un torrent, qui s'enfle et renouvelle l'.u le degout des hauts sommets chenus, Froissant et ponts et rivages cognus, Se fait (hautain) une trace nouvelle : I. LIVRE DES AMOURS LIX Tes vers, Ronsard, qui par source immortelle Du double mont sont en France venus, Courent (hardis) par sentiers incognus De mesme audace, et de carrière telle. Heureuses sont tes Nymphes vagabondes, Gastine saincte, et heureuses tes ondes O petit Loir, honneur du Vandomois ! Icy le Luth, qui n'aguere sur Loire Souloit respondre au mouvoir de mes doigts, Sacre le pris de sa plus grande gloire IAN ANTOINE DE BAIE 1552. Heureux soys tu, Ronsard divin poëte, Heureuse soit ta Muse, soit heureuse Ta docte main doctement langoureuse, Heureux le jour où ton ame est subjette. Heureux soit l'acte, Heureuse la sagette, Oui darde en toy sa pointe doulcereuse, Heureuse soit la cordelle amoureuse, Qui dans ton cuceur heureusement la jette, Puis que premier tu prens la hardiesse D'aller suivant une nouvelle adresse, Hors du chemin frayé de l'ignorance. Or reçoy donc la couronne de gloyre : Et cein le Myrte en signe de victoire Sur les amantz qui chantent par la France. I.X I. LIVRE DES AMOURS 1553 Quand deus unis suivent une entreprise, Moindre est l'ennui, le courage plus grand : Et toujours mieus le proffit aparant D'un fait empris, l'un devant l'autre avise. Mais quand un seul (sans qu'un autre autorise De son conseil l'œuvre qu'il entreprend) Prend un avis, l'œuvre et la fin qu'il prend, A chef par lui bien plus tard se voit mise. Ceci disoit, celle nuit qu'épiant Le camp vainqueur du Troien endormi Tydide Grec s'acompagna d'Ulysse. Ainsi, Ronsard, de Muret t'alliant, Fausse le Camp du Vulgaire ennemi, Quoy qu'une nuit ton chemin obscurcisse. LE CONTE D'ALSINOIS Sur la couronne de Myrthe de P. de Ronsard. 1552. Mignardement au champ Idalien De ses beaulx doigtz Venus entortillonne Ce mol chappeau, qu'oysive elle façonne, Puis de son Cestc elle en fait le lien : De just rosat, voire A< idalien Vient arrouser ceste saincte couronne, I. LIVRE DES AMOURS LXI Puis de Ronsard le chef elle environne, Ne l'enviant le prince Delien. Vêla le prix (dit elle en le baisant) Qu'as mérité comme le mieux disant Et comme seul ou premier de nostre âge. Courage donq : à la postérité Chante l'honneur de ma divinité : Venus encor' te garde davantage. Sonet de M[ellin] de S[ainct] G[elays] En faveur de P. de Ronsard. [1553] D'un seul malheur se peut lamenter celle, En qui tout l'heur des astres est compris, C'est, ô Ronsard, que tu ne fus espris. Premier que moi de sa vive estincelle. Son nom connu par ta vene immortelle, Qui les vieux passe, et les nouveaus espris, Apres mille ans seroit en plus grand pris, Et la rendroit le tans toujours plus belle. Peusse-je aumoins mettre en toi de ma fiame, Ou toi en moi de ton entendement, Tant qu'il souffist à louer telle dame. Car estants tels, nous taillons grandement : Toi, de pouvoir un autre suject prendre, Moi, d'oser tant sans forces entreprendre. LXII I. LIVRE DES AMOURS ESTIENNE JODELLE 1553 Sur le patron de tous les dieus ensemble Nature avoit ton esprit façoné, Et d'un tel cors l'avoit environé Que rien en toi de mortel ne nous semble. De chacun d'eus les puissances elle emble Qu'à toi, son seul miracle, elle a doné, Tant que le ciel restant tout etoné Contre ces dons jalousement s'assemble. Qui contre toi va l'envie enflamant, Qui contre toi va l'Ignorance armant, Mais de ces deus ont peu valu les forces : L'Amour en fin s'oposant à ton cueur Pour tous les dieus s'étoit rendu vainqueur, Quand l'Amour mesme en tes amours tu forces. CL[AUDE] GARNIER G. P. 1609. Voicy les deux Amans qui renomment la France, De même qu'ils étaient en leurs plus jeunes ans : Voicy l'objet divin d'un si riche Printans Où Les Dieux avoient mis leur plus chère influance. I. LIVRE DES AMOURS LXIII )) Mais quoy, rien n'ét durable, il faut que toute essance » Eprouve l'infortune et l'injure du Tans : Ils ont fini leur course, et leurs rays éclatans Ont vu tomber leur gloire au fons de l'oubliance. Leur gloire, ha! qu'ay-je dit, tant que les jours seront Et tant que par la nuit les Astres flamberont Elle aura par la Muze une éternelle vie. » Le Tans met comme il veut les Empires à bas, » Ilion n'ét plus rien, sa grandeur est finie, » Mais le sçavoir d'Homère a veinqù le trépas. PREFACE DE MARC-ANTOINE DE MURET sur ses Commentaires. A MONSIEUR ADAM FUMÉE Conseiller du Roy en son Parlement à Paris. La perversité de nostre siècle est si grande, Mon- seigneur, que ceux, qui pour le jourd'huy employeni leurs esprits à porter au public quelque plaisir, ou quelque utilité, ne reçoivent communément pour toute recompense de leurs labeurs, que le mespris des uns, et l'envie des autres. Ce qui me venant en pensée, lors que premièrement je me mis à escrire ces Commentaires, à peu près me détourna de poursuivre mon entreprise. Car outre les autres exemples, qui me venoient au devant, singulièrement m'esmouvoit celuy de l'Autheur mesme, que j'entre- P'/enois à commenter : lequel pour avoir premier enrichy nostre langue des Grecques et Latines des- pouilles, quel autre grand loyer en a-t-il encores r' apporté ? N'avons nous veu l'indocte arrogance de quelques acrestez mignons s' esmouvoir tellement Ronsard. — Les Amours, t. I. i LXVI I. LIVRE DES AMOURS au premier son de ses escrits, qu'il sembloit, que sa gloire encores naissante, deust estre esteinte par leurs efforts ? L'un le reprenoit de se trop louer, l'autre d'escrire trop obscurément, l'autre d'estre trop audacieux à faire nouveaux mots : ne sachans pas, que ceste coustume de se louer luy est commune avecques tous les plus excellens Poètes qui jamais furent : que l'obscurité qu'ils prétendent, n'est que une confession de leur ignorance : et que sans l'invention des nouveaux mots, les autres langues sentissent encores une toute telle pauvreté, que nous la sentons en la nostre. Mais le temps est venu, que presque tous les bons esprits cognoissent la source de ces complaintes : et d'un commun accord se rangent à soustenir le party de ceux qui taschent à dessiller les yeux du peuple François, ja par trop long temps bandez du voile d'ignorance. Parquoy il ne m'eust pas esté mal-aisé de mespriser les abbois de l'ignorance populaire, si autres empeschemens ne se fussent d'abondant présentez. Mais estant journellement sollicité de me retirer de ceste ville, par le commandement de ceux ausquels, après Dieu, je doy le plus d'obeyssance, et tellement pressé, qu'il me falloit presque à toute heure penser de mon départ, je ne pouvoy rien entreprendre, que d'un esprit troublé, et mal-apte à produire fruits qui fussent dignes de venir en lumière : Si est-ce qu'à la fin je me suis hazardé, espérant que mon labeur trouvera quelque excuse envers ceux, qui I. LIVRE DES AMOURS LXVII sçauront que j'en ay esté réduit à tel poinct, qu'il me falloit autant composer par chacun jour, comme les Imprimeurs en pouvoient mettre en œuvre. Je pense qu'il ne m'est ja besoin de respondre à ceux, qui pourroient trouver estrange que je me suis mis à commenter un livre François, et composé par un homme qui est encore en vie. Car s'il n'y avoit dans ce livre aucune érudition, qui ne se peust prendre dans les livres escrits en nostre langue, j'estimeroy bien ma peine assez maigrement employée. Mais veu qu'il y a beaucoup de choses non jamais trai- tées, mesmes des Latins, qui me pourra reprendre de les avoir communiquées aux François ? Lise hardiment mes Commentaires qui voudra : j'ose bien sans arrogance asseurer, que peu de gens les liront sans y apprendre. Et tel de ces Messieurs, avec un branlement de teste, fera semblant de n'en tenir pas grand compte, lequel toutefois en soy- mesmes sentira bien, que sans l'aide d'iceux, qui luy eust demandé le sens de quelque Sonet, il n'en fust pas sorty fort à son aise. Et pleust à Dieu, que du temps de Homère, de Virgile, et autres anciens, quelqu'un de leurs plus familiers eust employé quelques heures à nous esclaircir leurs conceptions, nous ne serions pas aux troubles ausquels nous sommes, pour les entendre. Car il n'y a point de doute, qu'un chacun autheur ne mette quelques choses en ses escrits, lesquelles luy seul entend par- faitement : Comme je puis bien dire, qu'il y avoit JLXVIII I. LIVRE DES AMOURS quelques Sonets dans ce livre, qui d'homme n'eussent jamais esté bien entendus, si l'autheur ne les eust, ou à moy, ou à quelque autre familièrement déclarez. Et comme en ceux-là je confesse avoir usé de son aide, aussi veux-je bien qu'on sçache, qu'aux choses qui pouvoient se tirer des autheurs Grecs, ou Latins, j'y ay usé de ma seide diligence. Ce que j'ay bien voulu dire, par-ce que je ne sçay quels flagorneurs en ont desja autrement devisé : me cognoissans très- mal, et mesurans les autres à V imbécillité de leurs forces. J'ay monstre par cy devant, et monstreray plus amplement quelque jour, si Dieu favorise à mes desseins, que j'ay dequoy tenir quelque rang entre les lettrez. Or quoy que j'aye fait en cest endroit, Monseigneur, je l'ay bien voulu dédier à l'amitié qu'il vous a pieu me porter, depuis que je suis en ceste ville : afin que la France entende par mon moyen, que vous estes un des principaux, qui dans Paris favorisent aux esprits ayans quelque marque de gentillesse. VOEU Divines Soeurs, qui sur les rives molles Du fleuve Eurote, et sur le mont Natal, Et sur le bord du chevalin crystal M'avez d'enfance instruit en voz escolles : Si tout ravy des saults de voz carolles, D'un pied nombreux j'ay guidé vostre bal : Plus dur qu'en fer, qu'en cuivre et qu'en métal. Dans vostre Temple engravez ces parolles : RONSARD, AFIN QUE LE SIECLE AVENIR MAUGRE LE TEMPS SE PUISSE SOUVENIR QUE SA JEUNESSE A L* AMOUR FIST HOMAGE I DE LA MAIN DEXTRE APAND A VOSTRE AUTEL L'HUMBLE PRESENT DE SON LIVRE IMMORTEL, SON CŒUR DE L'AUTRE AUX PIEDS DE CESTE IMAGE MURET Divines Sœurs.) Par ce premier Sonet, le Poète dédie son livre aux Muses, les priant de le rendre immortel, et dédie aussi son cœur à sa Dame. Divines Soeurs.) Muses. Molles.) Délicates, douces. Eurote.) Fleuve de Laconie sacré aux Muses et Apollon. Sur le mont Natal.) Olympe où Hésiode dit les Muses avoir esté nées. Voy l'Ode à Michel de l'Hospital. Pline dit qu'elles nas- quirent en Helicon. Du chevalin crystal.) De l'eau de la fontaine nommée Hippocréne, qui sourdit d'une pierre frappée du pied par le cheval volant, Pégase- Crystal à la manière des Poètes se prend pour eau. Le mot. Chevalin, est fait pour exprimer le Latin, Cabal- linus. Carolles.) Danses. Mot François ancien prins du Grec %ôpoç. Pied nombreux.) qui suit les nombres et cadences, et marques de la danse. Image.) Portrait ds sa Dame. LE PREMIER LIVRE DES AMOURS DE P. DE RONSARD, Commentées par Marc Antoine de Muret. Qui voudra voir comme un Dieu me surmonte, Comme il m'assaut, comme il se fait veinqueur, Comme il r'enflame et r'englace mon cœur, Comme il reçoit un honneur de ma honte : Qui voudra voir une jeunesse pronte, Qui voudra voir un sujet de malheur, Me vienne lire : il lira ma douleur, Dont ma Maistresse et Amour ne font conte. Il cognoistra que foible est la raison Contre son trait, quand sa douce poison Corrompt le sang, tant le mal nous enchante : Et cognoistra que je suis trop heureux D'estre en mourant nouveau Cygne amoureux, Qui son obseque à soy-mesme se chante. MURET Qui voudra voir.) Le Poète tasche à rendre les lecteurs attentifs, disant, que qui voudra bien entendre la nature d'Amour, vienne voir les effets qu'Amour produit en luy. Un Dieu.) Amour. Il cognoistra.) C'est à dire '. Ronsard. — Les Amours, t. I. i I. LIVRE DES AMOURS Il cognoistra, que quand Amour se veut emparer de l'esprit d'un homme, la raison est tellement captivée par les affections, qu'elle n'y peut aucunement résister. Nouveau Cygne.) Le Poète suit la commune opinion laquelle est faulse : car les Cygnes ne chantent point en mourant : au contraire ils se plaignent. Voy Pline. II Nature ornant Cassandre, qui devoit De sa douceur forcer les plus rebelles, Luy fist présent des beautez les plus belles Que dt's mille ans en espargne elle avoit. De tous les biens qu'Amour-oiseau couvoit Au plus beau Ciel chèrement sous ses ailes, Il enrichit les grâces immortelles De l'œil^son Nyc, qui les Dieux esmouvoit. Du Ciel à peine elle estoit descendue Quand je la vy, quand mon ame esperdue Perdit raison, et d'un si poignant trait Le fier destin la poussa dans mes veines, Qu'autres plaisirs je ne sens que mes peines, Ny autre bien qu'adorer son pourtrait. MURET Nature ornant.) Il feint, pour amplifier la beauté de sa Dame, que Nature espargna par l'espace de mille ans un nombre infiny de singulières beautez, desquelles après tout à un coup elle l'orna. Dit d'avantage, qu'A- mour luy mit dans l'œil, tout ce qu'il avoit de beau : tellement qu'elle estant encores au Ciel, esmouvoit à son amour les Dieux. Nyc.) Demeure, logis. Il persiste eu sa Métaphore, couvoit, oiseau, ailes, nyc. Quand je la vy.) ("est une allusion à la devise du Poëte, prinse de LIVRE DES AMOURS Theocrite, qui est, w; "8ov, w; èfxâvTjv. C'est à dire, que dés la première fois qu'il vit Cassandre, il devint insensé de son amour. Ce Sonet appartient comme le premier, au pourtrait de sa Dame. III Dans les regards de sa jumelle flame Je vis Amour, qui son arc desbandoit, Et sus mon cœur le brandon espandoit, Qui des plus froids les mouelles enflame : Puis çà puis là près les yeux de ma Dame Entre cent fleurs un ret d'or me tendoit, Qui tout doré blondement descendoit A flots crespuz pour enlasser mon ame. Qu'eussay-je fait ? L'Archer estoit si doux, Si doux son feu, si doux l'or de ses nouds, Qu'en leurs filets encore je m'oublie : Mais cest oubly ne me travaille point, Tant doucement le doux Archer me poingt, Le feu me brusle, et l'or crespe me lie. MURET Dans les regards.) Il poursuit à raconter comment il fut surpris, disant qu'il vit Amour dans les yeux de Cas- sandre, desbandant son arc contre luy, espandant ses brandons sur son cœur, et luy tendant un ret d'or pour enlasser son ame, sans qu'il y peust onc résister. Un ret d'or.) Il entend les cheveux de sa Dame dorez, crespelus, et mollement descendans sur les joues. [Tant doucement.) Ainsi Pétrarque, Amor con tal dolcezza m'unge, e punge. 1604]. I. LIVRE DES AMOURS IIII Je ne suis point, ma guerrière Cassandre, Ne Myrmidon, ne Dolope soudart, Ne cest Archer, dont l'homicide dard Occist ton frère, et mist ta ville en cendre. En ma faveur pour esclave te rendre Un camp armé d'Aulide ne départ, Et tu ne vois au pied de ton rempart Pour t'enlever, mille barques descendre. Helas je suis ce Corébe insensé, Qui pour t'aimer ay le cœur offensé, Non de la main du Grégeois Penelée : Mais de cent traits qu'un Archerot veinqueur, Par une voye en mes yeux recelée, Sans y penser me tira dans le cœur. MURET Je ne suis point.) Cassandre, autrement nommée Alexandre, fut fille à Priam Roy des Troyens. Or par ce que la Dame de l'autheur s'appelle ainsi en son propre nom, il parle à elle, tout ainsi que s'il parloit à ceste autre, qui, comme j'ay dit, fut fille à Priam. Ainsi souvent Pé- trarque parle à Madame Laure, comme si elle estoit celle, qui poursuivie par Apollon, fut changée en Laurier. Ma guerrière.) Qui meines ordinairement guerre contre mon cœur. Ainsi Pétrarque, Mille fiate, ô mia dolce guerriera. Ne Myrmidon.) Myrmidons et Dolopes, sont peuples de Thessalie, qui sous la conduite d'Achille et de Phœnix furent à la guerre contre les Troyens. Ne cest Archer.) 11 entend Philoctele, qui à coups de traits tua Paris, LIVRE DES AMOURS comme amplement raconte Quinte Calabrois au dixième livre [vers 235 et suivants]. Et mist ta ville en cendre.) Par ce qu'il y apporta les sagettes d'Hercule, sans les- quelles estoit arresté par destin que Troye ne pouvoit estre prise. Voy Sophocle en la Tragédie nommée Phi- loctete. En ma javeur.) C'est une imitation de ce que dit Didon à Enée au quatrième de l'Enéide [IV, 425]. Non ego cum Danais Troianam excindere gentem Aulide juravi, classemve ad Pergama misi. D'Aulide.) Aulide est un port, auquel les Grecs jurèrent ensemble de ne revenir jamais en leur pays, que premiè- rement n'eussent saccagé Troye. Mille barques.) Avec autant de barques, disent Homère et Virgile, que les Grecs vindrent se camper devant Troye. Ce Core'be.) Corébe fut un jeune homme, fils d'un Phrygien nommé Mygdon, lequel Corébe féru de l'amour de Cassandre, estoit venu au secours des Troyens. Mais la nuict du sac de Troye, voulant secourir Cassandre, que quelques Grecs trainoient par le poil hors du temple de Minerve, il fut tué par un Grec nommé Penelée. Voy le second de l'Enéide [341]. Un Archerot.) Un petit archer, Cupidon. En mes yeux.) L'amour coule par les yeux dans le cœur : d'où est que les Grecs l'appellent È'pajç, du verbe Iffpeïv, o-ct Siàttov o{Z|xâxb)v iapeï . Properce [II, xv, 12]. Si nescis, oculi sunt in amore duces. Musase [94]. 'O^0aX(Jiôç S'ôSôç èirciv ■ à-' ôtpÔaXfxoïo (JoXâujv "EXxoç ôXi(r6aîvei, y.'i: k~\ cppévaç àv8pôç ôSsùei V Je parangonne au soleil que j'adore L'autre soleil. Cestuy-là de ses yeux Enlustre, enflamme, enlumine les cieux, Et cestui-cy nostre France décore. LIVRE DES AMOURS Tous les presens de la boete à Pandore, Les Elemens, les Démons, et les Dieux, Et tout cela que Nature a de mieux, Ont embelly le sujet que j'honore. Ha, trop heureux, si le cruel destin N'eust emmuré d'un rempart aimantin Si chaste cœur dessous si belle face : Et si mon cœur de mon sein arraché Ne m'eust trahy, pour se voir attaché De clous de feu sur le froid de sa glace. MURET Je parangonne.) Mot Italien, desja commun en nostre langue [Godefroy ne signale que deux exemples anté- rieurs à 1552 : l'un de Maigret, 1542 et l'autre de Marot], qui signifie, j'égale, j'accompare. Il fait comparaison de sa Dame au Soleil, et dit qu'il seroit heureux, ou si sa Dame n'estoit point du tout si chaste, ou si jamais il n'eust esté si espris de l'amour d'elle. Aimantin.) Aussi fort qu'aimant, pierre très-dure. VI Ces liens d'or, ceste bouche vermeille, Pleine de liz, de roses et d'ceillets, Et ces couraux doublement vermcillets, Et ceste jotic à l'Aurore pareille : Ces mains, ce col, ce front, et ceste oreille, Et de ce sein les boutons verdelets, Et de ces yeux les astres jumelets, Qui font trembler les âmes de merveille, I. LIVRE DES AMOURS Firent nicher Amour dedans mon sein, Qui gros de germe avoit le ventre plein D'œufs non formez qu'en nostre sang il couve. Comment vivroy-je autrement qu'en langueur, Quand une engence immortelle je trouve D'Amours esclos et couvez en mon cœur ? MURET Ces liens d'or.) La fiction de ce Sonet, comme l'au- theur mesme m'a dit, est prinse d'une Ode d'Anacreon encores non imprimée, [elle l'était depuis 1554], qu'il a depuis traduite. Voy la xxii. Ode de son cinquième livre des Odes. Ce Sonnet est assez aisé de soy, et ne signifie autre chose, sinon qu'il est tout plein d'affections amou- reuses. [Il est vray que le commencement est de Pétrarque 168. 1. 1604.] VII Bien qu'il te plaise, ingrate, d'allumer Dedans mon cœur, siège à ta tyrannie, Non d'une amour, ainçois d'une Furie Le feu cruel pour mez oz consumer : Le mal qui semble aux autres bien amer, Me semble doux, comme n'ayant envie De me douloir : car je n'aime ma vie, Sinon d'autant qu'il te plaist de l'aimer. Mais si les Cieux m'ont fait naistre, Madame, Ton dédié, ne genne plus mon ame, Pour ta victime offrant ma loyauté. Tu dois, Maistresse, en tirer du service, Non par l'horreur d'un cruel sacrifice L'ensanglanter aux pieds de ta beauté. LIVRE DES AMOURS MURET Bien qu'il te plaise.) Il dit premièrement, que tous les tourmens qu'il reçoit par la cruauté de sa Dame, ne luy sçauroient estre qu'agréables. Apres il luy remonstre, qu'il est à elle trop meilleur et trop mieux séant, le prendre à mercy, que par dureté l'occire. Siège à ta tyrannie.) En mon cœur, où tu commandes et règnes comme tyran et Seigneur. D'une amour.) Quand Amour est de genre féminin, il se prend pour la passion et affec- tion amoureuse : quand il est masculin, pour le Dieu d'Amour Cupidon. Toutesfois les Poètes les confondent pour la nécessité du vers. Dédie.) Il persiste en sa Méta- phore, dédié, victime, offrir sacrifice, sang. VIII Lors que mon œil pour t'œillader s'amuse, Le tien habile à ses traits descocher, Par sa vertu m'em-pierre en un rocher, Comme au regard d'une horrible Méduse : D'homme un rocher, si dextrement je n'use L'outil des Sœurs pour ta gloire esbaucher, Qu'un seul Tuscan est digne de toucher, Ta cruauté soymesme s'en accuse. Las, qu'ay-je dit ? Dans un roc emmuré, En te blasmant je ne suis assuré, Tant j'ay grand peur des flames de ton ire, Et que mon chef par le feu de tes yeux Soit diffamé, comme les monts d'Epire Sont diffamez par la foudre des deux. MURET Lors que mon œil.) Il dit que quand il s'amuse à œil- LIVRE DES AMOURS lader) c'est à dire, à regarder sa dame, l'œil d'icelle l'empierre) c'est à dire l'endurcit, et le tourne en un rocher. Et par ainsi que si luy estant mué en un rocher, ne loue dignement sa dame, elle s'en doit prendre à soymesme, qui le transforme ainsi. Puis tout à coup se reprend d'avoir si audacieusement parlé, et dit que com- bien qu'il soit ainsi endurcy, toutesfois il ne se tient pas asseuré : parce que le foudre des yeux de Cassandre est assez fort pour pénétrer mesme les rochers, par sa vertu, par sa force et puissance estrange. Méduse.) Phorque, fils de Neptune, entre autres enfans eut six filles, des- quelles trois furent nommées les Vieilles, par ce qu'elles nasquirent avec le poil tout blanc : les autres trois furent nommées Gorgones, pour la hideuse forme qu'elles eurent, car Gorgon en Grec est à dire terrible et hideux à voir. Les trois Vieilles se nommoient Memphede, Ennion, et Dinon : et dit on, que toutes trois n'avoient qu'un œil, et qu'une dent, qui se pouvoient oster et remettre, quand bon sembloit : tellement que toutes en usoient par rang. Les Gorgones se nommoient Euryale, Sthenon, et Méduse, desquelles Méduse seule estoit mortelle : les autres deux immortelles. Celles cy eurent le chef couvert d'escailles de Dragon : les dents longues comme celles d'un Sanglier, et des ailes, à tout lesquelles elles voloient par l'air. Avoient d'avantage ceste pro- priété, que tous ceux qui les regardoient, soudain estoient changez en pierres. C'est ainsi qu'en devisent plusieurs Poètes et Grammariens, tant Grecs que Latins, qui toutesfois ne s'accordent pas entièrement : mais ceux qui en parlent plus selon la vérité, comme un nommé Serein et autres, disent que les Gorgones furent au vray douées d'excellente beauté : tant que ceux qui les voyoient en devenoient tous estoyrdis, et hors de sentiment : d'où l'on a pris occasion de feindre, qu'ils se convertissoient en pierres. L'outil des Sœurs.) L'outil des Muses, le carme. Esbaucher.) Tellement quellement descrire. Un seul Tuscan.) Un Pétrarque, ou un semblable à luy. Les monts d'Epire.) Qui se nomment Ceraunes, ou Acro- ceraunes, parce qu'ils sont souvent frappez de tempeste. 10 I. LIVRE DES AMOURS Ceraunos en Grec signifie la foudre. C'est une imitation d'Horace en ses Odes [I. ni, 20.] IX Le plus touffu d'un solitaire bois, Le plus aigu d'une roche sauvage, Le plus désert d'un séparé rivage, Et la frayeur des antres les plus cois, Soulagent tant les souspirs de ma vois, Qu'au seul escart de leur secret ombrage Je sens guarir ceste amoureuse rage, Qui me r'afole au plus verd de mes mois. Là renversé dessus la terre dure, Hors de mon sein je tire une peinture, De tous mes maux le seul allégement : Dont les beautez par Denisot encloses, Me font sentir mille metamorfoses Tout en un coup, d'un regard seulement. MURET Le plus touffu.) Il dit ne pouvoir soulager ses maux, sinon se retirant de toutes compagnies, et hantant les lieux solitaires, afin d'illec contempler à son aise un por- trait de sa dame fait de la main de Nicolas Denisot, Comte d'Alsinois, homme entre les autres de singulières grâces, excellent en l'art de Peinture. Touffu.) Espais, hérissé de fucilles. Les souspirs de ma voix.) Ma voix souspireuse, ou pleine de souspirs, à la mode des Latins [Virgile. G cor g. II, 192.I Libabant pateris et auro, pour dire, pateris auratxs. Tu en trouveras mille autres sem- blables en ce livre. Metamorfoses.) changemens. Mot Grec. LIVRE DES AMOURS II X Amour me paist d'une telle Ambrosie, Que je ne suis justement envieux A ceste là, dont le Père des Dieux Chez l'Océan sa bouche rassasie. Celle qui tient ma liberté saisie, Voire mon cœur es prisons de ses yeux, Soûle ma faim d'un fruit si précieux, Que d'autre bien ne vit ma fantaisie. De l'avaller je ne me puis lasser, Tant le plaisir d'un variant penser Mon appétit nuict et jour fait renaistre. Et si le fiel n'amoderoit un peu Le doux du miel dont mon cœur est repeu, Entre les Dieux, Dieu je ne voudrais estre. MURET Amour me paist.) Il dit, qu'il reçoit tant de plaisir en aimant, que s'il n'y avoit quelque peu de desplaisir entremeslé, il ne voudroit pas changer sa condition à celle des Dieux. Le commencement semble estre pris d'un de Pétrarque, [161. i. 1604.] qui commence ainsi, Pasco la mente d'un si nobil cibo Ch'ambrosia e nettar non invidio à Jove. Ambrosie.) C'est la viande des Dieux, et Nectar le bruvage. Tous les deux signifient immortalité. Chez l'Océan.) Qui est Dieu de la mer. Là disent les Poètes, que les Dieux vont souvent banqueter. Voy l'Ode à Michel de l'Hospital. 12 I. LIVRE DES AMOURS XI Amour Amour, donne moy paix ou trcve, Ou choisissant un autre trait plus fort, Tranche ma vie, et m'avance la mort : Quand l'amour faut, la vie est tousjours brève. Un soing fécond en mon penser s'esleve, Que mon sang hume, et l'esprit me remord, Et dTxion me fait égal au sort, De qui jamais la peine ne s'achève. Que dois- je faire ! Amour me fait errer Si hautement que je n'ose espérer De mon salut qu'une langueur extrême. Puis que mon Dieu ne me veut secourir, Pour me sauver il me plaist de mourir, Et de tuer la mort par la mort mesme. MURET Amour Amour.) Tourmenté de désir, et n'osant espérer de parvenir au bien qu'il prétend oit, il souhaite d'avoir paix, ou trêve pour le moins avec Amour : et si Amour ne luy veut accorder ne l'un ne l'autre, pour mettre lin ;i sa douleur, il souhaite la mort, pour avoir la fin de ses morts. XII J'espère et crain, je me tais et supplie, Or' je suis glace, et ores un feu chaut, J'admire tout, et de rien ne me chaut, Je me délace, et puis je me relie. I. LIVRE DES AMOURS 13 Rien ne me plaist sinon ce qui m'ennuye : Je suis vaillant, et le cœur me défaut, J'ay l'espoir bas, j'ay le courage haut, Je doute Amour, et si je le desfie. Plus je me pique, et plus je suis rétif, J'aime estre libre, et veux estre captif, Mon mal prend fin, et soudain recommence. Un Promethée en passions je suis : J'ose, je veux, je souhaite, et ne puis. Ainsi la Parque a filé ma naissance. MURET J'espère et crain.) Il demonstre les contraires effets qu'Amour produit en luy : lesquels nul ne peut au vray entendre, qui ne les ait expérimentez en soy-mesme. Tel presque est un Sonet de Pétrarque, qui se commence Amor mi sprona in un tempo et affrena, Assecura, e spaventa, arde, et agghiaccia. Un Promethée.) C'est à dire, Mes passions renaissent perpétuellement, comme celles de Promethée : duquel les Poètes disent que pour avoir desrobé le feu du Ciel, il fut attaché à une montaigne de Scythie, nommée Caucase, là où un aigle luy rongeoit continuellement le foye : et afin que son torment fust perpétuel, il luy renaissoit de nuict autant de foye, comme l'aigle pin- setant luy en avoit dévoré par jour. Ainsi le raconte Pherecyde [de Leros. Voir Historicorum Graecorum frag- menta rec. C. et T. Muller (Paris, 1874), t. I.] XIII Pour estre seul tes beaux soleils aimant, Non pour ravir leur divine estincelle, 14 I. LIVRE DES AMOURS Contre le roc de ta rigueur cruelle Amour m'attache à mille clous d'aimant. En lieu d'un Aigle, un soin incessamment Souillant sa grife en ma playe éternelle, Ronge mon cœur, et si ce Dieu n'appelle Madame afin d'adoucir mon torment. Mais de cent maux, et de cent que j'endure, Fiché, cloué dessus ta rigueur dure, Le plus cruel me seroit le plus dous, Si j'esperois après un long espace Venir à moy l'Hercule de ta grâce, Pour délacer le moindre de mes nouds. MURET Pour estre seul.) Il continue encores à se comparer à Promethée, et se dit estre tourmenté, non pour avoir ravy le feu du Soleil, comme luy : mais pour avoir trop aimé les beaux Soleils, c'est à dire les yeux de sa Dame. Contre le roc de ta rigueur.) Comme contre un Caucase. Si j'esperois.) Apres que Promethée eust long temps de- meuré en la misère que j'ay dicte, Hercule allant avec Jason et les autres à la conqueste de la Toison d'or, et passant par Scythie, par le commandement de Jupiter, le deslia, ayant premièrement tué l'Aigle à coups de flèches. La fable est dedans le Commentateur d'Apolloine sur le second livre, et dans Valcre Flacque au quatrième, [66-81] et cinquième [155-177] des Argonautiques. XIIII Je vy tes yeux dessous telle planette, Qu'autre plaisir ne me peut contenter, Sinon le jour, sinon la nuict chanter, Allège moy douce plaisant brunette. I. LIVRE DES AMOURS 15 O liberté, combien je te regrette ! Combien le jour que je vy t'absenter, Pour me laisser sans espoir tourmenter En l'espérance, où si mal on me traite ! L'an est passé, le vintuniesme jour Du mois d'Avril, que je vins au séjour De la prison, où les Amours me pleurent : Et si ne voy (tant les liens sont forts) Un seul moyen pour me tirer dehors, Si par la mort toutes mes morts ne meurent. MURET Je vy tes yeux.) Il regrette sa liberté, se plaignant d'estre enclos en une prison amoureuse, de laquelle il ne voit moyen aucun de sortir que par mort. Ce com- mencement est de Pétrarque, In taie Stella duo begli occhi vidi. Allège moy.) C'est une vieille et vulgaire chanson, depuis renouvellée par Clément Marot. Et ne doit sem- bler estrange, si l'Auteur en a mis icy le premier verset, veu que ce tant estimé Pétrarque n'a pas dédaigné de mesler parmy ses vers, non seulement des chansons Ita- liennes de Cino, de Dante, de Cavalcante, mais encores une de je ne sçay quel Limosin. Le lieu de Pétrarque est, Non gravi al mio Signor, perch'io V ripreghi, Da dir libero un di ira l'herba e i fiori Dret e rason es que cantant io mori. Si quelqu'un de nos François osoit prendre la licence d'en faire autant, Dieu sçait, comment il seroit receu par nos vénérables Quintils. Où les Amours me pleurent.) Où je suis si mal traitté, que mesme les Amours aians pitié de moy, en larmoyent. l6 I. LIVRE DES AMOURS XV Que justement les Charités d'Homère Un faict soudain comparent au penser, Qui parmi l'aer sçauroit bien devancer Le Chevalier qui tua la Chimère : Si tost que luy une nef passagère De mer en mer ne pourroit s'élancer, Ny par les champs ne le sçauroit lasser, Du faux et vray la prompte messagère. Le vent Borée ignorant le repos, Conceut le mien de nature dispos, Qui dans le ciel et par la mer encore, Et sur les champs, animé de vigueur, Comme un Zethes, s'en-vole après mon cœur, Qu'une Harpye en se jouant dévore. MURET Que justement.) Homère quand il veut dire quelque chose estre faite soudainement, use souvent de ces mots, ôiaxE vÔT,aa, c'est à dire aussi tost que le penser : laquelle comparaison est fort louée de l'Auteur en ce lieu, où il assemble encor' beaucoup d'autres choses, pour monstrer combien le penser est soudain. Il vient après à parler du sien particulièrement, duquel pour signifier la grande vitesse, il le dit avoir esté conceu du vent Borée. Dit d'avantage, que son penser court perpétuellement après sa dame pour délivrer son cœur, qu'elle dévore. Les Charités d'Homère.) Les Grâces d'Homère, c'est à dire, Homère mesmes. Le Chevalier qui tua la Chimère.) Bellerophon qui donta le cheval volant, Pégase, par la bride que Pallas luy apporta du ciel, comme raconte Pindare aux Olympics [XIII], et l'Auteur au premier I. LIVRE DES AMOURS 1J des Odes. La fable est telle, Bellerophon fils de Neptune (bien qu'on l'estimast fils de Glauque Roy d'Epire) jeune Prince, accompli de tous points, estant en la court de Prœte Roy d'Arges, la femme du Roy nommée Antie s'énamoura de luy, si fort que laissant la honte en tel cas requise, luy offrit la jouissance de son corps. Mais estant refusée par luy, et craignant qu'il ne la diffa- mast, va la première se complaindre à son mary, disant que Bellerophon l'avoit voulue forcer. Proetus fort courroucé, ne le voulut toutesfois tuer, ne mesme per- mettre qu'il fust tué dans sa maison, ains escrivit des lettres à son beaupere le Roy de Lycie, luy exposant le fait, et le priant d'en prendre vengeance. Bellerophon mesme les porta : lequel fut receu par le Roy de Lycie trescourtoisement, et bien festoyé par l'espace de douze jours. Iceux accomplis, Iobate (ainsi se nommoit le beaupere de Proetus) s'enquist à luy du portement de son gendre, et de sa fille, et s'il luy en apportoit point de lettres : Si fait, dit-il, et ce disant les luy présenta. Les lettres leues, Iobate rongeant son frein, va penser à parsoy, qu'il faloit brasser à Bellerophon quelque trahison pour le faire mourir. Et ne voyant moien plus propice, tousjours dissimulant son cœur, luy tint propos de l'adventure de la Chimère, luy remonstrant, que vraiement grand los acquerroit celuy qui pourroit une telle beste desconfire. Or estoit la Chimère en ce pays là, un monstre aiant le devant d'un Lion, le derrière d'un dragon, et le milieu du corps en façon d'une chèvre et gettoit ordinairement le feu ardant par la gueulle' Bellerophon fut de si gentil cœur, qu'il l'entreprint. Et pour faire court, en vint à bout à son grand honneur, avec l'aide du cheval volant Pégase, que son père Nep- tune luy avoit donné. Il fit encor' beaucoup d'autres vaillantises, desquelles Iobate s'esmerveillant, non seu- lement ne voulut pas le meurdrir, ains luy donna une sienne fille nommée Cassandre en mariage, avecques bonne partie de son royaume. Ainsi l'ay-je recueilli de Homère au sixiesme de l'Iliade [115-200], d'Hésiode en la Théogonie [325], et de leurs commentaires. Du RoNbARD. — Les Amours, t. I. 2 iS I. LIVRE DES AMOURS faux et vray la prompte messagère.) La renommée ainsi appellée par Virgile [En. IV, 188]. Le vent Borée.) Aquilon, la Bise. Ignorant le repos.) Qui ne peut reposer. Ainsi Horace [I, vi, 6]. Pelidae stomachum cedere nescij. Et Valere Flacque [I, 69], Ignaras Cereris terras. Comme un Zethes.) Il compare son penser à Zethes, et sa dame à une Harpye. Pour entendre cecy, il faut sçavoir qu'il fut un Roy es parties de Bithynie et Paphlagonie, nommé Phinée, homme tresexpert en matière de prédire les choses avenir. Iceluy pour avoir trop apertement révélé aux hommes les secrets des dieux, fut premièrement aveuglé par Jupiter, et d'avantage fort estrangement tormenté par les Harpyes. Or estoient les Harpyes, oiseaux monstrueux, ayans visage de pucelles, les mains crochues, un ventre grand à merveilles, et une perpé- tuelle faim. Ces monstres, incontinent que Phinée vouloit prendre sa réfection, venoient soudain se ruer sur la viande, et la luy ravissoient quelque fois toute, quelque fois luy en laissans une bien petite partie, mais tellement empuantie par leur attouchement, que nul n'en pouvoit souffrir l'odeur. Luy estant ainsi misérable, avint que Jason, et les autres Argonautes allant à la conqueste de la toison d'or, vindrent surgir en un port de Bithynie( où le pauvre Phinée faisoit sa demourance. Parmi leur bande estoient deux enfans du vent Borée, nommez Zethes, et Calais, qui voloient par l'air, tout ainsi qu'oi- seaux. Par ceux là, avoit de long temps preveu Phinée, qu'il devoit estre délivré des Harpyes. Parquoy, prenant un petit baston en main pour sa guide, à leur débarquer, vint treshumblement les recueillir, leur exposant son infortune, et les suppliant de luy donner secours ; leur remonstrant qu'il estoit leur prochain allié, aiant autre- fois eu à femme une leur sœur nommée Cleopatre : et qu'il avoit de long temps preveu que en leur seule vertu et gentillesse gisoit l'espoir de sa délivrance. Eux émeuz de pitié, s'en vindrent avec luy, l'asseurant de le secourir I. LIVRE DES AMOURS ig à leur pouvoir. L'heure du disner venue, et Phinée s'estant mis à table parmi les autres, à grand peine avoit on couvert, quand voicy les Harpyes, qui à leur cous- tume vindrent envahir les viandes, remplissans au reste tout le lieu d'une puanteur insupportable. Incontinent les enfans de Borée prenans leur vol, se prindrent à courir vers elles, et fendans l'aer, les poursuy virent si vertement, qu'ils les talonnoient de bien près, délibérez de les tailler en pièces, quand une voix fut entendue du ciel, leur défendant de passer plus outre, et les asseu- rant que les Harpyes ne retourneroient plus tormenter Phinée. Ainsi le racontent Apolloine [II, 178 et suivants], et Valere Flacque [IV, 433]. XVI Je veux pousser par la France ma peine, Plustost qu'un trait ne vole au décocher : Je veux de miel mes oreilles boucher, Pour n'ouyr plus la voix de ma Sereine. Je veux muer mes deux yeux en fonteine, Mon cœur en feu, ma teste en un rocher, Mes pies en tronc, pour jamais n'approcher De sa beauté si fièrement humaine. Je veux changer mes pensers en oiseaux, Mes doux soupirs en Zephyres nouveaux, Qui par le monde éventeront ma pleinte. Je veux du teinct de ma palle couleur, Aux bords du Loir enfanter une fleur, Qui de mon nom, et de mon mal soit peinte. MURET Je veux pousser.) Il dit qu'il veut faire entendre à toute la France les maux qu'il endure pour aimer : et 20 I. LIVRE DES AMOURS après se changer en telle sorte, qu'il n'aye aucun senti- ment, afin de ne retourner plus vers celle qui le tour- mente. De miel.) De cire. Sereine.) Les Sereines furent filles du fleuve Achelois, et d'une des Muses (les uns disent de Calliope, les autres de Terpsichore) qui avoient le haut du corps en façon d'oiseaux, et le bas en forme de pucelles : ou comme les autres disent, le haut en forme de pucelles, et le bas en forme de poissons. Elles se tenoient en une isle de la mer Sicilienne, qui se nommoit l'Isle Fleurie, et chantoient merveilleusement bien, tel- lement que elles allechoient les nautonniers par la douceur de leurs chants, et les tiroient en des destroits de mer, où ils perissoient. Mais Ulysse qui avoit esté averti de cela par la Nymphe Circe [Calypson], lors qu'il y voulut passer, estoupa de cire les oreilles de tous ses compai- gnons, et se fit lier estroitement au mast de la navire : et par ainsi évita le danger. Homère le raconte au dou- zième de l'Odyssée [39-54]. Je parleray quelquefois des Sereines plus amplement sur le cinquième des Odes, en l'Ode aux trois Princesses Angloises. Qui de mon nom.) C'est une allusion à la fable d'Ajax, lequel après qu'il se fut tué, pour n'avoir peu obtenir les armes d'Achille : de son sang sortit une fleur, aux fueilles de laquelle estoient escrites ces lettres A I, qui sont les premières lettres de son nom : et outre ce ont signifiance de douleur: car A I en Grec est à dire Helas. Voy Ovide au treizième de la Métamorphose [397. Voir aussi X, 215]. XVII Par destinée en mon ame demeure L'œil, et la main, et le poil délié, Qui m'ont si fort brûlé, serré, lié, Qu'ars, prins, lassé, par eux faut que je meure. Le feu, la senv, et le reth à toute heure, Ardant, pressant, noudant mon amitié, I. LIVRE DES AMOURS 21 En m'immolant aux piedz de ma moitié, Font par la mort, ma vie estre meilleure. Oeil, main, et poil, qui bruslez et gennez, Et enlassez mon cœur que vous tenez Au labyrint de vostre crespe voye, Que ne puis-je estre Ovide bien disant : Oeil tu serois un bel Astre luysant, Main un beau lis, poil un beau reth de soye. MURET Par destinée.) Il dit, que trois choses sont enfermées dans son cœur, lesquelles l'ont fait mourir : c'est à sça- voir, l'œil, la main, et le poil, c'est à dire la chevelure de sa dame : et que s'il avoit aussi bon esprit qu'Ovide, il changeroit l'œil en un astre, la main en un lis, et le poil en un reth de soye. Ce Sonet est de ceux, qu'on appelle aujourd'huy rapportez. Les anciens appelloient cette figure, Paria paribus reddita. La serre.) Mot de faucon- nerie : qui signifie la pince et les ongles d'un oiseau de proye. En m'immolant.) Il veut dire que son esprit l'a laissé pour suivre sa dame et par ainsi qu'il est ja mort (car la mort n'est autre chose que séparation du corps et de l'esprit) mais qu'une telle mort rend sa vie meilleure et plus heureuse. Les Platoniques disent, que l'amant ne vit pas en soy, mais en la personne qu'il aime. De ma moitié.) Cela aussi est pris de Platon, dans un dia- logue duquel, qui se nomme Le banquet, ou de l'Amour, Aristophane raconte, que les hommes estoient au com- mencement doubles, mais que Jupiter après les partist par le milieu : et que depuis un chacun cherche sa moitié : De là dit-il, que l'amour procède. Au labyrint.) Ainsi se nommoient anciennement lieux faits de tel artifice, qu'à grand'peine en pouvoit on sortir, y estant une fois entré. Pline dit qu'il y en eut quatre principalement renommez. Au labyrint de vostre crespe voye.) En vos cheveux frisez et retors et dévoyez, comme les labyrints. 22 I. LIVRE DES AMOURS XVIII Une beauté qui dans le cœur domine, Un or frisé de meint crespe anelet, Un front de rose, un teinct damoiselet, Un ris, qui l'ame aux Astres achemine : Une vertu de telle grâce digne, Un col de neige, une gorge de lait, Un cœur ja meur en un sein verdelet, En dame humaine une beauté divine : Un œil puissant de faire jours les nuis, Une main forte à piller les ennuis, Qui tient ma vie en ses dois enfermée : Avec un chant offensé lentement, Or' d'un souris, or' d'un gémissement : De tels sorciers ma raison fut charmée. MURET Une beauté.) Il raconte les beautez et bonnes grâces de sa dame, et dit que ce sont les sorciers, par lesquels son entendement fut charmé. Un or.) Une chevelure. Un ris qui l'ame.) Les gentils esprits, par la beauté des choses inférieures, sont émeus à contempler et imaginer la beauté des choses célestes et divines. Ainsi dit-il, que le ris de sa dame achemine aux astres l'ame de ceux qui la regardent. Avec un chant offensé.) Entre rompu, syncopé. Il veut dire, que sa dame en chantant, par fois rioit, par fois gemissoit : ce qui ajoustoit encore plus de grâce à son chant. — [Ce Sonnet est tiré de Pétrarque. 170. 1. 1604. — Il est cité en entier i\v 1553 à 1 571 .j I. LIVRE DES AMOURS 23 XIX Avant le temps tes temples fleuriront, De peu de jours ta fin sera bornée, Avant le soir se clorra ta journée, Trahis d'espoir tes pensers périront : Sans me fléchir tes escrits flétriront, En ton desastre ira ma destinée, Ta mort sera pour m'aimer terminée, De tes souspirs noz neveux se riront. Tu seras fait d'un vulgaire la fable : Tu bastiras sus l'incertain du sable, Et vainement tu peindras dans les cieux : Ainsi disoit la Nymphe qui m'afolle, Lors que le ciel tesmoin de sa parolle, D'un dextre éclair fut présage à mes yeux. MURET Avant le temps.) Cassandre fille à Priam fut prophète. Il dit que sa Cassandre l'est aussi, et qu'elle luy a desja prédit tous ses malheurs. Fleuriront.) Deviendront blanches et chenues. Ainsi lisons nous souvent aux vieux Romans, la barbe fleurie pour la barbe blanche. [Ainsi Pétrarque. 176. 1. 1604.] Avant le soir.) Tu mourras devant que le cours naturel de vie soit accomply. En ton desastre.) En ton malheur. Ira ma destinée.) Il sem- blera, que je ne sois née, que pour te rendre malheureux. Noz neveux.) Ceux qui viendront après nous. Il prend neveux, pour ce que les Latins appellent Nepotes. Tu bastiras.) C'est à dire, tu perdras ton temps. La Nymphe qui m'afolle.) Qui me rend fol. D'un dextre esclair.) On pensoit anciennement que les foudres et les esclairs du costé gauche fussent signes et présages de bon heur, et 24 I. LIVRE DES AMOURS ceux du costé droit, de malheur. Telle est l'opinion des Latins : car les Grecs au rebours pensoient ceux du costé droit estre heureux, et les autres malheureux. XX Ha je voudroy richement jaunissant En pluye d'or goûte à goûte descendre Dans le giron de ma belle Cassandre, Lors qu'en ses yeux le somne va glissant. Puis je voudroy en toreau blanchissant Me transformer pour finement la prendre, Quand en Avril par l'herbe la plus tendre Elle va fleur mille fleurs ravissant. Ha je voudroy pour alléger ma peine, Estre un Narcisse, et elle une fontaine, Pour m'y plonger une nuict à séjour : Et si voudroy que ceste nuict encore Fust éternelle, et que jamais l'Aurore D'un feu nouveau ne rallumast le jour. MURET Ha je voudroy.) Le sens est, qu'il voudroit bien obtenir jouyssance de sa dame, en quelque façon que ce fust. Mais il enrichit cela de fables poétiques, comme nous dirons par le menu. Richement jaunissant.) Acrisie fut jadis Roy d'Arges, auquel ilavoit esté prédit, que d'une sienne fille nommée Danés, sortiroit un fils qui le met- trait à mort. Craignant cela, il fit faire une grosse tour d'aerain, et là dedans enferma sa fille, luy ayant pourveu de quelques femmes pour son service, défendant tres- expressement, que homme quel qu'il fust, n'eust leans entrée : espérant par ce moyen éviter son desastre. Mais .un i que le recelement d'une excellente beauté ne fait I. LIVRE DES AMOURS 25 que plus fort eguillonner ceux qui en sont désireux : Jupiter, qui long temps auparavant avoit esté féru de l'amour de cette Princesse, la voyant ainsi enfermée, plus fort embrasé que jamais, pour plus aysément par- venir à son attente, se convertist en pluye d'or, et tout bellement se laissa couler par le toict, jusques au giron de l'Infante, avec laquelle il exécuta lors le poinct, auquel principalement tous amoureux prétendent. La fable est en la Métamorphose d'Ovide. Ainsi dit le Poëte, qu'il voudroit bien parvenir à sa dame. Lors qu'en ses yeux.) Lors qu'elle s'endort le plus doucement, comme sur le poinct du jour. Ce sommeil est proprement appelle par les Grecs [iipfnrjpa. Puis je voudroy.) Ainsi que fit Jupiter pour ravir Europe. Je me déporte de reciter ceste fable, parce que Baïf l'a divinement descrite au livret appelle, Le ravissement d'Europe. On la pourra prendre de là. Estre un Narcisse.) Narcisse fut un jeune enfant beau par excellence, lequel après avoir desdaigné beaucoup de jeunes filles, qui estoient amoureuses de luy, un jour se baignant dans une fontaine, fut tellement espris de l'amour de soy mesme, qu'il en mourut. Voy le troisième de la Métamorphose [339-510]. XXI Qu'Amour mon cœur, qu'Amour mon ame sonde, Luy qui cognoist ma seule intention, Il trouvera que toute passion Veufve d'espoir, par mes veines abonde. Mon Dieu, que j'aime, est-il possible au monde De voir un cœur si plein d'affection, Pour la beauté d'une perfection, Qui m'est dans l'ame en playe si profonde ? Le cheval noir qui ma Royne conduit, Suyvant le traq où ma chair l'a séduit, A tant erré d'une vaine traverse, 26 I. LIVRE DES AMOURS Que j'ay grand peur (si le blanc ne contraint Sa course folle, et ses pas ne refraint Dessous le joug) que ma raison ne verse. MURET Qu'Amour mon cœur.) Il se dit estre si plein d'affection amoureuse, qu'il craint que sa raison en soit à la fin renversée. [Pétrarque. Amor, cfie vedi ogni pensiero aperto, 1604.] Veufve d'espoir.) Sans aucun espoir. Ainsi a dit Horace [Od. I, x, 11], Viduus pharetra Risit A polio. Et en un autre lieu [Od. II, xi, 8] Et foliis viduantur orni. Le cheval noir.) Par sa Royne il entend sa raison. Par le cheval noir, un appétit sensuel et désordonné, guidant l'ame aux voluptez charnelles. Par le cheval blanc un appétit honneste, et modéré, tendant tousjuurs au souverain bien. Ceste allégorie est extraite du Dia- logue de Platon, nommé Phaedre, ou De la beauté. XXII Cent et cent fois penser un penser mesme, A deux beaux yeux monstrer à nud son cœur, Boire tousjours d'une amere liqueur, Manger tousjours d'une amertume extrême : Avoir et l'ame et le visage blême, Plus souspirer, moins fléchir la rigueur, Mourir d'ennuy, receler sa langueur, Du vueil d'autruy des loix faire à soy-mesme : Un court despit, une aimantine foy, Aimer trop mieux son ennemy que soy, Peindre en ses yeux mille vaines ligures : Vouloir parler, et n'oser respirer, Espérer tout et se désespérer, Sont de ma mort les plus certains augures I. LIVRE DES AMOURS 2J MURET Cent et cent fois.) Il voit en soy beaucoup de choses procédantes de l'amour, qui toutes luy signifient sa mort prochaine. Un court despit.) Il se despite quelque- fois contre la durté de sa dame : mais le despit est bien court. Une aimantine foy.) Aussi forte comme l'aimant, qui attire le fer. Augures.) signes, présages. [Il a em- prunté ce Sonnet de Bembo, 1604.] XXIII Ce beau coral, ce marbre qui souspire, Et cet ébéne ornement du sourcy, Et cet albâtre en voûte racourcy, Et ces saphirs, ce jaspe, et ce porphyre : Ces diamans, ces rubis, qu'un Zephyre Tient animez d'un soupir adoucy, Et ces œillets, et ces roses aussy, Et ce fin or, où l'or mesme se mire : Me sont dans l'ame en si profond esmoy, Qu'un autre objet ne se présente à moy, Sinon, Belleau, leur beauté que j'honore, Et le plaisir qui ne se peut passer De les songer, penser, et repenser, Songer, penser, et repenser encore. MURET Ce beau coral.) Ne dormant, ne veillant, il ne peut penser en autres choses, qu'aux singulières beautez de sa dame. Ce beau coral.) Ces lèvres aussi vermeilles que franc coral. Ce marbre qui soupire.) Cet estomach blanc comme marbre, par fois agité d'un tremblotement doux. 28 I. LIVRE DES AMOURS Et cet ebc'ne.) Ce sourcil noir. Ebéne est un bois odorant, qu'on apporte des Indes, aiant par le dehors couleur comme de buis, mais fort noir par le dedans. Et cet albâtre.) Ce front comme albâtre. Et ces saphirs.) Ces yeux estincelans. Ce jaspe, et ce porphyre.) Il signifie la délicate peau de sa dame, au travers de laquelle appa- raissent les veines, comme sur un jaspe, ou sur un por- phyre bien poly. Qu'un Zephyre.) Une souefflairante haleine. Et ces œillets.) Cette vermeille couleur. Et ce fin or.) Cette perruque dorée. Belleau.) Excellent poëte, contemporain de l'autheur [? 1527-1577]. XXIIII Tes yeux divins me promettent le don Présent d'amour qui les tormens efface : Mais j'ay grand peur qu'ils tiennent de la race De ton ayeul le Roy Laomedon. Au flamboyer de leur double brandon Par le penser l'espérance m'embrasse, Ja prévoyant, abusé de leur grâce, Que mon service aura quelque guerdon. Ta bouche seule en parlant m'espovante, Bouche prophète, et qui vraye me chante Tout le rebours de tes yeux amoureux. Ainsi je vis, ainsi je meurs en doute, L'un me rappelle, et l'autre me reboute, D'un seul objet heureux et malheureux. MURET Tes yeux divins.) Il dit que les yeux de sa dame dou- cement sourians, luy promettent quelque faveur : mais que quand ce vient au parler, elle l'espovante, disant tout au contraire de ce que ses yeux promettent. Mais I. LIVRE DES AMOURS 29 j'ay grand peur.) C'est à dire, mais j'ay peur qu'ils ne me tiennent pas promesse. De ton ayeul.) Il parle à sa Cassandre, tout ainsi que si elle estoit fille du Roy Priam. Le Roy Laomedon.) Laomedon fut père à Priam : duquel les Poètes disent, qu'il fut homme fort parjure et de mauvaise foy. Lors qu'il bastissoit sa ville de Troye, deux dieux, c'est à sçavoir, Neptune et Apollon, qui pour lors estoient privez de leur divinité, convindrent avec luy à certain pris pour chacun an, pour luy ayder à la bastir. Apres que l'œuvre fut parachevée, et que ces pauvres dieux s'en vindrent demander leur salaire, non seulement il leur refusa, ains les menassa, si plus ils le venoient importuner, qu'il leur feroit à tous deux couper les oreilles, et les envoyeroit liez et garrottez de piedz et de mains en quelques isles loingtaines. Ainsi le raconte Homère au vingt-unième de l'Iliade [443- 457]. Ces dieux furent tellement courroucez, que Apollon luy envoya la peste : Neptune fit desborder la mer jusques dans la ville. Et fut respondu par l'oracle, que cela ne pouvoit estre appaisé, sinon que les citoyens donnassent chacun an une pucelle, pour estre dévorée par un monstre marin. Ce qu'ils firent, se voyans réduits à extrémité : et choisissoient les pucelles par sort. Advint que le sort tomba sur une fille à Laomedon, nommée Hesione. Parquoy ils la prindrent, et l'attachèrent toute nuë à un rocher près du rivage, auquel ils avoient cous- tume de lier les autres. Ainsi qu'elle estoit là, n'attendant sinon que le monstre vint pour la dévorer, Hercule pas- sant là auprès, et entendant comme elle se lamentoit, esmeu à pitié, non seulement la délivra, mais aussi mit à mort le monstre. Laomedon luy offrit pour recompense trente chevaux, que Jupiter luy avoit donnez. Hercule, qui alloit au voyage de la toison d'or, le remercia pour l'heure, et luy dist, qu'il les prendroit à son retour. Quand il revint pour les reprendre, Laomedon les luy refusa : dequoy Hercule estant courroucé, mist à sac la ville de Troye. La fable est en partie dans Valere Flacque au second des Argonautiques [450-580], en partie dans Homère au cinquième de l'Iliade [640]. Le 30 I. LIVRE DES AMOURS Poëte dit, qu'il a peur que les yeux de sa dame tiennent de la race de Laomedon, c'est à dire, qu'ils soyent trom- peurs. XXV Ces deux yeux bruns, deux flambeaux de ma vie, Dessus les miens respandant leur clarté, Ont esclave ma jeune liberté, Pour la damner en prison asservie. Par ces yeux bruns ma raison fut ravie, Et quelque part qu'Amour m'ait arresté, Je ne sceu voir ailleurs autre beauté, Tant ils sont seuls mon bien et mon envie. D'autre esperon mon maistre ne me point, Autres pensers en moy ne logent point, D'un autre feu ma Muse ne s'enflame : Ma main ne sçait cultiver autre nom, Et mon papier ne s'esmaille, sinon De leurs beautez que je sens dedans l'ame. MURET Ces deux yeux bruns.) Il dit que les yeux de sa dame l'ont tellement asservi, qu'il n'aime à voir autre qu'elle, et ne peut penser, ny escrire d'autre que d'elle. Mon tyran.) Amour. Esmaille.) Orne. [D'un autre espron.) Ceste fin est de Pétrarque. 77. 1. 1604.] XXVI Plus tost le bal de tant d'astres divers Sera lassé, et l'Océan sans onde, I. LIVRE DES AMOURS 31 Et du Soleil la fuitte vagabonde Ne courra plus en tournant de travers : Plus tost des cieux les murs seront ouvers, Plus tost sans forme ira confus le monde, Que je sois serf d'une maistresse blonde, Ou que j'adore une femme aux yeux vers. O bel œil brun ! que je sens dedans l'ame, Tu m'as si bien allumé de ta flame, Qu'un autre œil verd n'en peut estre veinqueur : Si que tousjours en peau jeune et ridée, Voire au tombeau je veux aimer l'idée De ces yeux bruns, deux soleils de mon cœur. MURET Plus tost le bal.) Il dit que toutes choses impossibles aviendront plus tost, qu'il soit amoureux de femme, qui ait le visage blond, ou l'œil verd. Car l'œil et le teint brun de sa dame l'ont tellement assugetty, que mesme après sa mort, il en aimera l'idée, qui est empreinte en son cœur. Il a dit cela mesme en l'Ode à laques Peletier, des beautez qu'il voudroit en s'amie, là où il escrit ainsi, L'âge non meur, mais verdelet encore, C'est l'âge seul qui me dévore, Le cœur d'impatience atteint. Noir je veux l'œil, et brun le teint, Bien que l'œil verd toute la France adore. Et est à noter, que les anciens estimoient l'œil noir estre un des points les plus requis à la perfection de beauté. D'où est que Venus est nommée par Pindare sX'.xwtti;, c'est à dire aux yeux noirs, en l'Ode sixième des Pythies, et par Hésiode en la Théogonie, IXtxo6Xscpapo<;. Ainsi mesmes est appellée Chryseis au premier de l'Iliade, [98] np-v ■/' %~r> ~0Lzpl cptX<4> ôrV£Vai sXixtôirtSa 3CO'jp7)V. Et 32 I. LIVRE DES AMOURS Homère a baillé mesme épithète aux Muses, 'Afxçî Stoç xojpo'j; kX-.y.to-iôe; ëffTrexe [zoùffai. Et l'Autheur en ses Odes, Muses aux yeux noirs mes pucelles. Les Latins ne l'ont pas ignoré, entre lesquels Horace escrit aux Odes [I. XXXI, II]. Et Lycum nigris oculis, nigroque Crine décorum. Et en l'art Poétique, [v. 37] Spcctandum nigris oculis, nigroque capillo. L'œil vert est par les Poètes attribué à Minerve, par eux souvent nommée y^*ux5>7ciç. Et le grand œil à Junon, laquelle ils nomment ^otoTrt;. Le bal de tant d'astres divers.) Le mouvement. Ainsi disent souvent les poètes Grecs, y 000; àdxptôv. Il faut noter, que si le Poëte parle souvent des cheveux dorez, de l'or des cheveux de sa Dame, il entend par ce mot D'or, et Doré, une chose belle, à la mode des Grecs : autrement il contreviendroit à son intention. Car il ne se peult faire, ou rarement se fait, qu'une Dame aux yeux bruns aye les cheveux blonds, mais bien bruns, ou noirs, ou chateigniers. Les murs des deux.) Les voûtes, les rempars. XXVII Bien mille fois et mille j'ay tenté De fredonner sur les nerfs de ma Lyre, Et sus le blanc de cent papiers escrire Le nom qu'Amour dans le cœur m'a planté. Mais tout soudain je suis espou vanté : Car ce beau nom qui l'esprit me martyre Sans le chanter, estonné me retire, De cent fureurs brusquement tourmenté. I. LIVRE DES AMOURS 33 Je suis semblable à la Prestresse folle, Qui bègue perd la voix et la parolle, Dessous le Dieu qui luy brouille le sain. Aussi brouillé de l'amour qui me touche, Fol et béant je n'ouvre que la bouche, Et sans parler ma voix se perd en vain. MURET Bien mille fois.) Les Prestesses anciennes, lors que Apollon entroit dans elles, pour leur faire chanter les oracles, estoient tellement esmeuës par la véhémente agitation du Dieu, qu'elles perdoient sens et parolle. et béoient seulement, ne pouvans parler. Ainsi dit-il, que la grande beauté, et divinité de sa dame l'empesche de parler, ou d'escrire, lors qu'il en a le plus grand désir. Je suis semblable à la Prestresse.) Cette affection est ainsi descrite en Virgile, [/En. VI, 45-50] Ventum erat ad limen, cum virgo, poscere fata Tempus, ait : Deus ecce, Deus cui talia fanti Ante fores, subito non vultus, non color unus : Non comptae mansere comae : sed pectus anhelum, Et rabie fera corda tument : majorque videri, Nec mortale sonans. Béant.) Ouvrant en vain la bouche sans pouvoir parler, à cause de trop grande affection. XXVIII Injuste Amour, fusil de toute rage, Que peut un cœur soumis à ton pouvoir, Quand il te plaist par les sens esmouvoir Nostre raison qui préside au courage ? Ronsard. — Les Amours, t. I. 34 I. LIVRE DES AMOURS Je ne voy pré, fleur, antre ny rivage, Champ, roc, ny bois, ny flots dedans le Loir, Que peinte en eux, il ne me semble voir Cette beauté qui me tient en servage. Ores en forme, ou d'un foudre enflammé, Ou d'une nef, ou d'un Tigre affamé, Amour la nuict devant mes yeux la guide : Mais quand ma main en songe les poursuit, Le feu, la nef, et le Tigre s'enfuit, Et pour le vray je ne pren que le vuide. MURET Injuste Amour.) Au premier quatrain il dit, que l'homme ne peut résister à la force d'amour. Au second, que quelque part qu'il regarde, il a tousjours la beauté de sa dame devant les yeux. Aux six derniers vers, qu'il la voit de nuict en diverses formes : mais que quand il la pense embrasser, elle s'enfuit. Nostre raison qui préside.) De là est, que Platon [Prot. 352 b.] l'appelle 70 ï,-'s:;jLovr/.''.v. Je ne voy pré.) C'est une chose naturelle, que ceux que nous aimons fort, il nous semble tousjours que nous les voyons. D'où est, que les Latins disent porter quelcun dans l'œil, pour dire l'aimer bien fort. Les Grecs disent pour le mesme, porter quelcun en la teste, è7cï z7t xeçaXï) neptcpépeiv. Ou d'un foudre.) Parce qu'elle me brusle. Ou d'une nef.) Parce qu'elle me fuit. Ou d'un Tigre affame.) Pour ce qu'elle me dévore. XXIX Si mille œillets, si mille liz j'embrasse, Entortillant mes bras tout à l'entour, Plus fort qu'un cep, qui d'un amoureux tour La branche aimée, en mille plis cnlasse : I. LIVRE DES AMOURS 35 Si le soucy ne jaunist plus ma face, Si le plaisir fait en moy son séjour, Si j'aime mieux les ombres que le jour, Songe divin, ce bien vient de ta grâce. Suyvant ton vol je volerois aux cieux : Mais son portrait qui me trompe les yeux, Fraude tousjours ma joye entre-rompue. Puis tu me fuis au milieu de mon bien, Comme un éclair qui se finist en rien, Ou comme au vent s'évanouyt la nuë. MURET Si mille œillets.) Il remercie le Songe, disant, qu'il ne reçoit du bien que par lu y, et que par son moyen il voleroit jusques au ciel, si n'estoit, que ce plaisir se passe trop tost, et s'évanouyt en rien. — [Le commen- cement est pris des Rime de Bembo, Sel viver mien, etc. 1604.] XXX Ange divin, qui mes playes enbâme, Le truchement et le héraut des dieux, De quelle porte es tu coulé des cieux, Pour soulager les peines de mon ame ? Toy quand la nuit par le penser m'enflame, Aiant pitié de mon mal soucieux : Or' dans mes bras, ore' dedans mes yeux, Tu fais nager l'idole de ma Dame. Demeure Songe, arreste encor un peu. Trompeur, atten que je me sois repeu Du vain portrait, dont l'appétit me ronge. 36 I. LIVRE DES AMOURS Ren moy ce corps qui me fait trespasser, Sinon d'effet, seuffre au moins que par songe Toute une nuit je le puisse embrasser. MURET Ange divin.) Il parle encor à ce Songe, et le prie de permettre que sa joye soit un peu de plus longue durée. Il l'appelle Ange, c'est à dire messager divin, parce que les dieux révèlent souvent aux hommes leur volonté par songes. A mesme raison il le nomme héraut et tru- chement des dieux, v.i\ yob x' ôvap ix àtôç éuxi : Homère au premier livre de l'Iliade, [63]. — [Bembo. Sogno, che dolcemente ni' hai furato. 1004.] XXXI Légers Daimons, qui tenez de la terre, Et du haut ciel justement le milieu : Postes divins, divins postes de Dieu, Qui ses segrets nous apportez grand erre. Dites Courriers (ainsi ne vous enserre Quelque sorcier dans un cerne de feu) Razant noz champs, dites, a' vous point veu Cette beauté qui tant me fait la guerre ? Si de fortune elle vous voit ça bas, Li' re par l'air vous ne refuirez pas, Tant doucement sa douce force abuse, Ou comme moy esclave vous fera, Ou bien en pierre ell'vous transformera D'un seul regard, ainsi qu'une Méduse. LIVRE DES AMOURS 37 MURET Légers Démons.) Les anciens, et principalement les Platoniques, ont pensé entre le globe de la Lune, et la terre, estre la demeure des esprits, qu'ils appelloient Démons, tenans en partie de l'humanité, en partie de la divinité : de ceste cy, entant qu'ils sont immortels, comme les dieux : de cette-là, entant qu'ils sont subjets à passions et affections, comme les hommes. Disent davantage, que par le moyen d'iceux, les choses humaines sont portées aux dieux, et les divines sont communiquées aux hommes. Voy Platon au Banquet, et Ficin au Com- mentaire. Le Poète parle à ces Démons, et leur demande, si montant au ciel, ou en descendant, ils ont point apperceu sa dame. Dit davantage, que si quelcun d'eux la voit, il ne pourra pas s'en refuir au ciel : car ou elle le rendra esclave de sa beauté, ou mesme le changera en pierre, c'est à dire, le rendra du tout insensible. Grand erre.) Grand train. Ainsi ne vous enserre quelque sorcier.) Il parle selon l'opinion du vulgaire, qui croit, que les sorciers ont pouvoir d'enserrer les esprits. A' vous.) Comme les Latins disent, Sis, pour Si vis. Ainsi les François, A' vous, pour Avez vous. Ainsi qu'une Méduse.) J'ay parlé de Méduse en un autre lieu. [VIII]. XXXII Quand au premier la Dame que j'adore, De ses beautez vint embellir les cieux, Le fils de Rhée appella tous les Dieux, Pour faire d'elle encore une Pandore. Lors Apollon richement la décore, Or' de ses rais luy façonnant les yeux, Or luy donnant son chant mélodieux. Or' son oracle et ses beaux vers encore. 38 I. LIVRE DES AMOURS Mars luy donna sa fiere cruauté, Venus son ris, Dione sa beauté, Pithon sa voix, Ceres son abondance, L'Aube ses doits, et ses crins déliés, Amour son arc, Thetis donna ses pies, Clion sa gloire, et Pallas sa prudence. MURET Quand au premier.) Il dit que quand sa dame vint au monde, tous les dieux d'un commun accord luy don- nèrent tout ce qu'un chacun d'eux avoit de singulier, Le fils de Rhe'e.) Jupiter fils de Saturne, et de Rhée, autrement nommée Cybele. Pour faire d'elle encore une Pandore.) Apres que Promethée, comme j'ay desja dit, eut desrobé le feu du ciel, Jupiter pour se venger des hommes, donna charge à Vulcan, qu'il fist de terre une statue de femme la plus belle qu'il pourroit, et qu'il l'animast : ce qui fut fait. Apres qu'elle fut animée par commandement de Jupiter, un chacun des dieux luy donna ce qu'il avoit de plus excellent, comme Venus la beauté, Pallas la sagesse, Mercure l'éloquence : et les autres dieux de mesme. Or en ce temps là les hommes vivoient sans peine, et sans soucy : d'autant que la terre, sans estre labourée, leur produisoit toutes choses néces- saires à vivre. Jamais n'estoient malades, jamais n'en- vieillissoient. Mais Jupiter mit à Pandore (ainsi se nommoit ceste femme, pour la cause que je diray après) un vase en main, dans lequel estoient encloses les mala- dies, la vieillesse, les soucis, et telles autres malheuretez : puis l'envoya vers un frère à Promethée, qui se nommoit Epimethée, homme de peu de sens : lequel (combien que son frère l'avoit bien adverty de ne recevoir aucun présent, qui vint de Jupiter) toutes fois se laissa par elle abuser, et la receut. Estant receuë, elle ouvrit son vase, et remplit tout le monde des drogues, que j'ay cy dessus nommées. Hésiode le raconte au livre nommé Les œuvres et les jours. La raison de son nom est telle. I. LIVRE DES AMOURS 39 Pan en Grec signifie tout : et doron est à dire, un don, ou présent. Elle fut donc nommée Pandore, parce que chacun des dieux luy fit un présent. Hésiode, [O. 80.] ôvôfjnrjve 01 x-^vôe vuvaïxa QavSii>pT)V, oxt TtàvT£; ' ()'/. s'xt.'.ï Sto^ax' è/ovts; Awoov Ê8a>pT)t prins de l'Italien. I. LIVRE DES AMOURS 47 XL Que de beautez, que de grâces écloses Dans le jardin de ce sein verdelet, Enflent le rond de deux gazons de lait, Où des Amours les flèches sont encloses ! Je me transforme en cent métamorphoses, Quand je te voy, petit mont jumelet, Ains du printemps un rosier nouvelet, Qui le matin caresse de ses roses. S'Europe avoit l'estomach aussi beau, Sage tu pris le masque d'un toreau, Bon Jupiter, pour traverser les ondes. Le ciel n'est dit parfait pour sa grandeur. Luy et le sein le sont pour leur rondeur : Car le parfait consiste en choses rondes. MURET Que de beautez.) L'argument est assez aisé de soy. De ce sein verdelet.) Non encore meur. Les Italiens disent acerbe poppe, tetins verdelets, et qui peu à peu commencent à s'enfler. Ainsi ay-je leu dans quelque Epigramme Grec, ô'(u- ïv. xôXituJV, ïxi i'f :-';-> zs [xopfX'jpooaav, sJ/.ï/r Kûrauv 0' t'v; 'AtoXXtjç, xâXXoç Vjlssujtxtov, où Ypar-rôv, à/.A ' ï[vl-y/rj't i£s{xâ£axo. Eu [xèv Y"P ôtxpai? yepalv £x6Xî6et xôjjtav, eu S' ô(XfA(XTa)v vaAYvo,- bcXâfiirei tcoOoç, •/.a' p.aÇoç, àx(xf(ç ôtYY£Xoç, xuôwviqi. aJTà S' 'A8âva xa: Aiô; TuveuvÉTii; œâffoutriv ■ ii Zeô, XenrôfieffOoc ttj xotaet. Baif aussi à la fin de ses Amours [de Meliue] a touché ceste fable, disant, O de l'escume la fille, Qui dessus une coquille A bord à Cytheres vins Pressurer ta tresse blonde Encores moite de l'onde, L'oignant de parfums divins. Et Tibulle, [III, m, 34.] Et faveas concha, Cypria, vecta tua. En-onde.) Tourner et cresper en long comme ondes. Brunement Ions.) Venus est célébrée par les Grecs entre mille beautez, qu'elle a, de deux particulières, des yeux et des cheveux bruns. De femme humaine.) Telle Ronsard. — Les Amours, t. I. 4 50 I. LIVRE DES AMOURS est la fin d'un Sonet Italien, fait par Messer Lelio Capi- lupi, [Rime di diversi I. (1545), 342.] Di mortal donna non son l'auree e bionde Chiome di lei, ne 'l parlar dolce e 7 riso, L'habito, i passi, e le serene ciglia. Selve ombrose, alti monti, e limpide onde Non celan Nympha di si chiaro viso, Ne di guancia si bianca, e si vermiglia. XLII Avec les lis les œillets mesliez N'égalent point le pourpre de sa face : Ny l'or filé ses cheveux ne surpasse, Ore tressez et ore desliez. De ses couraux en voûte repliez Naist le doux ris qui mes soucis efface : Et à l'envy la terre où elle passe, Un pré de fleurs émaille sous ses picz. D'ambre et de musq sa bouche est toute pleine. Que diray plus ? J'ay veu dedans la plaine, Quand l'air tonnant se crevoit en cent lieux, Son front serein, qui des Dieux s'est fait maistre, De Jupiter rasséréner la dextre, Et tout le ciel obéir à ses yeux. MURET Avec les lis.) Il raconte les merveilleux effccts de la divine beauté de sa dame. Mesliez.) Meslez, mot Vando- mois. Ny l'or file'.) Ainsi dit un Italien nommé Antonio Francesco Kinieri, [Rime di diversi. II (1547), 20 b.] Polito or puro al Sol fiammeggia in vano Al par de be capegli, hor cinti, hor sciolti. I. LIVRE DES AMOURS 51 Un pré de fleurs.) Semblable est la fiction d'Hésiode [Th., 194.] parlant de Venus, 'Ex S' z(jrt a!8o£ï] /.aAr, 0£Ô; , àuç.-. 8s toitt) TTOffo-îv oiro paôtvoldiv às^exo. [Ainsi Pétrarque. 133. 1. Corne 7 candido pié per l'herba fresca. 1604.] XLIII Ores la crainte et ores l'espérance De tous costez se campent en mon cœur : Ny l'un ny l'autre au combat n'est vainqueur, Pareils en force et en persévérance. Ores douteux, ores plein d'asseurance, Entre l'espoir, le soupçon et la peur, Pour estre en vain de moy-mesme trompeur, Au cœur captif je promets délivrance. Verray-je point avant mourir le temps, Que je tondray la fleur de son printemps, Sous qui ma vie à l'ombrage demeure ? Verray-je point qu'en ses bras enlassé, Recreu d'amour tout penthois et lassé, D'un beau trespas entre ses bras je meure ? MURET Ores la crainte.) Il dit que la peur et l'espérance se combattent perpétuellement dans son esprit. Apres il souhaite de jouyr un jour de sa dame, et de mourir entre ses bras. Que je tondray la fleur de son printemps.) Que je jouyray d'elle. La locution est prinse de Pindare aux Pythies [IX, 61] ôata, xXuxàv /_£^pa oî TrpoffeveYXsTv, r\ p'a xaî èx A£/_siov xEïpev \xt\vtfiiv. Tiotav. Penthois.) Perdant 52 I. LIVRE DES AMOURS haleine, haletant : mot de fauconnerie. D'un beau trespas.) Selon ce que dit Pétrarque, Un bel niovir tutta la vita honora. Et Virgile, [/En. II, 317] Pulchrumqae mort succurrit in armis. Et Tyrtaee, [Fragment 1 o dans Poetae lyrici graeci, rec. T. Bergk, vol. II, p. 13.] Teôvàfzevai yàp xaXôv b-\ ïtoo^â^oiai TOffovca 'oLwoa ' àyaOôv. Telle mort se souhaitoit Ovide, disant, [Am. II, x, 35] /42 mi/ii contingat Veneris languescere motu, Citm moriar, médium solvar et inter opus. Atque aliquis, nostro lachrymans in funere, dicat, Conveniens vitae mors fuit ista tuae. Et en un autre lieu, [A m. II, x, 30] Di faciant, lethi causa sit ista mei. XLIIII Je voudrois estre Ixion et Tantale, Dessus la roue, et dans les eaux là bas : Et nud à nud presser entre mes bras Ceste beauté qui les anges égale. S'ainsin estoit, toute peine fatale Me seroit douce, et ne me chaudroit pas, Non d'un vautour fussay-je le repas, Non, qui le roc remonte et redevale. Voir ou toucher le rond de son tetin l'oiirroit changer mon amoureux destin Aux ma j estez des Princes de l'Asie : I. LIVRE DES AMOURS 53 Un demy-dieu me feroit son baiser, Et dans son sein mon feu desembraser, Un de ces Dieux qui mangent l'Ambrosie. MURET Je voudrois estre.) Il dit qu'il seroit content d'endurer les plus grief ves peines, que les Poètes disent estre aux enfers, à telle condition qu'il peust quelquefois jouyr de sa dame : Par ce que le seul attouchement du tetin le feroit aussi heureux qu'un Prince : le baiser le feroit demy dieu : et le dernier poinct, le feroit aussi heureux que les dieux mesmes. Ixion.) Ixion, comme raconte Didyme sur le vingt uniesme de l'Odyssée, fut fils à Jupiter. Les interprètes de Pindare disent, qu'il espousa une nommée Die, de laquelle le père eut à nom Deionée. Or la coustume estoit anciennement, que les nouveaux mariez faisoient de beaux presens à ceux, desquels ils espousoient les filles. Ixion, qui estoit de meschante nature, pria son beau père de venir banqueter en sa mai- son, et là, suyvant la coustume, recevoir les presens. Ce pendant il fit un grand creux à l'entrée du lieu où se devoit faire le festin, et l'ayant remply de charbons ardans, et couvert quelque peu par le dessus, fit mali- cieusement tomber ce pauvre homme là dedans, et y mourir misérablement. L'horreur de ce crime mit Ixion en si grande haine et des dieux et des hommes, que par un long temps il erroit çà et là vagabond, ne trouvant personne, qui le voulust recevoir. En fin Jupiter ayant pitié de luy, le purgea de ce forfait, et le fit venir au ciel : mesme luy porta bien tant de faveur, qu'il le faisoit ordinairement boire et manger à sa table. Pour cela toutesfois sa malice ne fut aucunement corrigée. Ains un jour entre autres, s'estant bien enyvré de Nectar, et soulé d'Ambrosie, il fut bien si présomptueux que de s'adresser à Junon, et luy tenir propos deshonnestes : voire jusqu'à la presser de son honneur. Elle grande- ment courroucée, en fit le rapport à Jupiter, qui pour le 54 I. LIVRE DES AMOURS commencement eut soupçon que sa femme eust con- trouvé cela, à cause de la haine qu'elle portoit à tous ceux qu'il avoit engendrez d'autre que d'elle. Parquoy, voulut par certaine expérience en sçavoir la vérité. Si print une nuée, de laquelle il fit une image moult res- semblante à Junon, et la mit en la chambre où Ixion souloit se retirer. Lequel pensant au vray de ceste image, que ce fust Junon, accomplit son desordonné vouloir avec elle : et dit-on que de là nasquirent les Centaures, qui furent à demy hommes, à demy chevaux. A ceste cause Jupiter, ne le pouvant faire mourir (parce qu'il avoit mangé de l'Ambrosie) l'envoya tout vif aux enfers, et le fit par les mains, et par les pies attacher à une roué, qui tourne perpétuellement, où il est encor' criant aux hommes, qu'ils apprennent par son exemple, à ne rendre pas mal pour bien, ains à rendre la pareille à ceux qui leur ont fait plaisir. Voy Didyme tout à la fin du vingt-uniesme de l'Odyssée, et Pindare en l'Ode se- conde des Pythies. Et Tantale.) On raconte diverses cho- ses de Tantale. Les uns disent qu'il fut admis au banquet des dieux, et qu'il desroba du Nectar, et de l'Ambrosie, pour en donner aux hommes qui avoient coustume de banqueter avec luy. Cela raconte Pindare aux Olympies. Les autres, comme Euripide, qu'il révéla les secrets des dieux aux hommes. D'autres encor, comme un des inter- prètes de Pindare, qu'on luy avoit donné en garde un chien, qui estoit commis à la garde du temple de Jupiter en Can- die, et en avoit esté desrobé, et que quand Jupiter l'envoya quérir par Mercure, il luy dist, qu'il ne l'avoit pas. On dit aussi, que voulant festoyer les dieux, il detrencha par pièces un sien fils nommé Pelops, et l'ayant fait cuire, leur en voulut faire manger. Aussi grande est la variété des sentences, quant à la peine qu'il souffre. Les uns disent que Jupiter l'accable d'une montaigne nommée Sipyie. Les autres, qu'il est aux enfers pendu en l'aer, ayant une grosse pierre sur sa teste, tousjours comme preste à cheoir : et que par ainsi il est tourmenté par une continuelle crainte. Les autres, desquels l'opi- nion est fondée sur l'authorité d'Homère dans l'onziesmc I. LIVRE DES AMOURS 55 de l'Odyssée, et de tous plus communément receuë, disent qu'il est dans l'eau jusques au menton, et dès qu'il se veut baisser, pour estancher sa soif, l'eau s'enfuit si bien, qu'il n'en sçauroit prendre une goûte. Disent davantage, qu'il est entouré de beaux arbres, comme pommiers, poiriers, grenadiers, et tels autres, qui luy apportent le fruict tout auprès les mains, et quand il en cuide prendre, les arbres se haussent soudain, telle- ment qu'il n'y peut atteindre. S'ainsin estoit.) Si ainsi estoit ; ainsin pour Ainsi, à cause de la voyelle qui s'ensuit : à la manière des Grecs, qui disent èoù<; v.ï-.i/i\ ooatÇoos 27a " o" xai vép8ev*Y^Ç ~'-,,JLT,v rcpoç Ztvô; È'/ovreç aXXore [xsv Çciioua' bTspTjH6DOi, aXXoxs S' a^Tï xeâvâaiv ■ ti{XT,v 8e XsXÔY^aaiv "77. Beoïaiv. Oebalie est un pays de Grèce, autrement dit Laconie. Cent fois le jour, esbay je repense, Que c'est qu'Amour, quelle humeur l'entretient, Quel est son arc, et quelle place il tient Dedans nos cœurs, et quelle est son essence. Je cognoy bien des astres la puissance, Je sçay comment la mer fuit et revient, Comme en son tout le monde se contient : De luy sans plus me fuit la cognoissance. Je suis certain qu'il est un puissant Dieu, Et que, mobile, ores il prend son lieu Dedans mon cœur, et ores dans mes veines : Que de nature il ne fait jamais bien, Qu'il porte un fruict dont le goust ne vault rien. Et duquel l'arbre est tout chargé de peines. MURET Cent fois le jour.) Il dit, qu'il ne peut aucunement comprendre la nature et l'essence d'Amour : mais que quant à la puissance d'iceluy, il l'expérimente assez en soy. — [Voy Pétrarque. Son. 141. 1. 1604.] 62 I. LIVRE DES AMOURS LI Mille vrayment, et mille voudroyent bien, Et mille encor, ma guerrière Cassandre, Qu'en te laissant, je me voulusse rendre Franc de ton reth, pour vivre en leur lien. Las ! mais mon cœur, ainçois qui n'est plus mien, En autre part ne sçauroit plus entendre. Tu es sa dame, et mieux voudroit attendre Dix mille morts, qu'il fust autre que tien. Tant que la rose en l'espine naistra, Tant que le trèfle au rivage croistra, Tant que les Cerfs aimeront les ramées. Et tant qu'Amour se nourrira de pleurs, Tousj ours au cœur ton nom, et tes valeurs, Et tes beautez me seront imprimées. MURET Mille vrayment.) Il n'y a rien en ce Sonet, qui ne soit aisé de soy. LU Avant qu'Amour, du Chaos ocieux Ouvrist le sein, qui couvoit la lumière, Avec la terre, avec l'onde première, Sans art, sans forme, estoyent brouillez les deux. Ainsi mon tout erroit sedicieux Dans le giron de ma lourde matière, Sans art, sans forme et sans figure entière, Alors qu'Amour le perça de ses yeux. I. LIVRE DES AMOURS 63 Luy seul rendit mon essence parfaite. Ronde par luy ma qualité s'est faite : Il me donna la vie et le pouvoir, Il anima mes pensers de sa flame, Et de son branle en ordre fit mouvoir Les pas suivis du globe de mon ame. MURET Avant qu'Amour.) Les Poètes, comme Orphée, Hésiode, Ovide et autres disent, que devant que le ciel, le feu, l'aer, l'eau, et la terre fussent faits, les semences et les formes de toutes ces choses là estoyent meslées, et con- fondues en une lourde, obscure, pesante, et immobile masse, qu'ils nomment Chaos. De ceste masse, ainsi que dit Orphée, Amour sortit le premier, lequel par après sépara les parties du Chaos, assignant à chacune d'icelles son lieu propre, et donnant à chacune chose sa forme. Ainsi dit nostre Auteur, que son esprit es toit morne et assoupi dans son corps, sans forme et sans mouvement aucun, au paravant qu'il fut amoureux : Et que ce fut Amour, qui premier demesla ceste confusion, et qui luy donna vie, et mouvement. Ce qu'il dit icy de l'Amour, quant à la séparation des parties du Chaos, il le dit en un autre lieu, de la Paix : parce qu'Amour, Paix, et Amitié, se prennent quelque- fois l'un pour l'autre. D'où est que Cyre Théodore en un Dialogue Grec nommé l'Amitié bannie, dit de l'Amitié, cela mesme que nous disons icy de l'Amour. Du Chaos.) Chaos en Grec signifie confusion. Ocieux.) Il prend Ocieux pour ce que les Latins disent, Iners. Ovide [Met. I, 8.] Nec quicquam, nisi pondus iners, congestaque eodem, Non bene junctarum discordia semina rerum. Qui couvoit la lumière.) Qui tenoit la lumière enclose. Ainsi mon tout.) C'est à dire, toutes les parties de mon esprit estoient meslées et confondues. Dans le giron de 64 I. LIVRE DES AMOURS ma lourde matière.) Dans mon corps. Et de son branle en ordre fit mouvoir Les pas suivis du globe, de mon ame.) C'est à dire, et donna le premier mouvement à mon ame. On pourroit icy disputer, si l'ame a mouvement ou non, et si elle en a, quel il est. Car Platon tient, que l'ame est principe de mouvement, et qu'elle mesmes est un mouvement perpétuel. Aristote confesse bien, qu'aux choses animées elle est principe de mouvement, mais que toutefois elle ne se meut aucunement de soy mesmes, ains seulement par accident, et avecques le corps, comme le nautonnier avecques la navire. Quelques hommes de sçavoir s'efforcent les accorder, disans le mot de mouve- ment se prendre autrement en l'un, et autrement en l'autre. Mais nous remettrons ces disputes au temps que nous aurons suffisant loisir pour parachever le livre des discours Philosophiques en langue vulgaire, ja par nous commencé. Maintenant revenons à nostre Autheur. Il dit Le globe de son ame. Parce que combien que l'ame estant incorporelle, ne peut avoir figure, ne ronde, ne quarrée, ny autre : si est-ce toutefois, qu'elle a affinité avecques le rond. Car le mouvement du rond se retourne en soy-mesme : et si fait aussi le mouvement de l'ame, si mouvement le faut appeller. Pour entendre cecy, considérons, que l'œil void bien toutes autres choses, mais il ne peut pas voir soy-mesme. Par ainsi son mou- vement, c'est à dire, son action, ne retourne pas en soy, ains s'estend seulement aux autres choses. Mais l'ame non seulement peut entendre la nature des autres choses, ains aussi sa nature mcsme : qui est un grand argument pour l'immortalité. De là est, que sainct Denys au pre- mier livre Des noms divins, dit le mouvement de l'ame estre circulier. Nostre Auteur dit, Les pas suivis. Pour ce qu'au mouvement d'un rond, toutes les parties s'en- tresuivent, comme tresbien demonstre Aristote au livre des questions Mechaniques, qui à ceste cause dit le cercle estre principe des merveilles. Ce Sonet précèdent ne se doit proprement appeller Sonet, mais un Lay. L'Auteur appelle les Sonets, qui ont plus de quatorze lignes, Lais, ou Virelais, vieux mots François. I. LIVRE DES AMOURS 65 LUI J'ay veu tomber (ô prompte inimitié) En sa verdeur mon espérance à terre, Non de rocher, mais tendre comme verre, Et mes désirs rompre par la moitié. Dame où le ciel logea mon amitié, Et dont la main toute ma vie enserre, Pour un flateur tu me fais trop de guerre, Privant mon cœur de ta douce pitié. Or s'il te plaist, fay moy languir en peine : Tant que la mort me dénerve et déveine, Je seray tien. Et plus-tost le Chaos Se troublera de sa noise ancienne, Qu'autre beauté, qu'autre amour que la tienne, Sous autre joug me captive le dos. MURET J'ay veu tomber.) Il se plaint, que pour un faux rap- port, sa dame estoit courroucée contre lu y, l'asseurant toutefois que quelque torment qu'elle luy sçache donner, il n'aimera jamais autre qu'elle. Le commencement est pris de la fin d'un Sonet de Pétrarque, qui est telle, [Amor, Fortuna, e la mia mente schiva] Lasso, non di diamante, ma d'un vetro Veggio di man cadevmi ogni speranza, Et tutt'i miei pensier romper nel mezzo. Dénerve et déveine.) Mots faits à l'imitation de Pé- trarque. [Son. 161. 1. 1604.] Ronsard. •— Les Amours, t. I. 5 66 I. LIVRE DES AMOURS LIIII O doux parler, dont l'apast doucereux Nourrit tousjours la faim de ma mémoire : O front, d'Amour le Trofée et la gloire, O doux souris, O baisers savoureux : O cheveux d'or, O coutaux plantureux De liz, d'oeillets, de porfyre, et d'ivoyre : O feux jumeaux, dont le ciel me fit boire A si longs traits le venin amoureux : O vermeillons, O perlettes encloses, O diamans, O liz pourprez de roses, O chant qui peut émouvoir un Lion, Et dont l'accent nos âmes vient espoindre : O corps parfait, de tes beautez la moindre Mérite seule un siège d'Ilion. MURET O doux parler.) Le Poëte absent de sa dame, remémore particulièrement aucunes de ses beautez, et souhaite les revoir. L'apast doucereux.) Il dit nourrir la faim de sa mémoire par l'apast douceureux du doux parler de sa dame : C'est à dire, qu'il paist son esprit de la souve- nance du parler d'icelle. Trofée.) Ainsi disoit on ancien- nement, quand on avoit revestu quelque arbre ébranché, des despouilles de l'ennemy, pour monument de victoire. Et se dit en Grec xpô-jraiov, parce qu'on avoit de coustume de le dresser pour avoir tourné l'ennemy, lors qu'il se mettoit en fuite, qu'ils appelloient xporn^v. Coutaux plantureux.) Le sein abondant en ces couleurs, qu'il représente par les lis, œillets, porfyre, et ivoire. Feux jumeaux.) Les yeux par lesquels il dit à longs traits avoir beu le venin amoureux : ce qui se fait, parce que I. LIVRE DES AMOURS 67 les rayons des yeux de la dame sont comme voituriers de son esprit, et par la rencontre qu'ils font avecques les rayons de l'amant, se meslant parmy eux, se con- duisent à son cœur, et de leur esprit estrangé empoi- sonnent l'esprit de celuy qui est outré. Apulée fait tresbien à ce propos, disant, Isti oculi tui per meos oculos ad intima delapsi praecordia, acerrimum meis medullis commovent incendium. Le ciel.) Selon les Astrologues, qui disent les corps inférieurs estre gouvernez par les célestes. Boire.) Telle manière de parler est en l'Epi- gramme en Grec, [Anthol. Pal. V, 226.] 'OcpOaXuol, téo uiypi; à'yjaacTS vÉ/Tap 'EpaJxojv , xâXXeoç àxp^xou Çcopoitctai Opa^És;; ; Vermillons.) Les lèvres. Perlettes, Diamans.) Les dents. Lis pourprez de roses.) Blanches et vermeilles joues. LV Verray-je point la saison qui m'apporte Ou trêve, ou paix, ou la vie, ou la mort, Pour edenter le soucy qui me mort Le cœur rongé d'une lime si forte ? Verray-je point que ma Naïade sorte D'entre les flots, pour m'enseigner le port ? Viendray-je point, ainsi qu'Ulysse, à bord, Ayant au flanc son linge pour escorte ? Verray-je point, que ces astres jumeaux, En ma faveur, encore par les eaux Montrent leur flame à ma Carène lasse ? Verray-je point tant de vents s'accorder, Et calmement mon navire aborder, Comme il souloit, au havre de sa grâce ? 68 I. LIVRE DES AMOURS MURET Verray-je point.) Ce Sonet tend au mesme argument que le précèdent, quant à l'absence de sa dame : mais il le diversifie d'une passion plus grande, accompaignée de la comparaison de soy à Ulysse, de sa dame à Leu- cothée, de qui nous dirons la fable. Edenter.) Oster la dent au soucy. Naiade.) Il appelle Cassandre Naiade, la comparant à Leucothée, Nymphe de mer, dite autre- ment Inon, fille de Cadme : laquelle par Junon poussée en fureur, parce qu'elle tenoit la main aux honneurs divins, qu'on donnoit à Bacchus, tenant entre ses bras un sien petit fils, qui avoit nom Melicerte, s'eslança de la pointe d'une roche en la mer : et là tous deux furent, à la requeste de leur ayeule Venus, receuz par Neptune entre les Dieux marins, le nom de Melicerte changé en Palemon, et celuy d'Inon en Leucothée. Ovide au qua- triesme des Métamorphoses. Ceste Déesse, comme une tormente eut surpris Ulysse, au partir de l'Isle de Calyp- son, dans le vaisseau qu'il avoit luy-mesme charpenté de sa main, s'apparut à luy : et luy donnant un couvre- chef, l'advertit, qu'il s'en couvrist l'estomach, et couvert en la sorte se gettaTst] dans les flots, et qu'ayant pris terre, il le luy regettast dans la mer. Ce qu'Ulysse pressé des vagues fit finablement, et par le moyen du linge, vint à bord. Le conte en est au cinquiesme de l'Odyssée. Escorte.) Guide, conduite. Astres jumeaux.) Les yeux. Il continue la métaphore de la mer. Carène.) La panse du navire. Partie pour le tout. Calmement.) Paisiblement, mot de marine. Havre.) Port. LVI Quel sort malin, quel astre me fit estre Jeune si fol, et de malheur si plein ? Quel destin lit, que tousjours je me plain De la rigueur d'un trop rigoureux maistre J. I. LIVRE DES AMOURS 69 Quelle des Sœurs à l'heure de mon estre Noircit le fil de mon sort inhumain ? Et quel Daimon d'une senestre main Berça mon corps quand le ciel me fit naistre ? Heureux les corps dont la terre a les os ! Bien-heureux ceux, que la nuit du Chaos Presse au giron de sa masse brutale ! Sans sentiment leur repos est heureux : Que suis- je, las ! moy chetif amoureux, Pour trop sentir, qu'un Sisyphe ou Tantale ? MURET Quel sort malin.) Il se plaint de sa condition, laquelle il dit estre si misérable, que les morts sont heureux au pris de luy. Quel sort malin.) Il met différence entre la fortune, et l'influxion des astres, comme quelques uns des Philosophes ont fait. Quel astre.) Selon l'opinion des Mathématiciens, qui disent l'heur et le malheur des hommes dépendre de l'influence des astres. Quel destin.) Selon les Stoiques, qui disent toutes choses estre gou- vernées par le destin. D'un trop rigoureux maistre.) D'Amour. Quelle des Sœurs.) Des trois Parques filles de la nuict, par lesquelles la vie des hommes est filée, selon les Poètes. Et quel Daimon.) Daimons, en nostre religion, sont appeliez bons ou mauvais anges. La nuict du Chaos.) L'obscurité. Au giron de sa masse brutale.) Dans la terre. Qu'un Sisyphe ou Tantale.) J'en ay desja parlé ailleurs [XLIIII]. LVII Divin Bellay, dont les nombreuses lois Par un[e] ardeur du peuple séparée, 70 I. LIVRE DES AMOURS Ont revestu l'enfant de Cytherée D'arcs, de flambeaux, de traits, et de carquois Si le doux feu, dont, jeune, tu ardois, Enflambe encor' ta poitrine sacrée Si ton oreille encore se recrée, U'ouyr les plaints des amoureuses vois : Oy ton Ronsard, qui sanglotte et lamente, Pâle de peur pendu sur la tourmente, Croizant en vain ses mains devers les cieux, En fraile nef, sans voile ne sans rame, Et loin du bord, où pour astre sa dame Le conduisoit du Fare de ses yeux. MURET Divin Bellay.) Il escrit ce Sonet à Joachim du Bellay Angevin, excellent Poëte François, comme ses œuvres de long temps semées par toute la France contraignent les envieux mesmes à le confesser : et le prie d'ouyr les complaintes qu'il fait, pour estre absent de sa dame, sans grande espérance de la revoir. Un presque semblable Sonet luy avoit escrit du Bellay, dans son Olive, lequel m'a semblé bon de mettre icy, Divin lions ard, qui de l'arc à sept cordes Tiras premier au but de la mémoire Les traits œlez de la Françoise gloire, Que sur ton luth hautement tu accordes : Fameux harpeur, et prince de nos Odes, Laisse ton Loir hautain de ta victoire, lit vien sonner au rivage de Loire De tes chansons les plus nouvelles modes. Enfonce l'arc du vieil The bain archer, Où nul que toy ne sceut onc encocher Des doctes Sœurs les sagettcs divines. I. LIVRE DES AMOURS 71 Porte pour moy, parmy le ciel des Gaules Le sainct honneur des Nymphes Angevines, Trop pesant faix pour mes foibles espaules. Dont.) Duquel. Ainsi quelquefois prennent les Latins, Unde. Virg. Genus unde Latinum. Les nombreuses loix.) Les carmes, vôfioi, s'appelloient anciennement chansons : comme en Aristophane, [ Eq., 9.] çuvauX-av xXaûcrwfjtev 'OÀjjjltto'j voaov. Depuis les loix furent appellées vôfiot : parce qu'on les faisoit en vers, afin que le peuple les chantast, et par tel moyen les retint plus aisément en mémoire. L'enfant de Cytherée.) Amour. Croizant en vain.) Il exprime le geste de ceux qui sont réduits à desespoir. LVIII Quand le Soleil à chef renversé plonge Son char doré dans le sein du vieillard, Et que la nuit un bandeau sommeillard Des deux costez de l'Horizon alonge : Amour adonc qui sape, mine et ronge De ma raison le chancellant rempart, Comme un guerrier en diligence part, Armant son camp des ombres et du songe. Lors ma raison, et lors ce dieu cruel, Seul per à per d'un choc continuel Vont redoublant mille escarmouches fortes : Si bien qu'Amour ne seroit le vainqueur Sans mes pensers, qui luy ouvrent les portes, Par la traison que me brasse mon cœur. 72 I. LIVRE DES AMOURS MURET Quand le soleil.) Il veut représenter les discours qu'il fait la nuict, pensant à sa dame. Pour ce faire avec plus de grâce, il fait comme deux capitaines, Amour et Raison. Le camp d'Amour est armé des ténèbres de la nuict, et du songe. Raison a pour sa défense, le cœur, et les pensers. Il dit donc que par nuict, Amour vient donner des escarmouches à Raison : et qu'ils se com- battent long temps ensemble. Mais que son cœur et ses pensers qui luy sont traistres, ouvrent les portes à l'Amour, qui par ce moyen, en fin demeure vainqueur sur la Raison. Quand le soleil.) Description de la nuict. Plonge son char.) Les Poètes disent que le Soleil se plonge au soir dans l'Océan, et en sort au matin. Dans le sein du vieillard.) Dans le sein de Neptune, dans la mer. Il appelle Neptune vieillard, à cause de l'escume de la mer, qui est semblable à poil blanc. Ou plustost, parce que beaucoup d'anciens, comme Thaïes le Milesien, ont dit l'eau estre principe de toutes choses. Pour laquelle cause Pindare a dit, rien n'estre meilleur que l'eau Apifftov p.sv »-)o. Homère semble avoir touché cestc opinion, disant [77. XIV, 201] 'Qxeavôç zi 0eS>v y^v£7'-v "/-a>- pQTÉpa Brfiûv et en un autre lieu [II. XIV. 246] ' ûxeavov ottieo véveffiç rcàv'ueffffi ~.i~-r/.-'x\. Et que la nuict.) Il feint que la nuict estend un ban- deau, duquel elle clost les yeux aux hommes, et les endort. De l'Horizon.) En quelque lieu que nous soyons au descouvert, il semble que nous voyons comme un cercle, qui de tous costez arreste et achevé notre veuë. Tels cercles sont nommez en Grec Horizons. Ciceron [Divin. II, 44], Orbes qui coelum quasi médium dividunt, et aspec- tum nostrum defmiunt, qui à Graecis ôplÇovxeç nominan- I. LIVRE DES AMOURS 73 tur : à nobis, Finientes vectissimè vocari possunt. Procle en la Sphère, 'OptÇcov ècn xuxXoç ô 8iop(£cov ôijùv -ô, ts cpavepôv , xat xo àçpavs; \xipoç zo'J xox7.j'i"i'fj\<. 8-7,pe<; 8'a'(ovTe<; àot8f(ç, SityjXo'Y^ôç Ttootcàpotôsv àX'-xrxâÇovTsç l'fxifxvov. Oltovoi :' IxoxXouvuo BoaûXia xevuaûpoio, TapaoT; xexfX7)ûxTtv, b~; S'èXâôovxo xaXi^;. Apolloire le tesmoigne aussi sur le commencement des Argonavtiques : et mesme dit, qu'on voit en Thrace quelques arbres arrengez en rond, qui le suivirent là, dis le pa/s de Pierie. Les femmes de Thrace, parce que depuis la perte de sa femme Eurydice, il avoit tout le sexe femiin en haine et horreur, se mutinèrent contre luy, et ui jour, ainsi qu'il chant oit, luy tournèrent sus, et le deshirerent en pièces. Voy Ovide en l'onziesme de la Métamorphose. Pindare.) Prince des neuf Lyriques Grecs, leqiel Horace dit TOd. IV, 2] estre si excellent, que qui \)udroit entreprendre de l'imiter, entrepren- drait une hose du tout impossible. Thomas surnommé le Maistre Grammarien Grec, raconte, qu'Apollon l'ai- moit tant, ju'il luy envoyoit tousjours partie des choses qui luy escient offertes : et mesmes aux sacrifices pu- bliques, le 'restre l'appelloit à haute voix à venir disner avec le diei On dit, qu'il fit un hymne en la louange du dieu Pan, aquel le dieu print si grand plaisir, qu'il le chantoit lu mesmes par les montaignes. Quand les Lacedemonins mirent à sac la ville de Thebes, ils luy portèrent t( honneur, que jamais personne ne voulut toucher à samaison, devant laquelle il avait mis ce vers, IItvSâp< -où MoutTomnoù tt.v ircsvav ur\ xaîsxe. I. LIVRE DES AMOURS J'appenderois.) Pour j'appendroy. La lettre, s, y est adjoustée, à cause de la voyelle qui s'ensuit. Le mot est propre aux choses, qu'on dédie aux dieux, lesquelles on a coustume de pendre en ceste partie du temple, qui est nommée et par les Latins, et par les Grecs, Thdus. Laure.) La dame de Pétrarque. Thnsqiies.) Toscans. LXXIII Trompé d'esprit ma Circe enchanteresse Dedans ses fers m'enferre, emprisonné, Non par le goust d'un vin empoisonné, Ny par le just d'une herbe pécheresse. Du fin Grégeois l'espée vangeresse, Et le Moly par Mercure ordonné, En peu de temps du breuvage donné Peurent forcer la force charmeresse. Si qu'à la fin le Dulyche troupeau Reprint l'honneur de sa première peau, Et sa prudence au-paravant peu caute : Mais pour mon sens remettre en mon crveau, Il me faudroit un Astolphe nouveau, Tant ma raison est aveugle en sa faute. MURET Trompé d'esprit ma Circe enchanteresse.) Comparant sa dame à Circe, il dit, qu'elle l'a tellemen fasché de ses enchantemens, que la bague de Roger n seroit pas suffisante pour le descharmer. Circe fille du Soleil, demeurante sur la coste d'Italie, fut grandeient renom- mée pour ses enchantemens : et croyoit orque par le moyen de certain gasteau, qu'elle bailloit «'manger, et d'un vin, qu'elle mistionnoit, elle muast :s hommes, les frappant de sa houssine, en tels animax que bon I. LIVRE DES AMOURS 89 luy sembloit. Ulysse, après la desfaite de Troye, errant sur la mer, print terre près la demeure de ladite Circe : et descouvrant une fumée en l'œr, s'apperceut que le pays estoit habité. Parquoy voulant cognoistre quelles gens y faisoient demeure, choisit par sort quelques uns de ses compaignons, et les y envoya. Lesquels arrivez à la maison de la Nymphe, furent par elle receuz, et festoyez à la mode accoustumée, si bien qu'ils furent tous changez en porcs, fors leur conducteur Euryloch, qui fuyant, vint raconter à Ulysse l'estrange mésaventure de ses compaignons. Ulysse fasché pour la perte de ses soldats, délibère chaudement d'y aller luy-mesme : et trouve en son chemin Mercure en la forme d'un Jou- venceau, qui luy donnant la contre-poison, l'enseigna, comme il pourroit se garentir des enchantemens, et ravoir ses hommes. Voy Homère aux dixiesme de l'Odyssée et Ovide, au quatorziesme de la Métamorphose. Herbe pécheresse.) Nuisante. Du fin Grégeois.) D'Ulysse re- nommé pour sa finesse et à ceste cause nommé par Homère iroXÛTpoiroç. L'espée vangeresse.) Parce que abor- dant Circe, comme Mercure l'avoit conseillé, il luy tendit l'espée nue, feignant la vouloir tuer. Moly.) Racine d'herbe, que Homère descrit en ces vers, [Od. X, 304] 'Pî^r, [jlev fj^Xav è'sxe, yâXaxTi Se l'ixeXov avôoç, McôXu 3é uiv xaXIoofft 9eof. Et Ovide, [Met. XIV, 291] Pacifer huic dederat florem Cyllenius album : Moly vocant superi : nigra radice tenetur. Voy Pline au quatriesme chapitre du vingtcinquiesme livre. Le Dulyche troupeau.) Les soldats d'Ulysse, qui estoient changez en porcs. Dulyche estoit une Isle de laquelle Ulysse estoit seigneur. Astolphe nouveau.) Voyez l'Arioste, quant Astolphe remet le sens à Roland, qui estoit devenu furieux d'amours. 90 I. LIVRE DES AMOURS LXXIIII Les Elemens et les Astres, à preuve Ont façonné les rais de mon Soleil, Vostre œil, Madame, en beauté nompareil, Qui ça ne là son parangon ne treuve. Dés l'onde Ibère, où le Soleil s'abreuve, Jusqu'à l'autre onde où il perd le sommeil, Amour ne voit un miracle pareil, Sur qui le Ciel tant de ses grâces pleuve. Cest œil premier m'apprit que c'est aimer Il vint premier ma jeunesse allumer, Hault m'enlevant par ses fiâmes dardées : Par luy mon cœur s'aela de la vertu Pour m'en-voler par un trac non batu Jusqu'au giron des plus belles Idées. MURET Les Elemens.) Il dit que les Elemens, et les Astres d'un commun accord, ont rendu les yeux de sa dame beaux en perfection. A preuve.) A qui mieux. La méta- phore semble estre prinse des harnois. Les rais de mon Soleil.) Les beautez de madame. De's l'onde Ibère.) Dés la mer occidentale. Ibères sont peuples d'Espaigne. Jusqu'à l'autre onde où il perd le sommeil.) Jusques au Levant. Pleuve.) Abondamment respande. Jusqu'au giron des plus belles Idées.) Jusqu'à la divinité. Les Platoniques disoient en l'esprit de Dieu estre certains éternels patrons, et pourtraits de toutes choses, lesquels ils nommoient Idées. î. LIVRE DES AMOURS 9I LXXV Je para[n]gonne à vos yeux ce crystal, Qui va mirer le meurtrier de mon ame : Vive par l'œr il esclate une flame, Vos yeux un feu qui m'est saint et fatal. Heureux miroër, tout ainsi que mon mal Vient de trop voir la beauté qui m'enflame : Comme je fay, de trop mirer ma Dame, Tu languiras d'un sentiment égal. Et toutes- fois, envieux, je t'admire, D'aller mirer le miroër où se mire Tout l'univers en ses yeux remiré. Va donq' miroër, et sage pren bien garde, Qu'en le mirant ainsi que moy ne t'arde, Pour avoir trop ses beautez admiré. MURET Je paragonne.) Il compare les yeux de sa dame à un miroër, duquel elle s'alloit mirer. Apres il parle à ce miroër, et dit, qu'il l'estime trop heureux d'aller mirer une si belle face : et craint toutefois, que comme il a esté enflamé par le regard de sa dame, le miroër aussi ne le soit. Le meurtrier de mon ame.) Ce visage qui me tue. Oui m'est saint et fatal.) Que le destin me contraint d'adorer. D'un sentiment égal.) Il prend icy sentiment pour escoulement. Escoulement est une maladie, quand le corps n'a plus que la peau : tabès en Latin. Le miroër où se mire Tout l'univers.) Il dit la beauté de sa dame estre si grande, que tout le ciel se mire dans elle. 92 I. LIVRE DES AMOURS LXXVI Ny les combats des amoureuses nuits, Ny les plaisirs que les amours conçoivent, Ny les faveurs que les amans reçoivent, Ne valent pas un seul de mes ennuis. Heureux ennuy, par ta faveur je puis Trouver repos des maux qui me déçoivent, Et par toy seul mes passions reçoivent Le doux oubly des tourmens où je suis. Bienheureux soit mon tourment qui r'empire, Et le doux joug, soubs qui je ne respire : Bienheureux soit mon penser soucieux : Bienheureux soit le doux souvenir d'elle, Et plus heureux le foudre de ses yeux, Qui cuist ma vie en un feu qui me gelle. MURET Ny les combats.) Il dit que l'ennuy qu'il a en aimant, vaut plus, et luy est plus > plaisant, que tous les biens que les autres y reçoivent. LXXVII Le sang fut bien maudit de la Gorgonne face, Qui premier engendra les serpens venimeux ! Ha, tu devois, Hélène, en marchant desus eux, Non écraser leurs reins, mais en perdre la race. Nous estions l'autre jour en une verte place Cueillans m'amie et moy des bouquets odoreux : I. LIVRE DES AMOURS 93 Un pot de cresme estoit au milieu de nous deux, Et du laict sur du jonc cailloté comme glace. Quand un vilain serpent de venin tout couvert, Par ne sçay quel malheur sortit d'un buisson vert Contre le pied de celle à qui je fais service, Tout le cœur me gela, voyant ce monstre infait : Et lors je m'escriay, pensant qu'il nous eust fait Moy, un second Orphée, et elle, un' Euridice. MURET {lire BELLEAU] Le sang fut bien maudit.) Il déteste la race inhumaine des serpens, et dit que le sang de la Gorgonne qui les engendra, fut bien maudit, et qu 'Hélène ne leur devoit seulement froisser l'espine du dos, mais en perdre du tout la meschante et malheureuse engeance, pour l'ou- trage qu'un serpent avoit fait à sa maistresse, luy vou- lant mordre le pied. Le sang fut bien maudit.) Apres que Perseus eut tranché la teste de Méduse, il la prit par les cheveux, et l'emporta par les déserts d'Afrique, et du sang qui decouloit, nasquirent toutes sortes de serpens. Voy Ovide en sa Métamorphose. Ha, tu devois, Hélène.) Ceste fable est prise des Theriaques de Nicandre r3og- 312], où il raconte qu 'Hélène et son mary Menelaus retournans de Troye, vindrent surgir à une des bouches du Nil, qui depuis fut nommée Canope, du nom de son pilote, lequel voulant dormir, de fortune rencontra sur le sable un serpent nommé Aemorois, qui le mordit, et finalement le tua. Hélène marrie de la mort de son pilote, accourut, et de colère écrasa de ses pieds l'eschine de ce serpent, et luy en fit sortir les entrailles, et les nerfs qui font la ligature du dos : ce qu'il a dit par ce mot propre Arner, qui signifie rompre et froisser l'espine du dos. Depuis ceste heure là les serpens ont tousjours glissé à doz rompu. E' y' è'xufxov, Tpotr(6cV '.0Ù7 ' iy yJÀ^izo œuXotç a'.'v ' 'E/ivr,, 6'te vfja itoX'juTûoipov Ttept NetXov 94 I- LIVRE DES AMOURS ëonrjdav, Bopéao Y.v.vSty -pocpyôvce; Ô|jloxXt',v ■ flfxo; àva^û^ovca Jcu6epvr)T7Jpa kàvcoôov. LXXVIII Petit barbet, que tu es bienheureux, Si ton bon-heur tu sçavois bien entendre, D'ainsi ton corps entre ses bras estendre, Et de dormir en son sein amoureux ! Où moy je vy chetif et langoureux, Pour sçavoir trop ma fortune comprendre. Las ! pour vouloir en ma jeunesse apprendre Trop de raisons, je me fis malheureux. Je vouldrois estre un pitaut de village, Sot, sans raison et sans entendement, Ou fagoteur qui travaille au bocage : Je n'aurois point en amour sentiment. Le trop d'esprit me cause le dommage, Et mon mal vient de trop de jugement. MURET Petit barbet.) Il loue le bon-heur d'un petit chien, qui jour et nuict reposoit entre les bras de sa dame, disant qu'il est bien heureux de ne sentir son bien : et quant à luy, que le trop de cognoissance qu'il a de son malheur, le rend misérable, et que la raison nous est trop cher vendue, qui nous a desillé les yeux, et adressé les moyens pour estre nous-mesmes forgerons de nostre maladventure. A la hn il souhaite avoir l'esprit aussi lourd et aussi grossier que le bûcheron, qui n'imagine autre chose, que de continuer son labeur dedans les bois. LIVRE DES AMOURS 95 LXXIX Si je trespasse entre tes bras, Madame, Je suis content : aussi ne veux-je avoir Plus grand honneur au monde, que me voir En te baisant, dans ton sein rendre l'ame. Celuy dont Mars la poictrine renflame, Aille à la guerre : et d'ans et de pouvoir Tout furieux, s'esbate à recevoir En sa poitrine une Espaignole lame : Moy plus couhard, je ne requier sinon Apres cent ans, sans gloire, et sans renom, Mourir oisif en ton giron, Cassandre. Car je me trompe, ou c'est plus de bon-heur D'ainsi mourir, que d'avoir tout l'honneur, Pour vivre peu, d'un monarque Alexandre. MURET Si je trespasse.) A la manière des Poètes, il dit, que les autres taschent à s'acquérir gloire par hautes entreprises, et faicts de guerre : car quant à soy, il aime mieux n'avoir point de renom, et mourir entre les bras de sa dame. Ainsi Tibulle, [I, 1, 73.] Nunc levis est tractanda Venus : dum frangere postes Non pudet, et rixas inservisse juvat. Hîc ego dux, milesque bonus : vos signa, tubaeque Ite procul, cupidis vulnera ferte viris. Et Properce, [I, 6, 27-30] Multi longinquo periere in amore libcnter, In quorum numéro me quoque terra tegat. Non ego sum laudi, non natus idoneus armis. Hanc me militiam fata subir e volunt. 96 I. LIVRE DES AMOURS Que d'avoir tout l'honneur.) Contre l'opinion d'Achille, qui aima mieux estendre sa renommée que sa vie : comme il dit luy mesme au premier de l'Iliade. Mais toutefois après sa mort il s'en repentit, confessant à Ulysse, qu'il aimeroit mieux vivre, et estre serviteur de quelque pauvre laboureur, que d 'estre là bas, ayant empire sur tous les morts. Voy l'onziesme de l'Odyssée. C'est ce que dit Ingénie en Euripide [1251], que celuy est insensé, qui désire mourir, et que la plus malheureuse vie vaut mieux que la plus belle mort. Matvsxat S' 0; su/E-ai 8aveïv ■ xaxcôç Çfiv xpeTstrov, fj Oaveïv xaXôbç. LXXX Pour voir ensemble et les champs et le boit, Où ma guerrière avec mon cœur demeure, Aime Soleil, demain avant ton heure Monte à cheval, et galope bien fort. Les champs heureux, où l'amiable effort De ses beaux yeux ordonne que je meure Si doucement, qu'il n'est vie meilleure Que les soupirs d'une si douce mort ! A costé droit, sur le bord d'un rivage Reluist à part l'angelique visage Mon seul thesor qu'avarcment je veux. Là ne se voit fonteinc ny verdure, Qui ne remonstre en elles la figure De ses beaux yeux et de ses beaux cheveux. MURET Pour voir ensemble.) Se délibérant d'aller le lendemain voir sa dame, il prie le Soleil de se lever plustost que de coustume. Telle invention est en un Sonet de Bembo, I. LIVRE DES AMOURS 97 [Sento l'odor da lunge, e'I fresco, e l'ora]... Sorgi da l'onde avanti à l'usât' hora Dimane, o Sole, et ratto à noi ritorna : Ch' io possa il Sol, che le mie notti aggiorna, Veder piu tosto, et tu medesmo ancora. Pour voir ensemble.) Afin que nous deux allions voir ensemble. Aime Soleil.) Les Latins donnent à certains dieux cest epithete, Almus, comme à Veste, qui est la terre, à Venus, à Ceres, au Soleil : parce que d'iceux dépend la nourriture des hommes. Les Italiens n'ayans autre mot propre à exprimer la force du Latin, ont en leur langue dit, Almo. Parquoy, veu que les François n'en ont point, il ne doit sembler estrange, si le Poëte à l'exemple des Italiens a dit Aime. Avarement.) Convoi- teusement. LXXXI Pardonne moy, Platon, si je ne cuide Que sous le rond de la voûte des Dieux, Soit hors du monde, ou au profond des lieux Que Styx entourne, il n'y ait quelque vuide. Si l'aer est plein en sa voûte liquide, Qui reçoit donc tant de pleurs de mes yeux, Tant de soupirs, que je sanglote aux cieux, Lors qu'à mon dueil Amour lasche la bride ? Il est du vague, ou certes s'il n'en est, D'un œr pressé le comblement ne naist : Plus-tost le ciel, qui piteux se dispose A recevoir l'effet de mes douleurs, De toutes pars se comble de mes pleurs, Et de mes vers qu'en mourant je compose. Ronsard. — Les Amours, t. I. y g8 I. LIVRE DES AMOURS MURET Pardonne moy.) Les anciens ont esté en grand doute, s'il y a du vuide ou non. Leucippe, Democrite, Epicure, disoient qu'ouy, et que si tout estoit plein, il n'y auroit point de mouvement. Leurs raisons sont amplement déduites par Lucrèce au premier livre. Les autres, comme les Stoiques, disoient bien, sous le ciel n'estre rien de vuide : mais que pardelà le ciel estoit un vuide infiny. Toutefois la plus receùe, et comme je croy, la plus vraye opinion est celle de Platon, d'Aristote, d'Em- pedocle, affermans ne sous le ciel, ne delà le ciel, rien n'estre vuide, et que ce qui nous pourroit sembler vuide, est plein d'un aer, lequel se pressant, cède, et donne lieu aux corps fermes et solides. Voy Aristote au quatriesme de Physique, et Jerosme Cardan au premier livre de Subtilité. L'Auteur toutefois usant du privilège des Poètes, ausquels il a tousjours esté libre d'affermer choses fausses, impugner choses vrayes, ainsi que bon leur a semblé, pour mieux adapter le tout à leurs con- ceptions, feint icy ne pouvoir approuver ceste dernière opinion, disant, qu'il gette tant de souspirs et de pleurs, qu'il faut nécessairement qu'il y ait quelque vuide pour les recevoir. A la fin il dit, que si tout est plein, ce n'est pas de l'aer, ains plustost des pleurs qu'il gette, et des carmes qu'il compose. Styx.) Un des cinq fleuves d'Enfer- Liquide.) Clair, transparent. Du vague. )Du vuide. LXXXII Je meurs, Paschal, quand je la voy si belle, Le front si beau, et la bouche et les yeux, Yeux le séjour d'Amour victorieux, Qui m'a blessé d'une flèche nouvelle. Je n'ay ny sang, ny veine, ny moùellc, Qui ne se change : et me semble qu'aux cieux I. LIVRE DES AMOURS 99 Je suis ravy, assis entre les Dieux, Quand le bon heur me conduit auprès d'elle. Ha ! que ne suis- je en ce monde un grand Roy ? Elle seroit tousjours auprès de moy : Mais n'estant rien il faut que je m'absente De sa beauté dont je n'ose approcher, Que d'un regard transformer je ne sente Mes yeux en fleuve, et mon cœur en rocher. MURET [lire BELLEAU] Je meurs Paschal.) Ce Sonet est assez aisé de soy. [Il appert par ce Sonnet, et plusieurs autres, qu'ils ne sont tous faicts pour Cassandre, mais pour d'autres qu'il a aimées. 1587.] LXXXIII Si jamais homme en aimant fut heureux, Je suis heureux, icy je le confesse, Fait serviteur d'une belle maistresse Dont les beaux yeux ne me font malheureux. D'un autre bien je ne suis désireux : Honneur, beauté, vertus, et gentillesse Ainsi que fleurs honorent sa jeunesse, De qui je suis saintement amoureux. Donc si quelqu'un veut dire que sa grâce Et sa beauté toutes beautez n'efface, Et qu'en amour je ne vive contant, Le desfiant au combat je l'appelle, Pour luy prouver que mon cœur est constant, Autant qu'elle est sur toutes la plus belle. 100 I. LIVRE DES AMOURS MURET [lire BELLEAU] Si jamais homme en aimant fut heureux.) Ce Sonet en forme de mascarade, est assez facile de soy. [Ce Sonet, à ce que je puis conjecturer, est fait pour la mommerie d'un amoureux bien fortuné qui veut combattre contre tous ceux qui n'estimeront sa maistresse aussi belle que luy. 1567.] LXXXIIII Chère maistresse à qui je doy la vie, Le cœur, le corps, et le sang, et l'esprit, Voyant tes yeux Amour mesme m'apprit Toute vertu que depuis j'ay suyvie. Mon cœur ardent d'une amoureuse envie Si vivement de tes grâces s'éprit, Que d'un regard de tes yeux il comprit Que peut honneur, amour et courtoisie. L'homme est de plomb, ou bien il n'a point d'yeux, Si te voyant il ne voit tous les cieux En ta beauté qui n'a point de seconde. Ta bonne grâce un rocher retiendroit : Et quand sans jour le monde deviendroit, Ton oeil si beau seroit le jour du monde. MURET [lire BELLEAU] Chère maistresse.) Ce Sonet est facile. [Ce Sonet, à ce que je puis entendre, fut fait pour une Damoyselle [M. de Limeuil] qui meritoit autant de bonne fortune comme elle estoit bien née, de gentil esprit et de bonne maison. Le Poëte l'honnore tellement en ce Sonet qu'il attribue à la gentilesse de ses yeux son bien dire et toute l'excellence de ses vers. 1567.] I. LIVRE DES AMOURS IOt LXXXV Douce beauté, qui me tenez le cœur, Et qui avez durant toute l'année Dedans voz yeux mon ame emprisonnée, La faisant vivre en si belle langueur : Ha que ne puis-je atteindre à la hauteur Du ciel tyran de nostre destinée ? Je changerois sa course retournée, Et mon malheur je mu'rois en bon heur. Mais estant homme il faut qu'homme j'endure Du ciel cruel la violence dure Qui me commande à mourir pour voz yeux. Donques je viens vous présenter, madame, Ce nouvel an, pour obéir aux cieux, Le cœur, l'esprit, le corps, le sang et l'ame. MURET [lire BELLEAU] Douce beauté, qui me tenez le cœur.) Le Poëte m'a quelquefois dit, que ce Sonet n'est point fait pour repré- senter sa passion, mais pour quelque autre dont il fut prié, désirant infiniment n'estre point recherché de tels importuns, qui luy font plus de desplaisir en luy com- muniquant leurs amours, qu'il n'a de plaisir à chanter les siennes. LXXXVI L'onde et le feu sont de ceste machine Les deux seigneurs que je sen pleinement, Seigneurs divins, et qui divinement Ce faix divin ont chargé sus l'eschine. 102 I. LIVRE DES AMOURS Bref toute chose ou terrestre, ou divine, Doit son principe à ces deux seulement : Tous deux en moy vivent également, En eux je vy, rien qu'eux je n'imagine. Aussi de moy il ne sort rien que d'eux, Et se suyvans en moy naissent tous deux : Car quand mes yeux de trop pleurer j'apaise, Rassérénant les flots de mes douleurs, Lors de mon cœur s'exhale une fornaise, Puis tout soudain recommencent mes pleurs. MURET L'onde, et le feu.) Nulle chose ne peut estre engendrée sans chaleur, et sans humeur. Parquoy l'Auteur dit le feu et l'eau estre principes de toutes choses : et adj ouste, qu'il les sent perpétuellement en soy, ayant tousjours l'eau aux yeux, et le feu dans le cœur. L'onde et le feu.) Ainsi Ovide au premier des Métamorphoses, [430- 433]- Ouippe ubi temperiem sumpsere humorque , calorque, Concipiunt, et ab his oriuntur cuncta duobus : Cumque sit ignis aquœ pugnax, vnpor humidus omnes Res créât : et discors concordia fœtibus apta est. LXXXVII Si l'cscrivain de la Grégeoise armée Eust veu tes yeux, qui serf me tiennent pris, Les faits de Mars n'eust jamais entrepris, Et le Duc Grec fust mort sans renommée. l'.i si Paris, qui vit en la valée La grand' beauté dont son cœur fut épris, î. LIVRE DES AMOURS I03 Eust veu la tienne, il t'eust donné le pris, Et sans honneur Venus s'en fust allée. Mais s'il advient ou par le vueil des deux, Ou par le trait qui sort de tes beaux yeux, Que d'un hault vers je chante ta conqueste, Et nouveau Cygne on m'entende crier, Il n'y aura ny myrthe ny laurier Digne de toy, ny digne de ma teste. MURET Si l'escrivain.) Il dit, que si Homère eust veu sa dame, il n'eust jamais escrit d'autre chose que d'elle. Si Paris l'eust veuë, il luy eust adjugé la pomme d'or, plustost qu'à Venus : Et que s'il peut chanter ses beautez, comme il l'a entrepris, il obtiendra une gloire incomparable. Le Duc Grec.) Achille. LXXXVIII Pour célébrer des astres dévestus L'heur qui s'escoule en celle qui me lime, Et pour louer son esprit, qui n'estime Que le divin des divines vertus, Et ses regards, ains traits d'Amour pointus, Que son bel œil au fond du cœur m'imprime, Il me faudroit, non l'ardeur de ma rime, Mais le sçavoir du Masconnois Pontus. Il me faudroit ceste lyre divine, Dont le labeur sur la rive Angevine Changea l'Olive en un Laurier fleury : Et me faudroit un Desautels encore, Et un Baïf qui sa Francine honore, Et un Belleau que les Sœurs ont nourry. 104 !• LIVRE DES AMOURS MURET Pour célébrer.) Il dit, que pour louer sa dame, il luy faudroit l'esprit de quelques Poètes de nostre temps, lesquels il nomme. Des astres devestus.) Il dit, que les astres se sont despouillez de tout ce qu'ils avoient de beau, le laissans escouler dans Cassandre. Mais le sçavoir du Masconnois Pontus.) Pontus Thyard Masconnois, Poëte excellent, auteur des Erreurs amoureuses. L'Olive.) Il entend Joachim du Bellay. Desauteh.) Il entend Guillaume des Autels Charolois, Poëte d'un gentil et gaillard esprit, qui a composé mille belles choses amou- reuses, en la louange d'une sienne maistresse, qu'il appelle sa Saincte. FA un Baif.) J'ay desja parlé souvent de Jan Antoine Baif, mon frère d'alliance : mais toutefois non tant l'amitié que je luy porte, comme la gentillesse de son esprit, me contraint encor un coup à tesmoigner, qu'en la cognoissance des Langues Latine, Grecque, et Françoise, en bonté d'esprit, en honnesteté de mœurs, nostre France en a bien peu qui l'égalent. Desquelles choses donnent suffisant argument les fruicts de son esprit, lesquels il produit journellement, n'ayant encor attaint le vingtdeuxiesme an de son aage [en 1553]. LXXXIX Estrc indigent, et donner tout le sien, Se feindre un ris, avoir le cœur en plcinte, 1 lair le vray, aimer la chose feinte, Posséder tout, et ne jouyr de rien : Fstre délivre, et trainer son lien, Estre vaillant, et couharder de crainte, Vouloir mourir, et vivre par contrainte, Et sans loyei despendre toul son bien : I. LIVRE DES AMOURS 105 Avoir tousjours pour un servil hommage La honte au front, en la main le dommage : A mes pensers d'un courage hautain Ourdir sans cesse une nouvelle trame, Sont les effets qui logent en mon ame, L'espoir douteux, et le tourment certain. MURET Estre indigent.) Il raconte les maux qu'il souffre poui aimer. Trame.) Métaphore prinse des tisserans. xc Œil, qui portrait dedans les miens reposes, Comme un Soleil, le Dieu de ma clarté : Ris, qui forçant ma douce liberté, Me transformas en cent métamorphoses : Larme d'argent, qui mes fiâmes arroses, Quand tu languis de me voir maltraité : Main, qui mon cœur captives arresté, Emprisonné d'une chesne de roses : Je suis tant vostre, et tant l'affection M'a peint au sang vostre perfection, Que ny le temps, ny la mort tant soit forte, N'empescheront qu'au profond de mon sein Tousjours gravez en l'ame je ne porte Un œil, un ris, une larme, une main. MURET Œil qui portrait.) Quelquefois sa dame luy avoit fait tant de faveur, que de le regarder avec un doux souris, et luy tendre amoureusement la main. Parquoy il print IOÔ I. LIVRE DÈS AMOURS la hardiesse de luy descouvrir une partie des passions qu'il enduroit pour elle : ce qu'il fit avecques tant de grâce, qu'elle-mesme esmeuë à pitié, se print à larmoyer. Ceste privauté luy donna tant de plaisir, qu'il dit que le temps ne la mort ne sçauroient faire, qu'il n'ait tous- jours en mémoire l'œil, le ris, la larme, et la main de sa dame. XCI Si seulement l'image de la chose Fait à noz yeux la chose concevoir, Et si mon œil n'a puissance de voir, Si quelqu'idole au devant ne s'oppose : Que ne m'a fait celuy qui tout compose, Les yeux plus grands, afin de mieux pouvoir En leur grandeur, la grandeur recevoir Du simulachre où ma vie est enclose ? Certes le ciel trop ingrat de son bien, Qui seul la fit, et qui seul vit combien De sa beauté divine estoit l'Idée, Comme jaloux d'un bien si précieux, Silla le monde, et m'aveugla les yeux, Pour de luy seul seule estre regardée. MURET Si seulement.) Quelques anciens ont pensé, que d'un chacun corps sortoient perpétuellement images, lesquelles se rendans dans nostre œil, estoient cause de la veuë. Les raisons en sont au quatriesme livre de Lucrèce. Le Poëte donc se complaint, que Dieu ne luy a fait les yeux plus grands, afin qu'il peust mieux recevoir en iceux la grandeur du simulachre de sa dame. A la fin il dit, que le ciel, qui l'avoit fait belle en perfection, voulut luy seul en avoir la veuë, et par ainsi aveugla les hommes I. LIVRE DES AMOURS IO7 à l'endroit d'elle, comme indignes de la fruition d'un si grand bien. Silla le monde.) Luy ferma les yeux. Le mot, Siller, est propre en fauconnerie. XCII Sous le crystal d'une argenteuse rive, Au mois d'Avril une perle je vy, Dont la clarté m'a tellement ravy, Qu'en mon esprit autre penser n'arrive. Sa rondeur fut d'une blancheur naïve, Et ses rayons treluisoyent à l'envy : De l'admirer je ne suis assouvy, Tant le destin me dit que je la suive. Cent fois courbé pour la pescher à bas, Poussé d'ardeur, je devallay le bras, Et ja content sa beauté je tenoye, Sans un Archer, qui du bout de son arc A front panché me plongeant sous le lac, Frauda mes doits, et desroba ma proye. MURET Sous le crystal.) Par une nouvelle allégorie, il des- couvre le commencement de son amour : disant, qu'au mois d'Avril au bord d'une fontaine (ainsi descouvrant le lieu, et le temps, auquel il fut surpris) il vit une perle belle à merveilles. Par ceste perle il entend sa dame. Dit donc, que ravi par la beauté de ceste perle, il s'effor- çoit à la prendre, et desja par opinion la tenoit, quand Amour ne voulant pas qu'il eust si bon marché de tant précieuse marchandise, d'un coup de trait le fit cheoir dans un lac, tellement que sa proye luy eschappa des mains. Une presque pareille fiction est en Pétrarque au cent cinquantehuictiesme Sonet de la première partie. I08 I. LIVRE DES AMOURS XCIII Le premier jour du mois de May, Madame, Dedans le cueur je senty voz beaux yeux Bruns, doux, courtois, rians, délicieux, Qui d'un glaçon feroient naistre une flame. De leur beau jour le souvenir m'enflame, Et par penser j'en deviens amoureux. O de mon cueur les meurtriers bien-heureux ! Vostre vertu je sens jusques en l'ame : Yeux qui tenez la clef de mon penser, Maistres de moy, qui peustes offenser D'un seul regard ma raison toute esmeuë. Ha ! que je suis de vostre amour époint, Las, je devois jouyr de vostre veuë Plus longuement, ou bien ne la voir point. MURET [lire BELLEAU] Le premier jour du mois de May, Madame.) Il loue les yeux bruns de sa Dame excellente en toute perfection. [Ce Sonnet n'appartient point à Cassandrc, mais à quelcun qui prenoit congé de sa maistresse. 1587.] XCIIII Soit que son or se crespe lentement, Ou soit qu'il vag[u]e en deux glissantes ondes, Qui çà qui là par le sein vagabondes, Et sur le col nagent follastrement : Ou soit qu'un noud diapré tortement De maints rubis e1 maintes perles rondes, I. LIVRE DES AMOURS 100. Serre les flots de ses deux tresses blondes, Mon cœur se plaist en son contentement. Quel plaisir est-ce, ainçois quelle merveille, Quand ses cheveux troussez dessus l'oreille, D'une Venus imitent la façon ? Quand d'un bonet sa teste elle Adonise, Et qu'on ne sçait s'elle est fille ou garson, Tant en ces deux sa beauté se desguise ? MURET Soit que son or.) Il dit, qu'en quelque sorte que sa dame se puisse accoustrer, toutes parures luy sont fort séantes. Quand d'un bonet sa teste elle Adonise.) Quand prenant un bonet, elle se rend semblable à un Adonis. Adon, ou Adonis fut le mignon de Venus, duquel je parleray en un autre lieu plus à plein. S'elle est fille ou garson.) Ainsi dit Horace [Od. II, v. 21-24] d'un jeune garson nommé Gyges : Quem si puellarum insereres choro, Miré sagaces falleret hospites, Discrimen obscurum, solutis Crinibus, ambiguoque vultu. xcv De ses cheveux la rousoyante Aurore Semez espais les Indes remplissoit, Et ja le ciel à longs traits rougissoit De maint émail qui le matin décore : Quand elle veit la Nymphe que j'adore, Tresser son chef, dont l'or qui jaunissoit, Le crespe honneur du sien esblouyssoit, Voire elle-mesme et tout le ciel encore. IIO I. LIVRE DES AMOURS Lors ses cheveux vergongneuse arracha, Et en pleurant sa face elle cacha, Tant la beauté des beautez luy ennuyé : Puis ses soupirs parmy l'aer se suivans, Trois jours entiers enfantèrent des vens, Sa honte un feu, et ses yeux une pluye. MURET De ses cheveux.) Quelquefois sur le poinct du jour sa dame s'estoit mise à la fenestre, estant encore toute eschevelée. Advint que le temps, qui au-paravant estoit clair et serain, soudainement se change [a] : tellement qu'il se prit à venter, à esclairer, à pleuvoir. Le Poëte dit, que ce fut l'Aurore, qui voyant les cheveux de Cassandre estre plus beaux que les siens, en eut honte et despit : Tellement que de sa rougeur furent engendrez les esclairs : des soupirs qu'elle en getta, naquirent les vents : et les pleurs qu'elle en respandit, furent cause de la pluye. XCVI Pren ceste rose aimable comme toy, Qui sers de rose aux roses les plus belles, Qui sers de fleurs aux fleurs les plus nouvelles, Qui sers de Muse aux Muscs et à moy. Pren ceste rose, et ensemble reçoy Dedans ton sein mon cœur qui n'a point d'ailes : Il vit blessé de cent playes cruelles, Opiniastre à garder trop sa foy. La rose et moy différons d'une chose : Un Soleil voit naistre et mourir la rose, Mille Soleils ont veu naistre m 'amour I. LIVRE DES AMOURS III Qui ne se passe, et jamais ne repose. Que pleust à Dieu que mon amour éclose, Comme une fleur, ne m'eust duré qu'un jour. MURET [? BELLEAU] Pren ceste rose.) Ce Sonet n'a besoin de commen- taire. XCVII D'un mesme dueil pleurer vous devriez bien, Tertres bessons, pour la fascheuse absence De ce bel œil, qui fut par sa présence Vostre Soleil, ainçois qui fut le mien. Las ! de quels maux, Amour, et de combien Une beauté ma peine recompense ! Quand plein de honte à toute heure je pense, Qu'en un moment j'ay perdu tout mon bien. Or adieu donc beauté qui me desdaigne. Un bois, un roc, un fleuve, une montaigne Vous pourront bien eslongner de mes yeux : Mais non du cœur, que prompt il ne vous suive, Et que dans vous plus que dans moy ne vive, Comme en la part qu'il aime beaucoup mieux. MURET D'un mesme dueil. ) Il se plaint pour le département de sa dame, asseurant toutefois, quelque part qu'elle soit, que son cœur sera tousjours avec elle. 112 I. LIVRE DES AMOURS XCVIII Tout me desplaist, mais rien ne m'est si grief Qu'estre eslongné des beaux yeux de Madame, Oui des plaisirs les plus doux de mon ame En leurs rayons ont emporté la clef. Un torrent d'eau s'écoule de mon chef : Et tout confit de soupirs je me pâme, Perdant le feu, dont la divine flame Seule guidoit de mes pensers la nef. Depuis le jour que je senti sa braise, Autre beauté je n'ay veu qui me plaise, Ny ne voirra}? : Mais bien puissay-je voir, Qu'avant mourir seulement cette Fere D'un seul tour d'oeil promette un peu d'espoir Au coup d'Amour, dont je me désespère. MURET Tout me desplaist.) Ce Sonet est presque pareil an predecent. Fere.) C'est ce que les Latins et les Italiens disent, Fera. XCIX Jaloux Soleil contre Amour envieux, Soleil masqué d'une face blesmie, Qui par trois jours as retenu m'amie Seule au logis par un temps pluvieux : Je ne croy plus tant d'amours que les vieux Chantent de toy : ce n'est que Poésie. S'il eust jadis touché ta fantaisie D'un mesme mal, tu serois soucieux. I. LIVRE DES AMOURS 113 Par tes rayons à la poincte cornue, En ma faveur eusses rompu la Nuë, Faisant d'obscur un temps serein et beau. Va te cacher, vieil Pastoureau champestre : Ah ! tu n'es digne au Ciel d'estre un flambeau, Mais un qui meine en terre les bœufz paistre. MURET [?] Jaloux Soleil.) Il dit que le Soleil n'est digne de luire aux cieux, mais d'estre bouvier, comme autrefois il fut gardant les bœufs du Roy Admete sur le fleuve Amfrise en Thessalie, et que si le Soleil eust aimé autrefois, comme les poètes content, /\ eust eu pitié de luy, et eust appaisé le temps d'une belle clarté, afin que sa maistresse le fust venu voir. c Quand je vous voy, ou quand je pense en vous, D'une frisson tout le cœur me frétille, Mon sang s'esmeut, et d'un penser fertile Un autre croist, tant le suget m'est doux. Je tremble tout de nerfs et de genous : Comme la cire au feu, je me distile : Ma raison tombe, et ma force inutile Me laisse froid sans haleine et sans pous. Je semble au mort, qu'en la fosse on dévale, Tant je suis hâve, espoventable et pâle, Voyant mes sens par la mort se muer : Et toutefois je me plais en ma braise. D'un mesme mal l'un et l'autre est bien aise, Moy de mourir, et vous de me tuer. Ronsard. — Les Amours, t. I. S 114 l- LIVRE DES AMOURS MURET Quand je vous voy.) L'argument est assez aisé. Je tremble tout de nerfs et de genoux.) Prins d'Horace [Od. I, xxiii, 8] Et corde, et genibus tremuit. CI Morne de corps, et plus morne d'espris Je me trainois dans une masse morte : Et sans sçavoir combien la Muse apporte D'honneur aux siens, je l'avois à mespris. Mais dés le jour que de vous je m'épris, A la vertu vostre œil me fut escorte, Et me ravit, voire de telle sorte, Que d'ignorant je devins bien appris. Donques, mon Tout, si je fay quelque chose, Si dignement de vos yeux je compose, Vous me causez vous-mesmes tels effets. Je pren de vous mes grâces plus parfaites : Vous m'inspirez, et dedans moy vous faites, Si je fay bien, tout le bien que je fais. MURET Morne de corps.) Devant qu'estre amoureux, il estoit tout morne, et de corps et d'esprit, et ne tenoit conte des lettres, jusques à ce qu'Amour l'y excita. Parquoy s'il fait quelque chose de bon, tout l'honneur en appar- tient à sa dame. [L'argument de ce Sonnet est pris de Pétrarque (an/. 8. i. où il chante les merveilles que causent en luy les yeux de sa Laure. 1604.] LIVRE DES AMOURS 115 Cil Par l'œil de l'ame à toute heure je voy Ceste beauté dedans mon cœur présente : Ny mont, ny bois, ny fleuve ne m'exente, Que par pensée elle ne parle à moy. Dame, qui sçais ma constance et ma foy, Voy, s'il te plaist, que le temps qui s'absente, Depuis sept ans en rien ne desaugmente Le plaisant mal que j'endure pour toy. De l'endurer lassé je ne suis pas, Ny ne serois, allassay-je là bas, Pour mille fois en mille corps renaistre. Mais de mon cœur je suis desja lassé, Qui me desplaist, et qui mien ne peult estre, Comme il estoit, puis que tu l'as chassé. MURET Par l'œil de l'ame.) L'argument est facile. Pour mille fois en mille corps renaistre . ) Selon l'opinion des Pytha- goriens, qui disoient les âmes passer d'un corps en autre. Voy Ovide au dernier de la Metamorph[ose.] [L'invention est de Pétrarque, Son. 19. 1. lequel pour avoir paix avec les beaux yeux de sa guerrière, mille fois luy avoit offert son cœur pour présent, qu'elle refusoit tousjours avec dédain. 1604.] cm Sur le sablon la semence j'épan : Je sonde en vain les abysmes d'un gouffre : Il6 I. LIVRE DES AMOURS Sans qu'on m'invite, à toute heure je m'ouffre : Et sans loyer mon âge je dépan. En vœu ma vie à son portrait j'apan : Devant son feu mon cœur se change en souffre : Et pour ses yeux ingratement je souffre Dix mille maux, et d'un ne me repan. Qui sçauroit bien quelle trampe a ma vie, D'estre amoureux n'aura jamais envie. De chaud, de froid je me sens allumer. Tout mon plaisir est confit d'amertume : Je vi d'ennuy, de dueil je me consume : En tel estât je suis pour trop aimer. MURET Sur le sablon.) Il dit qu'Amour rend sa condition si misérable, que qui bien l'entendroit, n'auroit jamais envie d'estre amoureux. M'ouffre.) Pour, m'offre. Ainsi disent les Grecs oSvojjui pour Svopx : voùoroç pour vcaoç. Quelle trampe a ma vie.) Métaphore prinse des armuriers. Pétrarque en a aussi usé, disant : Si ch'io mi credo homai, che monti, e piaggc, E fiumi, e selve sappian di che tempre Sia la mia vita, ch'é celata altrui. CIIII Devant les yeux nuict et jour me revient Le saint portrait de l'angelique face : Soit que j'escrive, ou soit que j'entrclasse Mes vers au luth, tousjours il m'en souvient. Voyez pour Dieu, comme un bel œil me tient En sa prison, et point ne me délasse : I. LIVRE DES AMOURS II7 Comme mon cœur il empestre en sa nasse, Qui de pensée, à mon dam, l'entretient. O le grand mal, quand nostre ame est saisie Des monstres naiz dedans la fantaisie ! Le jugement est tousjours en prison. Meschant Amour, pourquoy me fais tu croire Que la blancheur est une chose noire, Et que les sens sont plus que la raison ? MURET Devant les yeux.) Il monstre par son exemple, que quand Amour a une fois engravé la beauté d'une dame dans le cœur d'un amant, il est impossible après qu'elle s'en efface. Nasse.) C'est un instrument d'ozier, duquel se servent les pescheurs. Les Poètes Latins l'appellent par une belle métaphore Vimineum labyrinthum. cv Apres ton cours je ne haste mes pas Pour te souiller d'une amour deshonneste : Demeure donq, le Locrois m'admonneste, Aux bors Gyrez, de ne te forcer pas. Neptune oyant ses blasphèmes d'abas, Luy accabla son impudique teste D'un grand rocher au fort de la tempeste : » Le ciel conduit le meschant au trespas. Il te voulut, le meschant, violer, Lors que la peur te faisoit accoler Les pieds vangeurs de la Grecque Minerve Et je ne veux qu'à ta grandeur offrir Mon chaste cœur, s'il te plaist de souffrir Qu'en l'immolant de victime il te serve. Il8 I. LIVRE DES AMOURS MURET Apres ton cours.) Jouant aux barres avec sa dame et la voyant fuyr, il tasche à la retenir, disant qu'il ne la poursuit pas pour la violer : ains seulement pour luy sacrifier son cœur, si son plaisir est de le recevoir. Le Locrois.) Il entend Ajax fils d'Oilée, lequel pour avoir voulu violer Cassandre, qui fuyant la fureur des Grecs, s'estoit retirée dans le temple de Minerve, ainsi qu'il s'en retournoit en Grèce, fut par la Déesse foudroyé : comme raconte Virgile au premier de l'Enéide. Il eust toutefois esté préservé de ce danger, s'il ne se fust prins à maugréer, disant qu'en despit des dieux il eschap- peroit. Car lors Neptune courroucé, print un quartier de quelques rochers, qui se nommoient les rochers Gyrez, et le luy lança dans la mer : à cause dequoy, bien tost après il se noya. Voy Homère au quatriesme de l'Odyssée. D'abas.) Du fond de la mer. Les pieds vangeurs ) Les pieds de Minerve, qui vangea bien l'outrage, qu'on avoit voulu faire dans son temple. CVI Je suis larron pour vous aimer, Madame : Si je veux vivre, il faut que j'aille emblcr De voz beaux yeux les regards, et troubler Par mon regard le vostre qui me pâme. De voz beaux yeux seulement je m'affame, Tant double force ils ont de me combler Le cœur de joye, et mes jours redoubler, Ayant pour vie un seul trait de leur name. Un seul regard qu'il vous plaist me lascher, Me paist trois jours, puis j'en revais chercher, Quand du premier la puissance est perdue, I. LIVRE DES AMOURS IIÇ Emblant mon vivre en mon adversité, Larron forcé de chose défendue, Non par plaisir, mais par nécessité. MURET [? BELLEAU] Je suis larron pour vous aimer.) Il dit qu'il ne vit que des regards de sa dame, et qu'elle le contraint d'estre larron pour luy en desrober, à fin de vivre. Pris de Pé- trarque. [Canz. 20. 1. 1604.] CVII Ravy du nom qui me glace en ardeur, Me souvenant de ma douce charité, Icy je plante une plante d'eslite, Qui l'esmeraude efface de verdeur. Tout ornement de royale grandeur, Beauté, sçavoir, honneur, grâce, et mérite, Sont pour racine à ceste Marguerite, Qui ciel et terre emparfume d'odeur. Divine fleur, où mon espoir demeure, La manne tombe et retombe à toute heure Dessus ton front en tous temps nouvelet : Jamais de toy la pucelle n'approche, La mouche à miel, ne la faucille croche, Ny les ergots d'un folâtre aignelet. MURET Ravy du nom.) Quiconque soit celle, pour qui ce Sonet, et un autre encor', qui est dans ce livre, ont esté faits, elle a nom Marguerite. D'où je collige, que les Poètes ne sont pas tousjours si passionnez, ne si constans 120 I. LIVRE DES AMOURS en amour, comme ils se font. Et combien qu'ils disent à la première, qu'ils peuvent aborder, que plustost ciel et terre periroient, qu'ils en aimassent une autre : si est-ce toutefois, que quand ils rencontrent chaussure à leur pied, leur naturel n'est pas d'en faire grand cons- cience. Aussi ne faut-il. Une bonne souris doit tousjours avoir plus d'un trou à se retirer. Il dit donc, qu'en hon- neur de ceste Marguerite, il plante une fleur du mesme nom : à laquelle il souhaite, qu'elle verdoyé perpétuel- lement, sans que chose quelconque approche d'elle, qui la puisse aucunement offenser. Charité.) Grâce. Qui l'esmeraude efface de verdeur.) Ainsi Pétrarque, Un lauro ver de, si che di colore Ogni smeraldo hauria ben vinto estanco. Tout ornement.) Pétrarque au mesme Sonet, Fama, honor, e virtute, e leggiadria, Casta bcllezza in habito céleste Son le radici de la nobil planta. La pucelle.) Pour te cueillir à faire un bouquet. Les ergots.) Le bout des pieds des chevreaux. Partie pour le tout. XVIII Depuis le jour que le trait ocieus Grava ton nom au roc de ma mémoire, Et que l'ardeur qui flamboit en ta gloire, Me fit sentir le foudre de tes yeux : Mon cœur attaint d'un éclair rigoreux Pour éviter ta nouvelle victoire, S'alla cacher dans tes ondes d'yvoire, Et sous l'abri de ton chef amoureux. Là se mocquant de l'aigreur de ma playe, En seureté par tes cheveux s'égaye, Tout resjouy des rais de ton flambeau : I. LIVRE DES AMOURS 121 Et tellement il t'aime son hostesse, Que pâle et froid sans retourner, me laisse, Comme un esprit qui fuit de son tombeau. MURET Depuis le jour.) Il dit, que dés le jour qu'il devint amoureux, son cœur le laissant, s'enfuit vers sa dame, et depuis n'est voulu revenir vers luy. Ondes d'ivoire.) Le mouvement de ses tetins, qui sont durs comme ivoire. L'abri.) La couverture. Ce mot, Abri, semble venir du Latin, apricus, combien qu'il signifie tout le contraire. Ainsi cuide-je, que le mot, Lier, vient du Grec Xûci), qui a toutefois contraire signification. De ton flambeau.) De ton œil. Comme un esprit qui fuit de son tombeau.) C'est une allusion à ce que dit Platon, que le corps n'est autre chose qu'un tombeau de l'ame. Parquoy les Grecs le nomment crwjia, comme s'ils vouloient dire, CIX Le mal est grand, le remède est si bref A ma douleur, dont l'aigreur ne s'alente, Que bas ne haut, dés le bout de la plante Je n'ay santé jusqu'au sommet du chef. L'œil qui tenoit de mes pensers la clef, En lieu de m'estre une estoille drillante Parmi les flots de l'amour violente, Contre un despit a fait rompre ma nef. Le soin meurtrier, soit que je veille, ou songe, Tigre affamé, de mille dents me ronge, Pinceant mon cœur, mes poumons et mon flanc. Et le penser importun qui me presse (Comme un limier eschappé de sa lesse) Mange mon cœur, et s'yvre de mon sang. 122 I. LIVRE DES AMOURS MURET Le mal est grand.) Il raconte la misère et le desespoir où amour l'a réduit. Une estoile drillante.) Estincellante . Ma nef.) Mon espérance. Lesse.) Est une chorde, par laquelle les veneurs arrestent les lévriers. ex Amour, si plus ma fièvre se renforce, Si plus ton arc tire pour me blesser, Avant mes jours j'ay crainte de laisser Le verd fardeau de mon humaine escorce. Ja de mon cœur je sen moindre la force Se transmuer pour sa mort avancer, Devant le feu de mon ardant penser, Non en bois verd, mais en poudre d'amorce. Cent fois pour moy le jour malencontreux, Où j'avallay le breuvage amoureux, Qu'à si longs traits me versoit une œillade : O bienheureux ! si pour me secourir, Des le jour mesme Amour m'eust fait mourir, Sans me tenir si longuement malade. MURET Amour, si plus.) Tout ce Sonet n'a rien, qui ne puisse aisément estre entendu. Humaine escorce.) Sa peau, qui environne son corps, comme une escorce fait le bois. Par métaphore il prend l'escorce pour la peau, et la peau pour le corps. I. LIVRE DES AMOURS 123 CXI Si doux au cœur le souvenir me tente De la mielleuse et fielleuse saison, Où je perdy mes sens et ma raison, Qu'autre plaisir ma peine ne contente. Je ne veux point en la playe de tante Qu'Amour me fit pour avoir guerison, Et ne veux point qu'on m'ouvre la prison, Pour affranchir autre part mon attente. Plus que la mort je fuy la liberté, Tant j'ay grand peur de me voir escarté Du doux lien qui doucement offense : Et m'est honneur de me voir martyrer, Sous un espoir quelque jour de tirer Un seul baiser pour toute recompense. MURET Si doux au cœur.) Le souvenir de sa prinse, sa cap- tivité, et son torment le délectent si fort, q'il seroit marry de se voir en liberté. Car il estime que le seul espoir d'obtenir quelquefois un baiser de sa dame, est suffisant pour alléger toutes ses peines. CXII Heureux le jour, l'an, le mois et la place, L'heure et le temps où voz yeux m'ont tué, Sinon tué, à tout le moins mué Comme Méduse, en une froide glace. 124 I- LIVRE DES AMOURS Il est bien vray que le traict de ma face Me reste encor, mais l'esprit deslié Pour vivre en vous, a son corps oublié, Me laissant seul comme une froide masse. Aucunefois quand vous tournez un peu Voz yeux sur moy, je sens un petit feu Qui me r'anime, et reschauffe les veines, Et fait au froid quelque petit effort. Mais voz regards n'allongent que mes peines, Tant le premier fut cause de ma mort ! MURET [?] Heureux le jour.) Ce Sonet est assez aisé de soy Méduse.) Il en a esté parlé en un autre lieu [VIII]. [L'invention est de Pétrarque. Son. 47. 1. 1604.] CXIII Amour archer toutes ses flèches ront D'un coup sur moy, et ne me reconforte D'un seul regard celle pour qui je porte Le cœur aux yeux, les pensers sus le front. D'un Soleil part la glace qui me fond, Et m'esbaïs que ma froideur n'est morte Au raiz d'un œil, qui d'une flame accortc Me fait au cœur un ulcère profond. En tel estât je voy languir ma vie, Qu'aux plus chetifs ma langueur porte envie, Tant le mal croist, et le cœur me défaut : Mais la douleur qui plus trouble mon ame, O cruauté ! c'est qu'Amour et madame Sçavent mon mal, et si ne leur en chaut. LIVRE DES AMOURS 125 MURET Amour archer.) L'argument est facile. D'un Soleil.) Il entend sa dame. D'une flame accorte.) Gentile, ad visée, subtile. Mot Italien. CXIIII Je vy ma Nymphe entre cent damoiselles, Comme un Croissant par les menus flambeaux, Et de ses yeux plus que les astres beaux Faire obscurcir la beauté des plus belles. Dedans son sein les Grâces immortelles, La Gaillardise, et les Frères jumeaux Alloient volant, comme petits oiseaux Parmy le verd des branches plus nouvelles. Le ciel ravy, qui si belle la voit, Roses, et liz, et ghirlandes pleuvoit Tout au rond d'elle, au milieu de la place : Si qu'en despit de l'hyver froidureux, Par la vertu de ses yeux amoureux Un beau printemps s'engendra de sa face. MURET Je vy ma Nymphe.) Il descrit l'excellente beauté de sa dame, qui au milieu de l'hyver, fit revenir un prin- temps. [Le premier couplet est semblable au premier du Son. 183. 1. de Pétrarque. 1604.] Comme un croissant.) Ainsi Horace, [Od. I, xn, 46-48]. micat inter omnes Iulium siclus, velut inter ignés I.una minores. 126 I. LIVRE DES AMOURS La gaillardise.) Que les Italiens appellent Leggiadria : les Latins, Lascivia. Les frères jumeaux.) Les Amours. La voit.) Pour, la voyoit, la regardoit. Ghirlandes.) Chapeaux de fleurs. Mot Italien. cxv Plus que les Rois, leurs sceptres, et leur bien, J'aime ce front où mon Tyran se joue, Et le vermeil de ceste belle joue, Qui fait honteux le pourpre Tyrien. Toutes beautez à mes yeux ne sont rien Au pris du sein, qui lentement secoue Son gorgerin, sous qui doucement noue Le branle égal d'un flot Cytherien. En la façon que Jupiter est aise, Quand de son chant une Muse l'appaise, Ainsi je suis de ses chansons épris, Lors qu'à son luth ses doigts elle embcsongne, Et qu'elle dit le branle de Bourgongne, Qu'elle disoit le jour que je fus pris. MURET Plus que les Rois.) Il loue le front, la joue, le sein de sa dame, et la bonne grâce qu'elle a, lors qu'elle joue du luth. Mon tyran.) Amour. Tyrien.) De Tyros, ville de Foenicie, [d'où] le meilleur pourpre estoit ancienne- ment apporté. Le branle égal.) Il entend un petit trem- blement de tetins doucement repoussans le gorgerin. Cytherien.) Vénérien. En la façon que Jupiter est aise.) Hésiode dit [Theog. 36-37] que les Muses en chantant, et jouant du luth, recréent l'esprit de Jupiter : Tûvtj, Moutoidv :j.y/i')[i-J\'x, -il Ait Tcarcpt iuv >~'i: tlpiroufft [xévav v<îov a;.iv 'OXû|Jttrou. LIVRE DES AMOURS 127 CXVI Ceste beauté de mes yeux adorée, Qui me fait vivre entre mille trespas, Couploit mes chiens, et poursuyvoit mes pas, Ainsi qu'Adon, Cyprine la dorée : Quand une ronce en vain énamourée, Ainsi que moy, du vermeil de ses bras, En les baisant, luy fit couler à bas Une liqueur de pourpre colorée. La terre adonc, qui soigneuse receut Ce sang divin, fertilement conceut Pareille au sang une rouge fleurette. Et tout ainsi que d'Helene naquit La fleur qui d'elle un beau surnom aquit, Du nom Cassandre elle eut nom Cassandrette. MURET Ceste beauté.) Il raconte comment ainsi qu'il alloit chasser un cerf, sa dame, qui le suivoit, fut picquée d'une ronce : et que du sang qui sortit de son bras, fut soudainement engendrée une fleur, qui eut nom Cassan- drette. Ainsi qu'Adon.) Tout ainsi que Venus suivoit Adonis allant à la chasse. Il a dit Adon, pour Adonis, par syncope. Cyprine.) Venus. La dorée.) La belle. Ainsi l'appellent les Grecs /ojg?,, ou -oXj/o'jto^. Mim- nerme, [Poetae lyr. graeci, rec. Bergk, vol. II, p. 25] il; ouSIv p.ot xepirvov a.-.fj j£oo t?; eXirfSoi;. Mais au rebours elle est quelquefois dommageable à merveilles, repaissant les hommes d'un vain obget, et leur faisant entreprendre choses, desquelles ils ne sçau- roient venir à fin, par tel moyen les acheminant à une infinité de malheurs. Et c'est ce que dit Euripide [Suppl. 489-490] 'EXtt'î PpoxoTç xàxiffxov, r, -oAÀà; tcÔXek; Suvyj^' y.-'jj-jiy. 0Ufiov èiç utooôoXccç. Mais aux amoureux elle est le plus souvent nuisible, les entretenant tousjours en leur folie, et empeschant qu'ils ne se desempestrent du lien d'Amour. Et combien qu'elle semble aucunement soulager leur martyre, si est- ce au vray, qu'elle ne sert sinon à plus fort les tourmenter, faisant qu'ils sont jour et nuict béans après ce qu'ils ne peuvent obtenir : là où s'ils n'estoient ainsi alléchez par elle, le premier refus leur serviroit de guerison. Le Poëte donc cognoissant l'espérance estre nourrice de ses afflictions, la rejette et déteste, disant que Jupiter ne l'a laissée entre les hommes, sinon pour troubler leur félicité. Ce Sonet est prins en partie d'un de Bembo, qui commence, Speme, che gli occhi nostri veli, e fasci. Qui jusqu'au fond.) Métaphore de la tourmente, quand la mer de fond en comble est esmeuë. Et qui les yeux.) Qui voiles et bandes les yeux, et les cœurs d'une igno- rance, les asseurant de ce qui est incertain, leur per- 132 I. LIVRE DES AMOURS suadant de sçavoir ce qu'ils ignorent. Quand Jupiter.) Il suit pour ceste heure l'opinion de ceux qui disent que Jupiter couppa les parties honteuses à son père Saturne, entre lesquels est Fulgentius. Desrobant l'or.) Mettant fin au siècle d'or, lequel les Poètes disent avoir esté sous Saturne. Voy Ovide au premier des Métamorphoses. Couver le fond du Pandorin vaisseau.) J'ay ailleurs raconté la fable de Pandore [XXXII]. Hésiode dit [O., 96-98], que tout sortit du vaisseau, fors l'espérance, qui fut enfermée dedans Moûvr) 8'auxo8i IXmç iv àppi'tKioiai ôojjioiaiv ëvSov è ;jn;i.ve — :0o'j i>~ô vetXecriv, oùSè OJoaÇs iÇéiroj. Pour enfieller.) Pour rendre fie! le miel des hommes. C'est à dire pour mesler quelque amertume parmy les choses qui leur sont les plus agréables. cxx Iranc do raison, esclave de fureur, Je vay chassant une hère sauvage, Or' sur un mont, or' le long d'un rivage, Or' dans le bois de jeunesse et d'erreur. J'ay pour ma lesse un long trait de malheur, J'ay pour limier un violent courage : J'ay pour mes chiens, l'ardeur, le sang et l'âge, Et pour piqueurs, l'espoir et la douleur. Mais eux voyans, que plus elle est chassée, Plus elle fuit à la course eslancée, Quittent leur proye : et retournez vers moy, De ma chair propre osent bien se repaistre. C'est grand pitié (à mon dam je le voy) Quand les valets commandent à leur maistre. I. LIVRE DES AMOURS I33 MURET Franc de raison.) Il veut dire que les affections amou- reuses qui luy rongent perpétuellement le cœur, le con- duisent à la mort. Mais il traite cela par une fort gentille allégorie, comparant son amour à une chasse, et dit, que s'estant osté hors du joug de raison, pour s'assu- gettir à fureur, il poursuit une Fere sauvage, c'est à dire sa dame : ayant pour limier un violent courage, et les affections en lieu d'autres chiens. Mais que ces chiens voyans que la Fere ne veut aucunement fuir devant eux, ains leur fait teste, si bien qu'ils ne la peuvent accrocher, de despit se ruent contre leur maistre, et le dévorent. C'est une allusion à la fable d'Acteon, qui est recitée au troisiesme des Métamorphoses. Un long trait.) Un trait est la corde, avec laquelle on mené les limiers à la chasse. Mot de vénerie. L'ardeur, le sang et l'âge.) Ma- nière de parler assez usitée de noz Poètes, pour dire la jeune ardeur du sang : c'est la jeunesse. CXXI Le Ciel ne veut, Dame, que je jouysse De ce doux bien que dessert mon devoir : Aussi ne veux-je, et ne me plaist d'avoir Sinon du mal en vous faisant service. Puis qu'il vous plaist que pour vous je languisse, Je suis heureux, et ne puis recevoir Plus grand honneur, qu'en vous servant pouvoir Faire à voz yeux de mon cœur sacrifice. Donc si ma main, maugré-moy, quelquefois De l'amour chaste outrepasse les loix, Dans vostre sein cherchant ce qui m'embraise, 134 l- LIVRE DES AMOURS Punissez-la du foudre de voz yeux, Et la brûlez : car j'aime beaucoup mieux Vivre sans mains, que ma main vous desplaisc. MURET Le Ciel ne veut.) Il n'y a rien qui requière grande exposition. CXXII Bien que six ans soyent ja coulez arrière Depuis le jour qu'Amour avec son trait Au fond du cœur m'engrava le portrait D'une humble- fiere, et fiere-humble guerrière : Si suis- je heureux d'avoir veu la lumière En ces ans tards, où vit le beau portrait De sa beauté, qui mon esprit attrait Pour prendre au ciel une belle carrière. Le seul Avril de son jeune printemps Endore, emperle, enfrange nostre temps, Qui n'a cogneu les vertus de ma belle, Ny la splendeur, qui reluist en ses yeux. Seul je l'ay veuë : aussi je meurs pour elle, Et plus grand heur ne m'ont donné les cieux. MURET Bien que six ans.) Combien que par l'espace de six ans il ait esté en perpétuel martyre pour l'amour de sa dame : si est-ce qu'il se sent bien-heureux d'avoir eu la veuë d'une si excellente beauté, seul ornement de nostre aage. Il dit d'avantage, qu'il est seul qui l'a parfaitement veuë, ce qui luy a causé la mort : et que c'est le plus grand heur qu'il receut jamais. Humble- fiere.) Humble I. LIVRE DES AMOURS I35 en port et en maintien, mais fiere contre ses prières. D'avoir veu la lumière.) D'estre nay. En ces ans tards.) En ce dernier aage. Le seul Avril de son jeune printemps.) La seule beauté de sa jeunesse. Endore, emperle, enfrange.) Orne. Mots faits à l'imitation de Pétrarque. [Son. 160. 1 . 1604.] Seul je Vay veuê.) Il a dit devant, au Sonet [XCI] qui se commence, Si seulement, que ne luy, ne les autres ne l'avoient veuë : maintenant il dit qu'il l'a veuë, et que les autres n'ont sçeu la voir. Mais ceste inconstance, et telles petites contradictions sont familières aux amou- reux. CXXIII Si ce grand Dieu le père de la Lyre, Qui va bornant aux Indes son réveil, Ains qui d'un œil mal appris au sommeil, Deçà delà toutes choses remire, Lamente encor pour le bien où j'aspire, Ne suis-je heureux, puis que le trait pareil, Qui d'outre en outre entama le Soleil, Mon cœur entame à semblable martyre ? Certes mon mal contente mon plaisir, D'avoir osé pour compaignon choisir Un si grand Dieu : ainsi par la campaigne Le bœuf courbé dessous le joug pesant, Traine le fais plus léger et plaisant, Quand son travail d'un autre s'accompaigne. MURET Si ce grand Dieu.) J'ay dit devant, qu'Apollon fut amoureux de Cassandre. L'Autheur dit, qu'il s'estime heureux d'avoir un si grand Dieu pour compaignon d'a- mours, et que sa peine luy en semble beaucoup plus légère. 136 I. LIVRE DES AMOURS Si ce grand Dieu.) Apollon, le Soleil. Le père de la Lyre.) Horace [Od. I. x, 5-6] baille cest epithete à Mercure : Te canam, magni Jovis, et deorum Nunciam, curvacque lyrae parentem. Toutes choses remire. Voit Ainsi Orphée. [Hymn. VII, 1] CXXIIII Ce petit chien, qui ma maistresse suit, Et qui jappant ne recognoist personne, Et cest oiseau, qui ses plaintes resonne, Au mois d'Avril soupirant toute nuit : Et la barrière, où quand le chaud s'enfuit, Madame seule en pensant s'arraisonne, Et ce jardin, où son pouce moissonne Toutes les fleurs que Zephyre produit : Et ceste dance, où la flèche cruelle M'outre-perça, et la saison nouvelle Oui tous les ans rafraischist mes douleurs : Et son oeillade, et sa parolle sainte, Et dans le cœur sa grâce que j'ay peinte, Baignent mes yeux de deux ruisseaux de pleurs. MURET Ce petit chien.) Il nombre beaucoup de choses, des- quelles ou le regard, ou l'ouye, luy remettant en mes- moire le commencement de ses amours, le contraint à pleurer. Moissonne toutes les fleurs.) Amasse les rieurs. Zephyre.) Qui est un vent fort apte à la génération, à cause qu'il est chaud et humide. Justin dit, que quand ce vent souffle, les jumens en Espaigne conçoivent au seul hennissement des chevaux estans à l'autre rive. [Et la saison nouvelle.) Ainsi Pétrarque. Son. 80. 1. 1604.] I. LIVRE DES AMOURS 137 cxxv Du feu d'amour, impatient Roger (Pipé du fard de magique cautelle) Pour refroidir ta passion nouvelle, Tu vins au lict d'Alcine te loger. Opiniastre à ton feu soulager, Ore planant, ore nouant sus elle, Entre les bras d'une dame si belle, Tu sceus d'Amour et d'elle te vanger. En peu de temps le gracieux Zephyre, D'un vent heureux empoupant ton navire, Te fit surgir dans le port amoureux : Mais quand ma nef de s'aborder est preste, Tous jours plus loin quelque horrible tempeste La single en mer, tant je suis malheureux. MURET Du feu d'amour.) Il se plaint que sa fortune ne luy est aussi favorable en amours, comme elle fut à Roger, lequel dés le premier soir qu'il arriva au chasteau de la belle magicienne Alcine, obtint d'icelle ce que les amans souhaitent le plus. Pour entendre cecy, voy l'Arioste au septiesme chant. Empoupant ton navire.) Te conduisant à ton gré. Les vents qui empoupent le navire, c'est à dire, qui le frappent par le derrière (que les mariniers nomment la poupe) aydent merveilleuse- ment son cours, et sont appeliez par les Latins, Venti secundi, quod navem sequantur. De là est, que le vulgaire François dit celuy avoir vent en poupe, à qui ses affaires succèdent bien. Surgir.) C'est ce que les Latins disent, Appellere. La single.) La pousse. Mot de marine. 1^8 I. LIVRE DES AMOURS CXXVI Je te hay peuple, et j'en prens à tesmoin Le Loir, Gastine, et les rives de Braye, Et la Neuffaune, et la verte saulaye Que Sabut voit aboutir à son coin. Là quand tout seul je m'esgare bien loin, Amour qui parle avecq' moy, s'essaye Non de guarir, mais rengreger ma playe Par les déserts, qui augmentent mon soin. Là pas à pas, Dame, je remémore Ton front, ta bouche, et les grâces encore De tes beaux yeux trop fidèles archers : Puis figurant ta belle idole feinte Au clair d'une eau, je sanglote une pleinte, Qui fait gémir le plus dur des rochers. MURET Je te hay peuple.) Il dit, que les lieux fréquentez luy sont en haine, et qu'il n'aime que les lieux solitaires pour mieux à son aise penser aux bcautez de sa dame, et pour librement se complaindre et souspirer. Je te hay peuple.) Ainsi Horace, [Od. III, i, i]. Odi profanum vulgus et arceo Et Pétrarque, [Son. 221. 1. 1604] Cercato ho sempre solitaria vita (Le rive il sanno, e le campagne, e i boschi , 1 Per fuggir questi ingegni sordi, e loschi, Chc la strada del ciel hanno smarrita. Le Loir.) Rivière qui passe près de Vandome. Gas- tine.) Nom de forest. Braye.) Autre petite rivière / ./ Neuffaune.) Un bocage appartenant à la maison de I. LIVRE DES AMOURS 139 l'Autheur. Sabut.) Colline fertile en bons vins, dont le bas est tout revestu de saules. Voit aboutir.) C'est à dire, qui font le bout et le coin de ladite colline. CXXVII Non la chaleur de la terre qui fume Aux jours d'esté, luy crevassant le front : Non l'Avant-chien, qui tarit jusqu'au fond Les tiedes eaux, qu'ardant de soif il hume : Non ce flambeau qui tout ce monde allume D'un bluetter qui lentement se fond : Bref, ny l'esté, ny ses fiâmes ne font Ce chaut brazier qui mes veines consume. Voz chastes feux, esprits de voz beaux yeux, Voz doux esclairs qui rechaufent les cieux, De mon brazier eternizent la flame : Et soit Phcebus attelé pour marcher Devers le Cancre, ou bien devers l'Archer, Vostre œil me fait un esté dedans l'amc. MURET Non la chaleur.) Il dit que la chaleur qu'il sent en soy, ne procède d'autre part que des beaux yeux de sa dame. Crevassant le front.) Faisant des crevasses et petites ouvertures au front de la terre. L'Avant-chien.) C'est le nom d'un Astre, nommé par les Grecs irpoxi}wv, par Ciceron en la traduction d'Arat, Antecanis, mais en prose, Canicula : d'où sont dits les jours Caniculiers, qui sont les plus chauds, et les plus dangereux de toute l'année. Ce flambeau.) Le Soleil. D'un bluetter.) Bluettes sont petites estincelles que on voit quasi se fondre par l'ter, aux plus chauds jours de l'esté. Phoebus.) Le Soleil. Attelé.) Parce que les Poètes luy donnent un 140 I. LIVRE DES AMOURS chariot. Devers le Cancre.) Auquel le Soleil entre, selon Ptolemée, le 17. de Juin. Ou bien devers l'Archer.) Auquel il entre, le 18 de Novembre. CXXVIII Ny ce coral, qui double se compassé, Sur meinte perle un thesor d'Orient, Ny ces beaux lis, qu'Amour en suppliant Ose baiser, et jamais ne s'en lasse : Ny ce bel or qui frisé s'entrelasse En mille nouds crespez folastrement, Ny ces œillets égalez uniment Au blanc des lis encharmez dans sa face : Ny de ce front le beau ciel esclarcy, Ny le double arc de ce double sourcy, N'ont à la mort ma vie condemnée : Seuls les beaux yeux (où le certain Archer Pour me tuer sa flèche vint cacher) Devant le soir finissent ma journée. MURET Ny ce coral.) Toutes les autres beautez de sa dame ne l'esmeuvent point au pris des yeux. Ny ce coral.) Les lèvres. Sur meinte perle.) Il entend les dents. Ny ce bel or.) Le poil. Ny ces œillets.) Ceste vermeille blan- cheur de la face. Le certain Archer.) Amour. Devant le soir finissent ma journée.) Avancent ma mort. Imitation de Petrarqu". (XX IX Dy l'un des deux, sans tant nie déguiser Le peu d'amour que ton semblant me porte : LIVRE DES AMOURS I4I Je ne sçauroy, veu ma peine si forte, Tant lamenter, ne tant Petrarquiser. Si tu le veux, que sert de refuser Ce doux présent dont l'espoir me conforte ? Sinon, pourquoy d'une espérance morte Me nourris-tu pour tousjours m'abuser ? L'un de tes yeux dans les enfers me rue, L'autre plus doux, à l'envy s'esvertue De me remettre en paradis encor : Ainsi tes yeux pour causer mon renaistre, Et puis ma mort, sans cesse me font estre Or' un Pollux, et ores un Castor. MURET Dy l'un des deux.) Il prie quelqu'une (je ne puis penser que ce soit Cassanclre : car il ne parleroit pas si auda- cieusement à elle) de luy accorder rondement ce qu'il demande, ou de luy refuser tout à plat. Petrarquiser.) Faire de l'amoureux transi, comme Pétrarque. Or' un Pollux, et ores un Castor.) J'en ay raconté la fable ailleurs [XLIX1. cxxx L'an mil cinq cens avec quarante et six, En ses cheveux une dame cruelle, Autant cruelle en mon endroit que belle, Lia mon cœur, de ses cheveux surpris. Lors je pensoy, comme sot mal appris, Nay pour souffrir une peine éternelle, Que les crespons de leur blonde cautelle Deux ou trois jours sans plus me tiendroient pris. 142 I. LIVRE DES AMOURS L'an est passé, et l'autre commence ores, Où je me voy plus que devant encores Pris dans leurs reths : et quand par fois la mort Veut deslacer le lien de ma peine, Amour tousjours pour restreindre plus fort, Flatte mon cœur d'une espérance vaine. MURET L'an mil cinq cens.) L'argument est facile. Une telle description du temps est dans Pétrarque, [Son. 178. 1. 1604] Mille trecento ventisette a punto, Su l'hora prima, il di seslo d'Aprile, Nel Labirinto intrai, ne veggio, ond' esca. CXXXI A toy chaque an j'ordonne un sacrifice, Fidèle coin, où tremblant et poureux Je descouvry le travail langoureux Que j'enduroy, Dame, en vostre service. Un coin meilleur plus seur et plus propice A déclarer un forment amoureux, N'est point dans Cypre, ou dans les plus heureux Vergers de Gnide, Amathonte, ou d'Eryce. Eussay-je l'or d'un peuple ambitieux, Tu toucherois, nouveau temple, les deux Elabouré d'une despense grande : Puis bastissant à ma Nymphe un autel, Sur les pilliers de son nom immortel J'appenderoy mon ame pour offrande. I. LIVRE DES AMOURS I43 MURET A toy chaque an.) Il avoit trouvé sa dame en quelque coin à l'escart, où s 'enhardissant de luy descouvrir le torment auquel il estoit pour l'amour d'elle, fit tant, que pour ceste fois elle fut assez gracieuse envers luy. Parquoy il rend grâces à ce coin, disant, qu'il luy sacri- fiera tous les ans, et que s'il estoit suffisamment riche, il y edifieroit un tresmagnifique temple en l'honneur de sa dame. Cypre.) Isle sacrée à Venus. Gnide, Amathonte.) Villes aussi dédiées à Venus. Eryce.) Montaigne de Sicile, où estoit un beau temple de Venus. CXXXII Honneur de May, despouille du Printemps, Bouquet tissu de la main qui me donte, Dont les beautez aux fleurettes font honte, Faisant esclorre un Avril en tout temps : Non pas du nez, mais du cœur je te sens Et de l'esprit, que ton odeur surmonte, Et tellement de veine en veine monte, Que ta senteur embasme tous mes sens. Sus, baise moy tout ainsi que m'amie, Pren mes souspirs, pren mes pleurs je te prie, Qui serviront d'animer ta couleur : Et que ta fleur ne deviendra fanie, Les pleurs d'humeur, les souspirs de chaleur, Pour prendre un jour ta racine en ma vie. MURET [? BELLEAU] Honneur de May.) Il caresse un bouquet en ce Sonet, et l'aime tant, qu'il le veut faire coucher auprès de luy, 144 l- LIVRE DES AMOURS disant qu'il sent son odeur, non pas du nez, mais du cœur et de l'esprit. CXXXIII Si Ion vous dit qu'Argus est une fable, Ne le croyez bonne Postérité, Ce n'est pas feinte, ains une vérité, A mon malheur je la sens véritable. Un autre Argus en deux yeux redoutable, En corps humain non feint, non inventé, Espie, aguete, et garde la beauté Par qui je suis douteux et misérable. Quand par ses yeux Argus ne la tiendroit, Tousjours au col mignarde me pendroit, Je cognois bien sa gentille nature. Ha ! vray Argus, tant tu me fais gémir, A mon secours vienne un autre Mercure, Non pour ta mort, mais bien pour t 'endormir. MURET [? BELLEAU] Si Ion votes dit.) La fable d'Argus est si commune, qu'elle n'a besoin de longue interprétation. Voyez Ovide au 2. de la Métamorphose. Tiendroit.) Rendrait. Ce Sonet n'appartient en rien à Cassandre. CXXXIIII Je parangonne à ta jeune beauté, Qui tousjours dure en son printemps nouvelle, Ce mois d'Avril qui ses fleurs renouvelle En sa plus gaye et verte nouveauté. LIVRE DES AMOURS 145 Loin devant toy fuira la cruauté : Devant luy fuit la saison plus cruelle. Il est tout beau, ta face est toute belle : Ferme est son cours, ferme est ta loyauté. Il peint les champs de dix mille couleurs, Tu peins mes vers d'un long email de fleurs : D'un doux Zephyre il fait onder les plaines, Et toy mon cœur d'un souspir larmoyant : D'un beau crystal son front est rosoyant, Tu fais sortir de mes yeux deux fontaines. MURET Je parangonne.) C'est une comparaison du mois d'Avril à sa dame. Parangonner est égaler. Mot Italien. Ro- soyant.) Plein de rosée. cxxxv Douce beauté, meurdriere de ma vie, En lieu d'un cœur tu portes un rocher : Tu me fais vif languir et desecher Passionné d'une amoureuse envie. Le jeune sang qui d'aimer te convie, N'a peu de toy la froideur arracher, Farouche fïere, et qui n'as rien plus cher Que languir froide, et n'estre point servie. Appren à vivre, ô fiere en cruauté : Ne garde point à Pluton ta beauté, Le passetemps en aimant il faut prendre. Par le plaisir faut tromper le trespas : Car aussi bien quand nous serons là bas, Sans plus aimer, nous ne serons que cendre. Ronsard. — Les Amours, t. I. 10 I4Ô I. LIVRE DES AMOURS MURET [?] Douce beauté, meurdricre de ma vie.) Il reprend sa maistresse, qui bien qu'elle fust jeune, n'avoit le sang eschauffé d'amour. Puis il la conseille de n'attendre à se donner plaisir après la mort : pource que lors nous ne sentons rien, et ne sommes que cendre et poudre. La fin de ce Sonet est prins d'un Epigramme Grec. CXXXVI Ce ne sont qu'haims, qu'amorces et qu'apas De son bel œil qui m'allèche en sa nasse, Soit qu'elle rie, ou soit qu'elle compassé Au son du luth le nombre de ses pas. Une minuit tant de flambeaux n'a pas, Ny tant de sable en Eurypc ne passe, Que de beautez embellissent sa grâce, Pour qui j'endure un millier de trespas. Mais le torment qui moissonne ma vie, Est si plaisant, que je n'ay point envie De m'esloigner de sa douce langueur : Ains face Amour, que mort encorcs j'aye L'aigre douceur de l'amoureuse playe, Que vif je garde au rocher de mon cœur. MURET Ce ne sont qu'haims.) Il dit, quoy que sa dame face, qu'il se sent perpétuellement attiré par la beauté de son œil. Dit d'avantage que les infinies beautez d'icelle luy font souffrir un torment égal à mille morts : mais que ce torment luy est si doux, qu'il désire en avoir le sentiment encor après sa mort. Tant de flambeaux.) D'estoiles. En Eurype.) Eurype est un destroit de mer, I. LIVRE DES AMOURS 147 entre Aulide et l'isle Eubœe, flottant et reflottant ordi- nairement par sept fois en vingt et quatre heures. CXXXVII Œil dont l'csclair mes tempestes essuyé, Sourcil, mais ciel de mon cœur gouverneur, Front estoilé, Trofée à mon Seigneur, Où son carquois et son arc il estuye : Gorge de marbre où la beauté s'appuye, Menton d'albastre, où je voy mon bon heur, Tetin d'ivoire où se loge l'honneur, Sein dont l'espoir mes travaux désennuyé : Vous avez tant apasté mon désir, Que pour soûler ma faim et mon plaisir, Cent fois le jour il fault que je vous voye : Comme un oiseau, qui ne peut séjourner, Sans sur les bords poissonneux retourner, Et revirer, pour y trouver sa proye. MURET Œil dont l'esclair.) Il se dit estre tellement apasté des beautez de sa dame, qu'il ne peut estre nuict ne jour sans les voir. Trofée.) Voy ce que j'ay dit sur le Sonet [LU II] qui se commence O doux parler. Comme un oiseau.) Comparaison prinse de Bembo. [Son. 70. Caro sguardo tout à la fin. 1604.] CXXXVIII Hausse ton vol, et d'une aile bien ample, Forçant des vents l'audace et le pouvoir, 148 I. LIVRE DES AMOURS Fay, Denisot, tes plumes émouvoir Jusques au ciel où les dieux ont leur temple. Là, d'œil d'Argus, leurs deitez contemple, Contemple aussi leur grâce et leur sçavoir, Et pour ma dame au parfait concevoir, Sur les plus beaux fantastique un exemple. Choisis après le teint de mille fleurs, Et les destrampe au crystal de mes pleurs, Que tièdement hors de mon chef je rue : Puis attachant ton esprit et tes yeux Droit au patron desrobé sur les dieux, Pein, Denisot, la beauté qui me tuë. MURET Hausse ton vol.) Il escrit à Nicolas Denisot, duquel j'ay parlé ailleurs, et le prie, que pour peindre divine- ment la parfaite beauté de Cassandre, il vole jusques au Ciel, et là, soigneusement contemplant la beauté des dieux, il fantastique, c'est à dire il imagine en son esprit, un exemple de parfaite beauté. Apres, qu'il brasse en- semble le teint de toutes les plus belles fleurs qui soient : et puis les destrempe avec les argentines larmes, qui coulent de ses yeux perpétuellement. Et que, ayant ainsi uppresté son patron, et ses couleurs, il se mette à peindre, avecques toute la plus grande diligence qu'il luy sera possible. D'œil d'Argus.) On dit qu'Argus avoit cent yeux, desquels il y en avoit tousjours quatre vingts et dixhuict qui veilloient. Voy le premier des Métamor- phoses. Fantastique.) Feins à ta fantasic un portrait sur les plus belles deitez des Dieux. Fantastique, est icy verbe, comme souvent Folastre est verbe en notre Autheur. LIVRE DES AMOURS I49 CXXXIX Ville de Blois, naissance de ma dame, Séjour des Roys et de ma volonté, Où jeune d'ans d'Amour je fus donté Par un œil brun qui m'outre-perça l'ame : Chez toy je pris ceste première flame, Chez toy je vy ceste unique beauté, Chez toy je vy la douce cruauté, Dont le beau trait la franchise m'entame. Habite Amour en ta ville à jamais, Et son carquois, ses lampes, et ses trais Pendent en toy, le temple de sa gloire : Puisse tousjours tes murailles couver Dessous son aile, et nud tousjours laver Son chef crespu dans les flots de ton Loire. MURET Ville de Blois.) On peut conjecturer par ce Sonet, que sa dame est de Blois : à l'occasion dequoy il loue la ville, et souhaite qu'Amour y face perpétuellement sa résidence. Séjour des Rois.) Parce que les Rois de France, en leur petit aage, y sont communément nourris, et pour la bonne et plaisante situation du lieu y demeurent volontiers. Loire.) Rivière passant par Blois. CXL Heureuse fut l'estoile fortunée, Qui d'un bon œil ma maistresse apperceut : Heureux le Bers, et la main qui la sceut Emmailloter, le jour qu'elle fut née. 150 I. LIVRE DES AMOURS Heureuse fut la mammelle ordonnée, De qui le laict premier elle receut : Et bien-heureux le ventre qui conceut Telle beauté de tant de dons ornée. Heureux parens qui eustes cet honneur De la voir naistre un astre de bon-heur ! Heureux les murs, naissance de la belle ! Heureux le fils dont grosse elle sera, Mais plus heureux celuy qui la fera Et femme et mère, en lieu d'une pucelle. MURET Heureuse fut.) L'argument est bien aisé. Bers.) Ber- ceau, mot Vandomois. Heureux les murs.) Blois. Mais plus heureux.) Semblable déduction de propos est en ce que dit Salmacis à Hermafrodite, au quatriesme des .Métamorphoses, [320-326] Puer ô dignissime credi Esse deus, seu tu deus es (potes esse Cupido) Sive es mortalis, qui te genuere beati, Et mater felix, et fortunata profectu Si qua tibi soror est, et quae dédit ubera nutrix, Sed longé cunctis, longéque beatior Ma est, Si qua tibi sponsa est, si quant dignabere taeda. [Ovide a traduit ces vers d'Homère en son Odyssée, faisant parler Ulysse à Nasicaa. 1604.] CXLI L'astre ascendant, sous qui je pris naissance, De son regard ne maistrisoit les cieux : Quand je nasquis, il estoii dans tes yeux, Futurs tyrans de mon obéissance. I. LIVRE DES AMOURS J 5 1 Mon tout, mon bien, mon heur, ma cognoissance, Vint de ton œil : car pour nous lier mieux, Tant nous unit son feu presagicux, Que de nous deux il ne fit qu'une essence. En toy je suis, et tu es seule en moy : En moy tu vis, et je vis dedans toy, Tant nostre amour est parfaitement ronde. Ne vivre en toy ce seroit mon trespas. La Pyralide en ce poinct ne vit pas, Perdant sa flame, et le Daufin son onde. MURET L'Astre ascendant.) Les Astrologues et Judiciaires prennent soigneusement garde à l'Astre ascendant d'un chacun, c'est à dire, à l'Astre, qui du costé de l'Orient, monte sur l'horizon, lors que celuy, duquel ils enquierent le destin, vient à naistre. Car ils tiennent, que de cest Astre dépend principalement l'heur ou le malheur de la personne : tellement qu'ils le nomment seigneur de la nativité. Nostre Auteur dit que son Astre ascendant, lors qu'il nasquit, estoit dans les yeux de Cassandre, et que tout ce qui est en luy, dépend des yeux, et non de l'Astre. On pourroit demander, comment l'Astre pouvoit estre dans l'œil de Cassandre, lors qu'il nasquit, veu qu'elle n'estoit pas encores née. Mais il faut entendre, que selon la fiction du Poëte, elle avoit esté long temps aux cieux, plustost qu'elle nasquit : comme j'ay touché sur le Sonet [II], qui se commence, Nature ornant. Son feu presagieux.) Presagir est sentir les choses futures devant qu'elles adviennent. De ce verbe est dérivé le nom Presagieux. La Pyralide.) Pyralides sont petites bestes volantes, qui ont quatre pieds, et se treuvent en l'Isle de Cypre, ayans telle nature, que elles vivent dans le feu, et meurent dès qu'elles s'en esloignent un peu trop. Auteur Pline en l'unziesme livre. Et le Daufin 152 I. LIVRE DES AMOURS son onde). Les Daufins meurent, dès qu'ils touchent la terre. Pline au neufiesme livre. CXLII De ton beau poil en tresses noircissant Amour ourdit de son arc la ficelle : Il fit son feu de ta vive estincelle, Il fit son traict de ton œil meurtrissant. Son premier coup me rendoit périssant : Mais son second de la mort me rappelle, Qui mon ulcère en santé renouvelle, Et par son coup, le coup va guarissant. Ainsi jadis sur la poudre Troyenne, Du soudart Grec la hache Pelienne Du Mysien mit la douleur à fin : Ainsi le trait que ton bel œil me rué-, D'un mesme coup me guarist et me tuë, Hé, quelle Parque a filé mon destin ! MURET De Ion beau poil.) Il dit qu'Amour le voulant navrer, encorda son arc du poil de sa dame, et des yeux d'icelle luy getta deux sagettes, desquelles la première le blessa, la seconde le reguerist. A l'occasion dequoy il compare l'œil de sa dame à la hache d'Achille, de laquelle nous parlerons après. Ainsi jadis sur la poudre Troyenne.) Les Grecs allans vers Troye, après qu'ils furent partis du port d'Aulide, duquel j'ay parlé ailleurs, ou par erreur, ou par la force des vents, furent conduits vers le pays de Mysie, où regnoit pour lors Telephe hls d'Her- cule. Ainsi comme ils vouloient prendre terre, les gens du pays se présentèrent h eux, et les repoussèrent moult rudement, si bien qu'il y eut grande tuerie d'une part et I. LIVRE DES AMOURS 153 d'autre. Si firent tant les Grecs toutefois, qu'en fin ils gaignerent le port : et lors commencèrent à s'entrecha- mailler encores plus fort que devant. Le Roy mesme y vint en personne, accompagné d'un sien frère, qui après plusieurs beaux faicts d'armes, fut tué par Ajax. Le Roy voulant venger la mort de son frère sur quelqu'un des ennemis (ne luy chaloit lequel, pourveu que ce fust quelqu'un des principaux de l'ost) se print à poursuyvre Ulysse, et le meit en fuite : mais ainsi qu'il couroit après, Bacchus voulant rendre la pareille à Agamemnon, qui luy avoit peu de jours devant fait un tresbeau sacri- fice, fit soudain naistre un sep de vigne devant les pieds de Telephe, qui le fit cheoir. Estant cheu, Achille luy donna un grand coup de hache en la cuisse gauche. Ce que nostre Auteur mesmes a touché dans les Bacchanales, disant ainsi, Teleph' sentit en la sorte La main forte Du Grec qui le combatit, Quand au milieu de la guerre, Contre terre Un sep tortu l'abatit. Le conflit dura jusqu'à ce que la nuict contraignit chacun de se retirer. Le lendemain furent envoyez ambassades de tous costez, pour obtenir quelques trefves, durant lesquelles on peust ensevelir les morts : ce qui fut accordé. Ce temps pendant, quelques capitaines Grecs parens prochains de Telephe, s'en vindrent vers luy, et s'estans faits cognoistre, luy remonstrerent, que ses gens avoient eu tort de si durement recevoir les Grecs, qui ne venoient là en intention de les offenser, ains seulement pour aller vers Troye, vanger le ravisse- ment d'Helene. Telephe respond qu'eux mesmes en estoient à reprendre, et que s'ils luy eussent envoyé ambassades pour l'advertir qui ils estoient, et quelle estoit l'occasion de leur entreprise, il fust venu au devant d'eux amiablement les recueillir. Apres plusieurs propos, Telephe fit crier à ses gens, que nu) ne fust plus si hardy 154 !• LIVRE DES AMOURS d'empescher les Grecs, ains qu'on les laissast prendre terre à leur plaisir. Parquoy la plus part des capitaines Grecs sortis de leurs nauz, vindrent trouver le Roy en son palais, et luy amenèrent deux excellens maistres, Machaon, et Podalyre filz d'Aesculape pour donner ordre à sa playe. Le Roy leur fit de tresbeaux presens, et les festoya tresbien par l'espace de quelques jours : après lesquels, voyans la mer bonasse, et le temps propice à naviguer, prenans congé de luy, reprindrent leur route. Huict ans après, Telephe ne pouvant trouver aucun remède à sa playe, receut un oracle, qu'il falloit que celuy mesme qui l'avoit blessé, le reguerist. Parquoy venant vers Achille, en peu de jours, par le moyen d'iceluy receut entière guerison. Ainsi le racontent en partie Dictys dans le second livre de la guerre de Troye, en partie le commentaire de Lycofron. Ovide, [De remédia Amoris, 47] Vulnus Achillaeo quae quondam feccrat hosti, Vulneris auxilium Pelias hasta tulit. Les uns disent, que pour le reguerir, il ne fit que le refrapper de la mesme hache au mesme endroit. Pline dit qu'il y appliqua de la rouille de sa hache, laquelle a vertu de lier, sécher, et restraindre. Claudian [XXXIX, 46] dit, qu'il y appliqua quelques herbes. Sanus Achillaeis remeavif Telephus herbis. La hache Pelienne.) Thessalicnne. Pelion, moniaigne de Thessalie. CXLIII Ce ris plus dous que l'œuvre d'une abeille, 1 1 doubles liz freschement argentez, Ces diamans à double ranc plantez 1 )ans le coral de sa bouche vermeille : Ce dous parler qui les âmes resveille, Ce chant qui tient mes soucis enchantez, I. LIVRE DES AMOURS 155 Et ces deux cieux sur deux astres entez, De ma déesse annoncent la merveille. Du beau jardin de son jeune printemps Naist un parfum, qui le ciel en tous temps Embasmeroit de ses douces haleines : Et de là sort le charme d'une voix, Qui tous ravis fait sauteler les bois, Planer les monts, et montaigner les plaines. MURET Ce ris plus dous.) Il raconte les merveilleux effets de la beauté de sa dame. Que l'œuvre d'une abeille.) Que miel. Ainsi Nicandre, -fj-.ï S'è'pYa StaOp'JiTwOio [i&kiaar^. Et en un autre lieu. [Alex. 567] s^t'.vy, xï v.'ï leciâ --y-j. fxeXîffff/,?. Ces doubles Hz.) Les dents. Ces diamans.) Il entend encore les dents. Et ces deux cieux.) Deux sourcils. Les sourcils sont voûtez comme les cieux. Sur deux astres.) Sur deux yeux. Le charme d'une voix.) Une voix si douce, qu'elle esmeut mesme les choses insensibles. Planer.) Se convertir en plaines. C'est ce que les Latins disent, Subsidere. Montaigner.) S'eslever comme montaignes. Mot nouveau. CXLIIII J'iray tousjours et resvant et songeant En ceste prée où je vy l'angelette, Oui d'espérance et de crainte m'allaitte, Et dans ses yeux mes destins va logeant. Quel fil de soye en tresses s'allongeant Frappoit ce jour sa gorge nouvellette ? 156 I. LIVRE DES AMOURS De quelle rose, et de quelle fleurette Sa face alloit, comme Iris, se changeant ? Ce n'estoit point une mortelle femme Que je vy lors, ny de mortelle dame Elle n'avoit ny le front ny les yeux. Donques, raison, ce ne fut chose estrange Si je fu pris : c'estoit vrayment un Ange, Qui pour nous prendre estoit venu des cieux. MURET J'iray tousjours.) Il est aisé de soy. L'an gelé tte.) Ainsi est souvent nommée madame Laure par Pétrarque. Iris.) L'Arc-en-ciel, qui s'apparoist de beaucoup de couleurs. CXLV J'avois l'esprit tout morne et tout pesant, Quand je receu du lieu qui me tourmente, La pomme d'or comme moy jaunissante Du mesme mal qui nous est si plaisant. Les Pommes sont de l'Amour le présent : Tu le sçais bien, ô guerrière Athalante, Et Cydipé qui encor se lamente De l'escrii d'or, qui luy fut si cuisant. Les Pommes sont de l'Amour le vray signe. Heureux celuy qui de la pomme est digne ! Tousjours Venus a des pommes en son sein, [sic] Depuis Adam désireux nous en sommes : Tousjours La Grâce en a dedans sa main : Et bref l'Amour n'est qu'un beau jeu de pommes. I. LIVRE DES AMOURS l57 MURET [lire BELLEAU] J'avois l'esprit.) La Pomme d'or, l'Orange, toute sortes de pommes, et principalement les Oranges, sont dédiées à la Volupté, aux Grâces et à l'Amour. Voyez Philostrate de Imaginibus, et Pierius en ses Hiérogly- phiques : et le vray signe et symbole de Venus et d'Amour est la pomme, qui signifie volupté. Athalante.) Voyez la Métamorphose d'Ovide. Cydipé.) Voyez l'epistre d'Ovide, Cydipe Acontio. De l'escrit d'or.) Des lettres escrites en la pomme d'or. Un beau jeu de pommes.) Tout ce qui est le plus délicat et mignard en l'amour, tire sur la forme ronde, la teste, les yeux et les joues vermeilles et rondes, que les Latins appellent Malas, quasi Mala, lequel mot vient des Grecs : les tetins, l'enflure du ventre, les genoux, le rond des cuisses, et autres belles parties de la femme. CXLVI Tout effroyé je cherche une fonteine Pour expier un horrible songer, Qui toute nuict ne m'a fait que ronger L'ame effroyée au travail de ma peine. Il me sembloit que ma douce-inhumaine Crioit, Amy sauve moy du danger, A toute force un larron estranger Par les forests prisonnière m'emmeine. Lors en sursaut, où me guidoit la vois, Le fer au poing je brossay dans le bois : Mais en courant après la dérobée, Du larron mesme assaillir me suis veu, Qui me perçant le cœur de mon espée, M'a fait tomber dans un torrent de feu. I58 I. LIVRE DES AMOURS MURET Tout effroyê.) Il raconte un songe sien, qui le mit en merveilleuse frayeur. Une fonteinc.) Les anciens, quand ils avoient veu par nuict quelque mauvais songe, sou- loient au matin s'en expier, c'est à dire purger, et net- toyer, se lavans dans quelque fonteine, ou dans la mer : comme fait Circe au quatriesme d'Apolloine : è'vOa 8s xîpxTjv euoov âA'.'; voxtSeaai xapr, litiçaiSD'JVOuaav Toïov vào vuYÎouriv 6vstpaffiv èiruoiTrjTO. Je brossay.) Brosser est courir à travers les bois, sans regarder à rien qui puisse empescher le cours du cheval. Mot de vénerie. - — [Un tel songe est dans Marulle. lib. 4 Epigramm. 1604.] CHANSON Ma dame, je n'eusse pensé, Opiniastre en ma langueur, Que ton cœur m'eust recompensé D'une si cruelle rigueur, Et qu'en lieu de me secourir Tes beaux yeux m'eussent fait mourir. Si prévoyant j'eusse apperecu, Quand je te vy premièrement, Le mal que j'ay depuis receu Pour aimer trop loyalement, Mon cœur qui franc avoit vescu, N'eust pas esté si tost veincu. Tu me lis promettre à tes yeux Qui seul/, me vindrent décevoir, De me donner encore mieux Que mon cœur n'esperoit avoir : I. LIVRE DES AMOURS 159 Puis comme jalous de mon bien Ont transformé mon aise en rien. Si tost que je vy leur beauté, Amour me força d'un désir D'assujettir ma loyauté Sous l'empire de leur plaisir, Et décocha de leur regard Contre mon cœur le premier dard. Ce fut, Dame, ton bel accueil, Qui pour me faire bien-heureux, M'ouvrit par la clef de ton œil Le paradis des Amoureux, Et fait esclave en si beau lieu, D'un homme je devins un Dieu. Si bien que n'estant plus à moy, Mais à l'œil qui m'avoit blessé, Mon cœur en gage de ma foy A luy mon maistre j'ay laissé, Où serf si doucement il est Qu'autre liberté luy desplaist. Et bien qu'il souffre jours et nuis Mainte amoureuse adversité, Le plus cruel de ses ennuis Luy semble une félicité, Et ne sçauroit jamais vouloir Qu'un autre œil le face douloir. Un grand rocher qui a le doz Et les pieds tousjours outragez, Ores des vents, ores des flots Contre les rives enragez, N'est point si ferme que mon cœur Sous l'orage de ta rigueur. l6o I. LIVRE DES AMOURS Car luy de plus en plus aimant Les beaux yeux qui l'ont en-rheté, Semble du tout au Diamant, Oui pour garder sa fermeté, Se rompt plustost sous le marteau, Que se voir tailler de nouveau. Ainsi ne l'or qui peut tenter, Ny grâce, beauté, ny maintien Ne sçauroient dans mon cœur enter Un autre portrait que le tien, Et plustost il mourroit d'ennuy, Que d'en souffrir un autre en luy. Il ne faut donc pour empeschir Qu'une autre dame en ait sa part, L'environner d'un grand rocher, Ou d'une fosse, ou d'un rempart : Amour te l'a si bien conquis, Que plus il ne peut estre acquis. Chanson, les estoiles seront La nuict sans les cieux allumer, Et plustost les vents cesseront De tempester dessus la mer, Que de ses yeux la cruauté Puisse amoindrir ma loyauté. MURET Madame, ie n'eusse pense.) Il se plaint de la cruauté de sa dame, et des yeux qui furent cause de sa prise : asseurant toutefois, quoy qu'elle face, qu'il sera constant jusqu'à la mort. Grande partie de ceste chanson est tirée d'une Ici lie de Bradamant, qui est au quarante- quatriesme chanl de l'Arioste. En-rethé.) En-rether, prendre et mettre dedans les retli/. LIVRE DES AMOURS l6l CXLVII Un voile obscur par l'horizon espars Troubloit le ciel d'une humeur survenue, Et l'aer crevé, d'une gresle menue Frappoit à bonds les champs de toutes pars : Desja Vulcan de ses borgnes soudars Hastoit les mains à la forge cognue, Et Jupiter dans le creux d'une nue Armoit sa main de l'esclair de ses dars : Quand ma Nymphette en simple verdugade Cueillant les fleurs, des raiz de son œillade Essuya l'aer gresleux et pluvieux : Des vents sortis remprisonna les tropes, Et fit cesser les marteaux des Cyclopes, Et de Jupin rasséréna les yeux. MURET Un voile obscur.) Sa dame estant allée par passe temps cueillir des fleurs, le temps se changea tellement, qu'il se print à venter, gresler, pleuvoir, tonner, esclairer tout ensemble. Elle voyant cela, ne fit que simplement donner une gracieuse œillade vers le ciel, par la vertu de laquelle le tout fut incontinent appaisé. Frappoit à bonds.) Bondissoit sur la terre. Virgile, [Georg. I, 449] crepitans salit horrida grande. Desia Vulcan.) Le feuvre des Dieux. De ses borgnes soudars.) Des Cyclopes, qui n'ont tous qu'un œil au front, et forgent les foudres à Jupiter. Voy l'Ode des peintures contenues en un tableau, qui est au second livre. Et Jupiter.) Ainsi Virgile, [Georg. I, 328-329] Ipse pater média nimborum in nocte, corusca Fulmina molitur dextra. Ronsard. — Les Amours, t. I. ti IÔ2 I. LIVRE DES AMOURS Des vents sortis rcmprisonna les tropes.) Les fit rentrer dans les cavernes d'Aeolus. Et de Jupin.) De Jupiter. Mot François ancien. — [Le tout est moulé sur le trente- troisiesme et trentequatriesme Sonnet de la première partie de Pétrarque. 1604.] CXLVIII En autre lieu les deux flambeaux de celle Qui m'esclairoit, sont allez faire jour, Voire un mydi, qui d'un ferme séjour Sans voir la nuict dans les cœurs estinceUe. Hé ! que ne sont et d'une et d'une autre aele Mes deux costez emplumez à l'entour ? Haut par le ciel sous l'escorte d'Amour Je voleroy comme un Cygne auprès d'elle. De ses beaux raiz ayant percé le flanc, J'empourpreroy mes plumes en mon sang, Pour tesmoigner la peine que j'endure : Et suis certain que ma triste langueur Pourroit fléchir non seulement son cœur De mes souspirs, mais une roche dure. MURET lin autre lieu.) Absent de sa dame, il souhaite pouvoir devenir Cygne, disant qu'il s'en voleroit vers elle, et se presenteroit droit devant ses yeux, afin que les sagettes qui en sortiroient, luy perçassent le flanc, et qu'estant ainsi pincé, il peindroit dans son sang tout son plumage, pour luy faire entendre la peine qu'il souffre, si bien qu'il espereroit l'esmouvoir à pitié, ores qu'elle fust aussi rude qu'un rocher. LIVRE DES AMOURS 163 CXLIX Si tu ne veux les astres dépiter, Escoute moy, ne mets point en arrière L'humble soupir, enfant de la prière : La prière est fille de Jupiter. Quiconque veut la prière éviter, Jamais n'achevé une jeunesse entière, Et voit tousjours de son audace fiere Jusqu'aux enfers l'orgueil précipiter. Pource, orgueilleuse, eschape cet orage, Dedans mes pleurs attrempe ton courage, Sois pitoyable et guaris ma langueur : Tousjours le ciel, tousjours l'eau n'est venteuse, Tousjours ne doit ta beauté dépiteuse Contre ma playe endurcir sa rigueur. MURET Si tu ne veux.) Ce Sonet est presque pris d'une oraison de Foenix, qui est en Homère au neufiesme de l'Iliade, là où il dit, que les prières sont filles de Jupiter, et qui les reçoit aimablement, elles luy rendent le plaisir après, quand l'occasion s'y offre, mais quand quelqu'un les regette orgueilleusement, elles s'en vont complaindre à leur père, et font tant qu'il leur donne pour compagne, Ate, qui est Déesse de dommage, afin de punir celuy qui les a regettées. Tousjours le ciel.) Tel est le commen- cement d'une Ode à Saingelais. CL En ce printemps qu'entre mes bras n'arrive Celle qui tient ma playe en sa verdeur, 164 I. LIVRE DES AMOURS Et ma pensée en oisive langueur, Sur le tapis de ceste herbeuse rive ? Et que n'est-elle une Nymphe native De ce bois verd ? par l'ombreuse froideur, Nouveau Sylvain, j'alenterois l'ardeur Du feu qui m'ard d'une flamc trop vive. Et pourquoy, cieux ! l'arrest de vos destins Ne m'a fait naistre un de ces Paladins, Qui seuls portoient en crope les pucelles ? Et qui tastant, baisant, et devisant, Loin de l'envie, et loin du mesdisant, Par les forests vivoient avecques elles ? MURET En ce printemps.) L'argument est facile. En oisive langueur.) En amour. Amour est passion, qui naist d'oisiveté. Ovide, [De Rem. Amoris, 139] Otia si tollas, periere Cupidinis arcus. Nouveau Sylvain.) C'est à dire, je me ferois un nou- veau Sylvain, à fin d'alentcr et appaiser avec elle l'ardeur de mon amour. Sylvains sont les dieux des forests. Un de ces Paladins.) Un de ces vieux chevaliers errans de la Table ronde. CLI Que toute chose en ce monde se mue, Soit désormais Amour soulé de pleurs, Des chesnes durs puissent naistre les fleurs, Au choc des vents l'eau ne soit plus émue : Le miel d'un roc contre nature sue, Soient du printemps semblables les couleurs, I. LIVRE DES AMOURS 165 L'esté soit froid, l'hyver plein de chaleurs, Pleine de vents ne s'enfle plus la nue : Tout soit changé, puis que le neud si fort Qui m'estraignoit, et que la seule mort Devoit trancher, elle a voulu desfaire. Pourquoy d'Amour mespriscs-tu la loy ? Pourquoy fais-tu ce qui ne se peut faire ? Pourquoy rompts-tu si faussement ta foy ? MURET Que toute chose.) Il désire que toutes choses impos- sibles, et contre nature se facent : parce que quelqu'une luy a rompu la foy, ce qu'auparavant il eust estimé du tout impossible. Il est certain, que ce Sonet n'appar- tient en rien à Cassandre. Soit désormais Amour soulé de pleurs.) Ce que Virgile dit estre impossible. [Bucol. X, 29-30] Nec lachrymis crudelis Amor, nec gramina rivis, Nec cythiso saturantur apes, nec fronde capellae. Une sentence semblable à celle de ce Sonet est dans Virgile en l'Eclogue huictiesme, [52-53] Nunc et oves ultro fugiat lupus, aurea dura Mala ferant querquus, Narc'sso floreat alnus. Et ce qui suit après. C'est une imitation de Théocrite en sa première Eclogue [132-134], en laquelle il dit ainsi, Nûv "ce ;jùv cpopsoixe (3!>a